Écouter le culte :
En route ! En chemin ! Il faut sortir, il faut bouger : sortir de ce qui nous enferme, bouger et remuer hors de nos tombeaux !
Le Christ, le Ressuscité est sorti, il bouge et il remue tout ce qui nous enferme et nous tue. Jésus bouge sans arrêt, il est en route, ce matin comme hier, c'est lui qui fait la démarche. C'est lui qui marche vers nous, où que nous soyons, dans quelque cage de confinement que nous soyons.
Et nous aussi, Jean-Marc, notre chien Belle et moi, nous nous sommes mis en chemin vers vous. On nous dit souvent, et avec encore plus de curiosité ces temps de pandémie: « Vous êtes où ? » « Vous restez chez vous et vous faites du télétravail ? » « Ah non ! Vous sortez quand même ! » « Vous êtes là ? À une heure pareille ? »
Comme nous, deux hommes se mettent en chemin. Ils sont en route vers un village du nom d'Emmaüs, et comme nous ce matin, en route vers Rolle, ils parlent entre eux, ils parlent en marchant. Mais ces deux hommes sont tristes, préoccupés, ils ruminent les évènements traumatisants qu'ils viennent de vivre : la mort de leur Seigneur, la mort de leur plus précieux ami, Jésus qui a été crucifié. Ils avancent sur le chemin, mais c'est comme si leur discussion les empêchait d'aller de l'avant, comme s'ils tournaient le dos à l'avenir.
Le deuil, la tristesse, même celle des disciples de Jésus, est un regard vers le passé, un temps d'arrêt du présent, et comme un oubli de l'avenir. Nous accompagner les uns les autres dans ces moments-là, nous rejoindre en chemin et nous soutenir, c'est bien ce qui se passe aussi pour nous, à la Pastorale de la Rue, où à la place des cailloux du chemin, ce sont chaque jour les maladies, les deuils, les angoisses, la colère et surtout la solitude face à tout ce qui accable.
Et ce sont des téléphones – que l'on recharge régulièrement pour rester en lien, surtout maintenant qu'on est encore plus séparé – et nos compagnons de la rue nous racontent leur peur, le silence et l'absence ou bien la présence de l'autre, à côté de soi, qu'on ne supportait déjà pas avant... alors maintenant...
« De quoi parlez-vous ensemble ? », demande l'inconnu qui s'est joint aux deux disciples en cours de route. Eh bien du moral qui n'est pas bon. Des disputes, et puis « il... ou elle..., je ne le/la supporte plus... ! » Consoler, rassurer, donner des petits trucs pour se supporter et rire, faire rire, au téléphone.
Un inconnu s'est aussi mis à discuter avec eux, en marchant avec eux, des événements du passé, de ce qui les a marqués, de leurs espoirs et de leurs déceptions. Ce mystérieux compagnon de route qui est au courant de rien du tout, les deux hommes ne le reconnaissent pas, ils sont « bouchés », ils n'ont pas le regard qui leur permettrait de voir, ils n'ont que le regard sur tout ce qui ne va pas pour eux, toute la connerie de l'actualité : ce Jésus dont ils attendaient tant, en qui ils croyaient tant, qui leur promettait sa présence toujours et qui maintenant est mort et les laisse comme ça, abandonnés ! Faudrait savoir !
Ils en reparlent encore avec ce type inconnu auquel il fait bon raconter tout ça, cet inconnu qui n'y connaît rien mais qui sait si bien les écouter en marchant avec eux. Or, ils arrivent au village, les deux hommes s'apprêtent à entrer dans l'auberge, parce que ça permet de mieux supporter la vie, la solitude de la vie et tous ses points d'interrogation.
À l'accueil de la Pastorale de la Rue aussi on se réconforte, on discute, on se réjouit d'être ensemble, simplement, même s'il y a des inconnus. C'est le refuge au cœur d'un monde trop pressé, indifférent et froid, comme ce refuge à Emmaüs, où on se sent en sécurité, en bonne compagnie. Où on a l'impression de mettre un moment son cœur à la maison.
Comme notre lieu d'accueil est fermé ces temps de confinement, on se retrouve dehors, sur la place. Un compagnon s'écriait l'autre jour : « Vous êtes là, ça fait du bien de vous voir, même avec la fameuse distance ! Le télétravail pour un pasteur de rue, ça le fait pas, hein ! Ça fait rigoler ! »
Et alors, selon le récit biblique, devant l'auberge, au milieu de la place, l'inconnu veut continuer son chemin, mais les deux copains le retiennent : « Allez ! Reste avec nous encore un moment ! Qu'est-ce que tu veux partir maintenant qu'il va faire nuit ? On est bien ensemble, on va boire un verre, viens ! Reste ! » Il a si bien partagé leur route, ce drôle de gars, et c'est comme dans le travail de la Pasto – on ne travaille pas du reste – on marche ensemble depuis des années, on chemine en compagnonnage et on reste ensemble quand il fait sombre dans la vie de l'autre, quand c'est l'entre-saison du cœur, et qu'on a besoin de croire encore au soleil.
Quand Sheila se trompe d'expression et s'écrie l'autre jour : « J'ai les chaussettes dans le moral ! Merci d'être là pour moi ! », c'est pareil pour ce type inconnu, tout près de Jérusalem. Il a beau être un inconnu, la manière dont il écoute et parle en cours de route, en cours de vie, a révélé aux deux disciples qu'il était pour eux comme un frère de cœur, un frère de vie.
