Écouter le culte :
Comment est-ce que je tiens compte des plus faibles parmi nous ? Comment la Bonne Nouvelle de Jésus Christ mort et ressuscité vient-elle façonner ma vision du monde, mais surtout mon agir et ma relation aux plus faibles ?
C’est cette question éthique – délicate mais centrale – que pose l’apôtre Paul à ceux qui se qualifient de « forts », dans la jeune communauté chrétienne de Corinthe au 1er siècle de notre ère ; une communauté dont il est un des fondateurs.
Vous l’avez entendu, ce qui incite Paul à prendre la plume, c’est une question de « viande sacrifiée aux idoles ». Pour comprendre de quoi il s’agit, il faut se souvenir que dans la société gréco-romaine de l’époque, la consommation de viande est rare et liée à des occasions festives. Le bibliste Daniel Marguerat précise que « lorsqu’un animal était sacrifié dans un temple – un temple païen donc – une part était brûlée, une part dévolue au prêtre et le reste était remis aux donateurs pour être consommé lors de festins ». Et ce sont ces festins, organisés par des bienfaiteurs ou les pouvoirs publics, qui donnaient l’occasion aux plus pauvres de manger de la viande.
Voilà donc le tableau. D’un côté, les plus forts dans la communauté qui disent : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, qu’un seul Seigneur, Jésus-Christ », et donc plus d’idoles. Cette question de consommation de viandes sacrifiées n’en est plus une ! Elle est caduque ! La liberté qui nous offerte en Christ nous affranchit de cette question. Et de l’autre côté, les chrétiennes et les chrétiens dont la conscience est plus faible, probablement d’anciens païens, et qui ont des scrupules à manger cette viande sacrifiée.
On peut noter au passage que des recherches ont montré que ces deux camps recouvrent des fractures sociales dans la communauté corinthienne ; les plus faibles de notre texte sont le plus souvent les plus pauvres économiquement.
Comment Paul va-t-il alors œuvrer pour réconcilier ces deux camps et préserver l’intégrité de la communauté ? Eh bien, il va mobiliser ce qui est au cœur de sa théologie : la parole de la croix ; une parole qu’il résume ainsi : « Ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort » (1, 27)
Aux prétendus forts de la communauté, Paul dit : « Attention, que votre droit ne devienne pas une pierre d’achoppement pour les faibles » (8, 9). Plus loin dans la lettre, il dira : «Tout est permis, mais tout n’édifie pas» (10, 23).
On l’a compris, Paul ne distribue pas les bons et les mauvais points ; il replace au centre de la communauté la parole de la croix, une parole qui subvertit toute connaissance et qui invite à chercher Dieu dans ce qui est faible, à chercher Dieu dans celui et dans celle qui est faible.
Ce matin, je vous propose de voir dans l’invitation qu’adresse Paul aux « forts » de Corinthe une invitation à la non-puissance, telle qu’en parle le théologien et sociologue bordelais Jacques Ellul, un penseur du 20e siècle pour le 21e siècle. La non-puissance, pour Ellul, c’est un choix, libre. Une option qui consiste à ne pas faire, alors qu’on pourrait, qu’on serait dans notre droit. La non-puissance, c’est une autolimitation créative dans nos choix de vie, par amour.
Et Ellul différencie la non-puissance de la toute-puissance, et de l’impuissance. La toute-puissance, c’est l’option des forts de Corinthe : tout est permis, alors allons-y ! Pour Ellul, qui est d’abord un penseur critique de la technique, la toute-puissance, c’est surtout ce dont l’humain investit dans la technique, et qui devient du coup une idole, une idole à profaner selon le Bordelais. Je ne donne ici qu’un exemple de cette toute-puissance technicienne selon Ellul : les moyens colossaux qui sont investis par des acteurs économiques pour trouver des solutions techniques au dérèglement climatique. Pour Ellul, c’est une course en avant qui ne peut mener qu’à la ruine.
La non-puissance, ce n’est donc pas la toute-puissance, mais ce n’est pas non plus l’impuissance. Quand j’entends ce mot « impuissance », je pense à cette frange de la jeunesse qui souffre d’éco-anxiété, qui est tétanisée par l’état de notre planète. D’une certaine façon, on peut la comprendre : la situation est grave. Mais l’impuissance, ce n’est pas la voie qu’indique l’espérance chrétienne.
La non-puissance – et c’est d’ailleurs un exemple qu’Ellul donne lui-même – c’est précisément l’agir qu’a choisi le Christ et qu’illustre le récit des tentations au désert que nous avons entendu : le Christ aurait pu répondre au Tentateur, il avait la puissance d’agir, mais il a librement choisi la non-puissance.
Chers amis, à l’image des « forts » de Corinthe, comment est-ce que je laisse ma liberté de chrétienne, de chrétien, être travaillée par la non-puissance du Christ ? Comment mes choix de vie – concrètement, mes choix de consommation, mes engagements bénévoles par exemple, mais aussi ma manière d’agir au travail, dans mes relations – comment mes choix de vie laissent-ils de la place aux plus faibles, aux plus petits parmi nous ?
Ce matin, je ne multiplierai pas les exemples, mais je nous laisse avec cette invitation d’Ellul à ses lecteurs : « Penser global, agir local. » Comment, localement – dans ma famille, dans ma paroisse, dans ma communauté villageoise, dans mon quartier – comment est-ce que je traduis de façon créative, seul ou en concertation avec d’autres, cette invitation fondamentale à agir librement de façon non-puissante ?
Agir avec non-puissance, c’est avoir entendu l’appel de Paul aux Corinthiens : « La connaissance gonfle d’orgueil, mais l’amour construit » (8, 1). Alors, chers amis, construisons, grâce à Dieu.
Amen.