"Qui a jamais entendu chose pareille ? Qui n’a jamais vu chose semblable ?"
Cette "chose pareille" inouïe, l'événement prodigieux sur lequel s'ouvre la prophétie que nous venons d'entendre ferait sans doute aujourd'hui la "une" de tous nos journaux écrits ou parlés. Car il n'y a ici rien de moins que l'annonce redoublée d'un accouchement sans douleur ni contractions ! Il est vrai, que de nos jours, on a réussi à réduire - sinon à supprimer - les douleurs de l'enfantement, mais un accouchement sans travail préalable et sans contractions, cela n'existe toujours pas.
Or, c'est précisément ce que le prophète proclame : "Avant les contractions, elle a enfanté". "Elle" : qui est cette femme ? La suite nous le dit : c'est Sion, ou Jérusalem, appelée à mettre au monde d'abord un garçon puis toute une descendance. Ainsi, nous voyons assez rapidement que l'accouchement dont il est question ici n'est pas un accouchement comme les autres, à tous points de vue.
Mais quelles circonstances ont-elles pu donner naissance à cette prophétie ? Quand a-t-elle été prononcée pour la première fois ? La troisième et dernière partie du livre d'Esaïe, où elle se trouve, remonte sans doute aux années 537 et suivantes avant Jésus-Christ, qui marquent la fin de l'Exil d'Israël en Babylonie (l'Irak actuel). Cinquante ans plus tôt, le roi babylonien Nabuchodonosor s'emparait de Jérusalem, ravageait la ville, détruisait le Temple et emmenait en déportation dans son pays toute une partie de la population, principalement ceux que nous appellerions aujourd'hui les notables et l'intelligentsia. En 538, le roi perse Syrus, qui entre-temps avait englobé la Babylonie dans son empire, promulguait un édit permettant entre autres aux Juifs déportés de rentrer dans leur patrie. Bon nombre d'entre ces exilés vont revenir, par vagues successives, en Palestine, où ils vont retrouver leurs compatriotes restés au pays. Ils vont y trouver aussi passablement d'étrangers venus s'établir en Judée pendant l'exil.
A la fin de l'exil, la situation est précaire, voire critique, en Israël, sur les plans économique, politique, social et religieux. Les cultes idolâtriques, importés par les étrangers, menacent la foi d'Israël; des injustices sociales se sont déjà produites, des tensions naissent, des conflits risquent d'éclater entre tous ces groupes humains qui, néanmoins veulent et vont s'atteler à la reconstruction du pays, de la ville et du Temple, à la restauration d'une économie et d'une société ruinées, à la reconstitution d'une communauté éclatée. Et tout le monde sait bien que cela va prendre du temps, qu'il y a du pain sur la planche. Dans ce genre de situation, il n'y a rien d'étonnant à ce que naissent le doute, le scepticisme ou même le découragement : "Est-ce qu'un pays est mis au monde en un seul jour ?", dit l'opinion courante qui se reflète ici (v.8). Nous sommes bien placés, en cette fin d'année du 700e anniversaire de la Confédération, pour savoir qu'un pays ne naît pas d'un seul coup et l'actualité immédiate dans maintes régions du monde et de l'Europe orientale, nous montre avec une évidence souvent tragique, qu'il est plus facile de détruire un peuple ou une nation que de les construire ou les reconstruire.
Or, c'est dans cette situation d'incertitude qui s'attache à tout début de reconstruction importante que le prophète annonce à son peuple cette incroyable naissance sans contractions ni douleurs soudaine, sans effort, sans heurts ni conflits. Jérusalem va devenir mère de nombreux enfants; elle va se repeupler grâce à un Dieu qui se présence ici avant tout comme le Dieu qui fait enfanter et qui ouvre le passage à la vie (v.9) à la façon d'une sage-femme, un Dieu qui ne se laisse arrêter par aucun obstacle, décourager par rien et qui ira jusqu'au bout de sa volonté, de son désir de faire vivre ou revivre. Dans la situation de la prophétie, celle où naît la prophétie, il devient désormais évident que l'annonce de ces naissances fait allusion à l'afflux massif et soudain des exilés, dont le retour au pays va constituer pour Israël une véritable renaissance.