Alors se pose pour chacun de nous, comme pour les copains d'Emmaüs, la même question : Qui donc nous accompagne ? Qui fait route avec nous, qui vient nous rejoindre sur le chemin de la vie ? Non seulement nos proches ou nos amis connus, mais aussi : quel inconnu, quel mystère, quelle profondeur inconnue, nous accompagne les uns les autres, les uns avec les autres, au fil de nos jours, de nos douleurs ou de nos bonheurs, à travers les saisons et tous les paysages de nos vies ?
Quel inconnu, c'est-à-dire quel sens, quelle présence cachée, tout au fond du quotidien et qui marche à nos côtés ?
Vous savez, quand on se sent déconnectés de tout et de tous, qu'on ne croit plus en rien, qu'on ne fait plus confiance à personne, et qu'alors on en appelle plus ou moins vaguement au ciel : « Envoie-moi quelqu'un ! Quelqu'un qui me fasse exister, qui me voie, qui me reconnaisse, qui me « requinque », qui fasse de moi un vivant et pas un fantôme, un de ces transparents au milieu du monde. »
Et vous le savez bien, que l'on soit des marginaux ou des nantis, dans ces moments-là, on est tous sur la route d'Emmaüs, à la fois prêts et pas préparés du tout à rencontrer n'importe qui, qui va justement poser les bonnes questions, avoir la bonne oreille, dire ce qu'on attendait au fond de sa solitude, au fond de tous ses petits recoins de vie.
Quel est donc cet inconnu, ce mystérieux accompagnant de nos jours ? Lui qui sait être là, qui est quelqu'un pour nous et pour qui nous sommes quelqu'un ? Lui qui nous pousse vers la vie quand notre imagination ne nous montre que la mort. Lui que nous n'avons alors plus envie de quitter : « Reste avec nous... » ?
Parce que tous nous avons besoin de quelqu'un qui nous porte au-delà de nos nuits, un compagnon de route qui marche avec nous bien au-delà de la tombée du jour et de toutes nos retombées de vie. Cet inconnu, ce Dieu de la Vie, ce Dieu de tous les matins de Pâques, de tous les lendemains de nos blessures, notre Dieu en tenue de camouflage, caché dans le brouillard de nos réalités et qui ne se fait voir que lorsqu'il n'est plus là.
C'est comme pour les copains d'Emmaüs : ils vont reconnaître, dans les gestes de l'inconnu, les mains de Celui qui donne le pain de la Vie. Sa vie, Ses mains, Sa présence, qu'ils croyaient perdues pour toujours. Ils vont être tellement remplis de Lui, qu' « à l'instant même », dit le texte, « ils partirent et retournèrent à Jérusalem ». Il n'y a plus de fatigue, de nuit qui vient et de « reste avec nous ». Ils courent dire leur joie à leurs amis, c'est le « maintenant de toujours », ils courent annoncer la présence du Vivant, du Ressuscité ! La fête de la Présence !
« Et à la Pasto pendant ces temps de Pâques, vous vivez quoi ? » Le jour où le confinement a été décidé, nos compagnons se sont écriés : « Et Pâques alors ? Ça va être une catastrophe ! On ne pourra pas fêter comme l'année passée, manger et faire le culte à la Maladière ! » On n'a pas trop réfléchi, on a juste dit qu'on serait là, un peu autrement, un peu discrètement, mais qu'ils allaient nous voir et qu'on ne laisserait personne de côté. Et on a cheminé avec eux encore plus qu'avant : répondre à leur appel, apporter ce dont ils ont besoin – c'est allé jusqu'à apporter un lit le mercredi de Pâques parce que le canapé du compagnon a craqué le lundi de Pâques et dormir par terre...
Mais, tous, se sont inquiétés pour nous, prenant des nouvelles : « Dis-moi maintenant comment toi, tu vas, et Jean-Marc et votre chien Belle ? » Le jour de Vendredi Saint et le jour de Pâques on a été là, tout particulièrement, avec des douceurs à partager, des lapins en chocolat, la joie cachée dans nos poches, un peu incognito, mais eux nous ont vite repérés. Avec des mercis et aussi des recommandations : « T'as prié avant de sortir ? » Oui ! le danger rôde en ce jour de Pâques, le danger de la peur, de la maladie. Plus que jamais cheminer avec eux et pas contre eux !
Le Ressuscité nous précède et c'est comme ça qu'on finit par tomber sur lui, sur le chemin d'Emmaüs, sur le chemin de la Pasto, le jour de Pâques, où, le soir venu, alors qu'on vient de quitter la place de la Riponne, elle traverse la route en courant et en s'écriant : « Je vous ai vus, et vous êtes les seuls qui souriez aujourd'hui ! Ça me fait du bien ! » Elle en rit de plaisir, Caroline, ! Elle est comme toujours, pas bien propre, pas bien nette, mais ce soir-là, elle me surprend, elle se dépasse. Elle ne nous demande pas d'argent, elle ne se lamente pas, elle se réjouit de nous, c'est tout ! Et quand je lui demande : « Qu'est-ce que je peux te donner ? » Elle montre mon bras et mes nombreux petits bracelets : « J'en aimerais un ! Un des tiens ! » Et elle repart avec mon bracelet en pierres noires au bras, elle triomphe, elle lève son bras vers le ciel et me montre, au-dessus d'elle, Celui qui nous sourit, Celui qui reste avec nous, tous les jours, jusqu'au bout de tous nos chemins !
Amen.