Pour Dieu, il n’est jamais trop tard ni trop tôt

Temple d'Echallens (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

« Avant l’heure, c’est pas l’heure ; après l’heure, c’est plus l’heure ! » Ce dicton bien connu, je trouve qu’il résonne de façon bien singulière en cette fin 2022. Car au fait, pouvez-vous me dire quelle heure nous vivons au juste ?

Vous me répondrez sûrement qu’il est presque dix heures et demie, oui bien sûr, mais je me demande de quoi est faite précisément cette heure, de quoi est fait ce temps présent que nous vivons ?

À l’heure où 2022 tire ses dernières cartouches, on peut commencer à se demander ce qu’il faudra garder de cette année. Quels en sont les évènements qui resteront gravés dans nos vies, et ce aussi bien sur les plans personnels que communautaires : les naissances, les deuils, les réussites et les échecs qui se sont déroulés cette année ?

Et sur un autre plan, nous souviendrons-nous de la guerre en Ukraine ? La canicule de l’été ? Les prix de l’électricité qui s’envolent ? Ou les résultats de l’équipe de Suisse à la coupe du monde de foot…

Mais à l’heure où l’on n’est plus qu’à une encablure de Noël, c’est peut-être aussi le moment de nous demander comment nous allons le fêter. Et tout d’abord si nous allons le fêter tout simplement, ce Noël.

Fêter Noël… J’ai été frappé ces derniers temps par le nombre de personnes qui m’ont dit : « Oh, vous savez, moi je ne fête plus Noël ». Parce que c’est trop compliqué. Parce que c’est l’heure où éclatent les bringues familiales. Parce qu’à l’heure actuelle, je n’en vois pas le sens, ou simplement parce que, à cette heure-ci, l’envie n’y est plus.

C’est vrai, est-ce vraiment l’heure de nous préparer à la fête ? Alors que l’heure de la crise énergétique a visiblement sonné. Alors que l’effondrement de nos sociétés – qui s’auto-détruisent elles-mêmes à force d’émettre du CO2 – apparaît inéluctable.

Notre heure aurait-t-elle donc bientôt sonné ?

Notre sort serait-il d’ores et déjà scellé ?

Et si nous n’arrivons pas à trouver des solutions aux difficultés de notre époque, nos enfants ou nos petits-enfants y parviendront-ils, eux ?

Et ce qui se joue sur le plan de notre planète n’est-il pas aussi en train de se jouer à l’échelon de nos Églises ? Elles qui ne cessent de voir le nombre de leurs adhérents fondre encore plus vite que les glaciers de nos montagnes. Elles dont la relève paraît parfois bien minçolette.

Alors, faites-vous partie de celles et ceux qui ne croient plus à l’avenir des Églises ? Ou bien, au contraire, de celles et ceux qui pensent que les Églises parviendront à inverser la tendance tenace de leur déclin ?

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, quel que soit votre avis sur ces questions, nous resterons certainement d’accord sur le fait que l’heure que nous vivons est celle des changements indispensables à notre survie. Oui, nous le savons bien désormais : il faudrait changer nos comportements, il faudrait changer nos modes de vie, nos manières de consommer, de nous déplacer… bref, il faudrait changer notre société.

Mais il faudrait aussi changer notre Église, il faudrait la réformer pour la rendre plus accueillante, pour la rendre plus chaleureuse, plus vivante.

Il faudrait changer, oui, mais en avons-nous vraiment la force, en avons-nous l’audace, avons-nous l’énergie nécessaire pour procéder à tous ces changements indispensables ? Et puis changer, c’est bien joli, oui, mais comment faire ? Et pour aller où ?

A l’heure que nous vivons, nous avons déjà bien pris conscience qu’il faudrait changer, mais nous ne savons pas toujours comment faire pour changer, et que changer au juste.

En fait, notre situation me fait penser à ces fumeurs qui se savent menacés d’un cancer du poumon, mais qui n’arrivent pourtant pas à s’arrêter de fumer. « Fumer tue ! » lit-on pourtant sur les paquets de cigarettes. « Oui, mais pas tout de suite », ajoute l’accroc à la clope, en rallumant son mégot.

Consommer à tout crin contribue à détruire la planète, entend-on de tous les côtés. Oui, mais comment faire pour consommer moins et mieux dans notre monde qui ne sait apparemment faire que ça ?

Comme notre fumeur, nous savons que chaque jour qui passe voit notre situation se compromettre toujours davantage, qu’il est peut-être trop tard pour échapper à la catastrophe, mais en même temps, une petite voix intérieure parvient à nous persuader qu’il est peut-être encore trop tôt pour lui faire véritablement face.

Et comme nous ne savons pas très bien quoi faire de ce double constat – il est à la fois trop tard et peut-être encore trop tôt – nous continuons tant bien que mal à vivre nos vies.

Alors bien sûr, nous faisons des efforts sur les plans personnels ou même communautaires pour tenter d’améliorer les choses, mais nous savons pertinemment que ces efforts risquent bien de ne pas suffire.

Alors parfois, nous nous épuisons en essayant d’en faire davantage, et en même temps nous nous culpabilisons de ne pas pouvoir en faire assez. Et ce ne sont malheureusement pas les bonnes résolutions prises à l’occasion de l’an nouveau qui y changeront quoi que ce soit.

Et tandis que nous en sommes là, tandis que nous en sommes à cette heure précise de nos réflexions, voici que deux femmes viennent à notre rencontre en ce dernier dimanche de l’Avent : ces deux femmes, elles s’appellent Elisabeth et puis Marie.

Pour Elisabeth, très clairement, il était trop tard : il était même bien trop tard pour espérer accomplir ce désir de maternité qui l’avait habitée tout au long de sa vie. Pour Elisabeth, il était bien trop tard pour espérer passer par-dessus cet échec personnel que représentait la stérilité de son couple.

Mais pour Marie, au contraire, il était bien trop tôt. Oui, il était bien trop tôt pour tomber enceinte, alors que son mariage avec Joseph n’avait pas encore été célébré. Il était bien trop tôt pour devenir mère alors qu’elle était à peine sortie de l’enfance.

C’était en tout cas là les regards qu’Elisabeth et Marie devaient poser sur elles-mêmes.

« Je n’aurai pas d’enfant » se disait Elisabeth avec résignation, « et je porterai ce manque comme une blessure pour le restant de mes jours. »

« Quand j’aurais épousé Joseph et que nous serons installés dans notre foyer, alors, nous pourrons envisager de faire des enfants », se disait de son côté Marie. « La question se posera en son temps et il est bien trop tôt pour y songer déjà maintenant. »

Seulement voilà, Dieu ne l’a pas entendu de cette oreille ! Et voici qu’Elisabeth, puis sa cousine Marie tombent enceintes l’une après l’autre, à quelques mois d’intervalle, suite à l’intervention de l’ange du Seigneur.

Pour Elisabeth, c’est un choc. La voici qui n’ose plus sortir de chez elle, trop interloquée par cette grossesse qu’elle n’osait même plus espérer. Quant à Marie, elle se précipite chez sa cousine, comme pour vérifier que, si ce n’était pas trop tard pour la vieille femme, alors ce n’est peut-être pas trop tôt pour elle.

Voyez-vous, je me demande bien quelle action Dieu est en train d’entreprendre aujourd’hui, en nous, à cette heure particulière, alors que nous n’y croyons peut-être plus vraiment, comme Elisabeth, alors que nous n’imaginons même pas ce qu’il pourrait faire, Dieu, pour nous sortir de notre sidération face à l’état du monde et face à l’état de nos Églises.

Je me demande, oui, ce qu’il est en train de faire naître au plus profond de nous-mêmes, Dieu, peut-être même sans que nous n’y soyons pour grand-chose.

Je me demande ce qui est en train de germer en nous en ce temps de l’Avent, ce qui est en train de nous transformer de l’intérieur, à l’image d’Elisabeth et de Marie, transformées par leurs grossesses respectives.

Ce qui paraît certain en tout cas, c’est que tout à coup, pour Elisabeth, il n’est plus trop tard. Lorsqu’elle voit la jeune Marie franchir le seuil de sa maison, elle éclate de joie. Elle qui n’avait osé parler à personne de sa grossesse, elle qui restait cloîtrée dans sa maison, dans un silence interloqué, voici qu’elle se met enfin à parler. Et de quelle manière !

Voyez comment elle salue Marie. Elle la bénit. Elle lui annonce sa grossesse et lui apprend que son enfant a tressailli de joie en entendant la voix de Marie.

Alors qu’elle s’était retrouvée accablée par le fait de n’avoir pas eu d’enfant, puis tétanisée par le fait de se retrouver enceinte à un âge où cela lui semblait impossible, la voici tout simplement heureuse, notre Elisabeth : heureuse, rayonnante, comme si la vie qu’elle portait en elle lui donnait une énergie nouvelle, comme si sa grossesse lui donnait une nouvelle vitalité. Car désormais pour Elisabeth, il n’est plus trop tard.

Elle qui voyait son avenir la conduire vers sa fin, sans plus grand-chose pour la sortir de son amertume, voici qu’elle se met à vivre enfin au présent, voici qu’elle se laisse transporter par la joie qui jaillit en elle, dans l’attention à l’enfant qu’elle porte, dans l’accueil qu’elle réserve à sa cousine qui lui rend visite, dans l’émerveillement face à l’enfant porté par Marie.

Et Marie ? Marie, elle n’est pas en reste. Lorsqu’elle entend la salutation de sa cousine, elle aussi, elle prend la parole. Elle prend la parole, mais même pas pour répondre à la salutation d’Elisabeth. Mais elle prend la parole pour laisser directement éclater sa reconnaissance envers Dieu, pour le remercier de lui avoir fait cette grâce inouïe de porter l’enfant que Dieu envoie sur la terre.

Pour Marie non plus, il n’est tout à coup plus trop tôt. Mais il est au contraire le fin moment pour saluer l’action de Dieu pour elle et pour tout le peuple. Une action de Dieu toujours surprenante, une action de Dieu toujours attentionnée, une action de Dieu toujours aimante.

Remarquez que les situations d’Elisabeth et de Marie n’ont pas changé de fond en comble pour autant. Les gens pourront continuer à dire d’elles qu’il est quand même bien tard pour une femme de l’âge d’Elisabeth pour porter un enfant, et bien trop tôt pour une jeune fille de l’âge de Marie. Mais cela ne leur importe plus du tout, ni à l’une ni à l’autre.

Car c’est bien le regard qu’elles portent sur elles-mêmes et sur leur situation qui a changé.

Et je me demande maintenant en quoi cette transformation des regards que nous posons sur nous-mêmes, sur notre vie, sur notre monde, sur notre Église, en quoi cette transformation vécue par Elisabeth et Marie pourrait nous concerner nous aussi.

Car c’est vrai que contrairement à Elisabeth et Marie, il semblerait bien que nous ne sommes enceintes ou enceints ni de Jean-Baptiste, ni de Jésus. Oui, il semblerait bien. Oui, je dis « il semblerait », parce que je me demande si notre foi ne nous rend pas porteuses et porteurs nous aussi d’une présence qui va au-delà de ce que nous sommes.

Je me demande si notre foi ne nous rend pas porteuses et porteurs de l’Évangile, porteuses et porteurs de ce trésor, de cette présence, que nous portons certes dans des vases d’argile, comme le disait l’apôtre Paul, mais que nous portons au plus profond de nous.

Et voyez-vous, ce trésor, cet Évangile, cette bonne nouvelle, cette présence, eh bien, c’est précisément l’heure où elle désire advenir, c’est l’heure où elle désire retentir, c’est l’heure où elle désire transformer notre vie présente, comme elle a transformé les vies de Marie et d’Elisabeth.

Car pour Dieu, il n’est jamais trop tard. Pour Dieu, il n’est jamais trop tôt non plus. En fait, pour Dieu, c’est toujours maintenant le fin moment.

Mais ne nous laissons pas pour autant aller à une douce euphorie ! Souvenons-nous encore que l’enfant d’Elisabeth, Jean-Baptiste, a fini décapité par Hérode et que l’enfant de Marie, Jésus, a été crucifié par Ponce Pilate. L’action de Dieu dans leurs vies respectives n’a pas épargné les histoires de ces deux mamans.

De même, aujourd’hui, l’action de Dieu ne nous épargnera sans doute pas non plus. Dieu ne va pas sans doute pas empêcher les catastrophes annoncées de s’abattre sur nous, ni nos Églises de continuer de s’éteindre. Mais l’action de Dieu, elle continue de se passer au plus intime, elle se passe au plus secret, elle se passe au plus profond de nos êtres.

Si elle ne change pas notre monde, si elle ne change pas nos Églises, l’action de Dieu, elle commence toujours par nous changer. Elle nous change de l’intérieur. Elle nous change du plus profond de nous-mêmes. Elle nous change, à l’image d’Elisabeth qui sort de son mutisme et qui se met à parler, à bénir sa visiteuse. Elle nous change, à l’image de Marie qui se laisse emporter par sa joie et qui se met à chanter.

Alors bénissons, nous aussi ! Alors chantons nous aussi de tout notre cœur ! Laissons la joie qui jaillit du plus profond de nous s’exprimer envers et contre tout.

Bien sûr, cela ne changera pas nos trop tard, cela ne changera pas non plus nos trop tôt. Mais cela changera simplement notre manière de les vivre. Car nous n’allons pas sauver le monde. Et nous n’allons pas non plus sauver nos Églises. Mais nous n’allons bien sûr pas les abandonner non plus.

Comme Elisabeth et Marie, nous allons les habiter de cette présence plus forte que nous. Nous, sur qui Dieu continue d’abaisser aujourd’hui son regard.

Pour que Noël ait vraiment lieu.
Ni trop tôt ni trop tard.
Juste maintenant.
En nous et entre nous.
Pour notre plus grande joie.
Envers, contre et avec tout.

Amen.

Le récit de la rencontre entre Elisabeth et Marie met en scène deux femmes enceintes. Pour la première, il est trop tard pour porter un enfant, alors que pour la seconde, il est trop tôt.

Notre vieux monde prend conscience qu’il est trop tard pour éviter les catastrophes annoncées par les scientifiques et offrir un avenir serein aux générations à venir. Et la jeune génération se sent démunie pour faire face aux défis qui l’attendent.

Mais pour Dieu, il n’est jamais trop tard ni trop tôt pour être porteur d’avenir. 

 

Détails

Avec la participation de
Corinne Delacrausaz et Julie Cavin pour les lectures
Orgue
Musique
Quartet de la famille Hürlimann, avec Camille à la harpe, Romain au violoncelle, Floriane à la flûte et Yves au piano. Au chant, Evelyne David.