C'est pourquoi le prophète appelle le peuple tout entier à se réjouir sans mélange de cette naissance (v.10) avec l'heureuse mère Jérusalem, de même que nous nous réjouissons lorsqu'un enfant naît parmi nos proches ou nos amis. Car cette naissance-renaissance va du même coup inaugurer une nouvelle ère de prospérité et d'abondance pour Jérusalem et ses enfants retrouvés, pour toujours consolés. Parmi ces images de bonheur jaillissant, j'aimerais retenir surtout celles du verset 12a : "Ainsi parle le Seigneur : Me voici, je ferai couler vers elle (= Jérusalem), comme un fleuve, la paix et, comme un torrent débordant, la gloire des nations." La paix, shalom en hébreu, c'est bien plus que l'absence de guerre : la paix inclut la santé, la prospérité, la fécondité mais aussi l'établissement de relations justes et harmonieuses avec Dieu et les autres humains. Quant à la gloire des nations, l'image évoque un des traits saillants de l'espérance des prophètes, Esaïe en particulier, qui s'exprime dans les visions d'un univers réconcilié, d'un rassemblement final de toutes les nations du monde sur la colline de Sion-Jérusalem. Ici, ce rassemblement est préfiguré par la présence des étrangers établis dans le pays, ces étrangers qu'il s'agit d'accueillir et d'intégrer : étonnante, l'actualité de ce passage...
Le début de notre texte annonçait des naissances, la fin va évoquer la situation des nouveau-nés (v. 12b et 13) : "Vous serez allaités, portés sur les hanches et caressés sur les genoux. C'est comme un humain que sa mère réconforte : ainsi, moi aussi je vous réconforte..."
Ainsi, entre le début et la fin de cette prophétie un glissement extraordinaire s'est produit : l'image de la mère a passé de Jérusalem à Dieu lui-même qui va prendre soin de son peuple comme une mère le ferait de son petit enfant. Qu'elle est belle et comme elle vient à son heure, cette image maternelle de Dieu à côté de tant d'images paternelles dans la Bible. En elle se révèle un Dieu qui réconforte ou qui console, ce qui est un des traits dominants de son visage dès la partie centrale du livre d'Esaïe : rappelez-vous les deux premières lectures de ce jour : Esaïe 40,1 ("Réconfortez mon peuple, dit votre Dieu") et Esaïe 49,13-15 ("le Seigneur réconforte son peuple, et à ses humiliés il montre sa tendresse", v.13). Le verbe hébreu que nous traduisons par réconforter ou consoler signifie d'abord très concrètement "permettre de pousser un profond soupir de soulagement" : que peut-on faire de mieux à quelqu'un que de lui permettre de respirer, de reprendre son souffle, de revivre ? Un Dieu qui réconforte et console, un Dieu de sollicitude et de tendresse, tel est le Dieu qui, à la fin du livre d'Esaïe, s'offre à accompagner son peuple nouveau-né tout au long de sa croissance et de sa nouvelle vie.
Bien que sur certains points les circonstances dans lesquelles a retenti la prophétie d'Esaïe présentent quelques analogies avec des situations d'aujourd'hui, dans l'ensemble les temps ont bien changé en plus de 2500 ans. Toutefois, c'est bien le même Dieu qui s'atteste et s'adresse à nous à travers le message du prophète en ce 4ème dimanche de l'Avent. C'est pourquoi j'aimerais vous proposer encore deux thèmes de méditation, inspirés par notre texte, pour achever notre préparation à Noël :
1. Le premier prend appui sur l'affirmation d'un Dieu qui ouvre le passage à la vie (v.9) qui aime la vie, qui veut la vie par delà toute forme de fermeture et de mort. Pourtant la vie, c'est beaucoup plus que le fait d'engendrer ou d'enfanter, ainsi d'ailleurs que nous venons de le voir dans la manière dont le prophète applique l'image de la naissance à la renaissance d'Israël. Si la vie, celle que Dieu aime et veut, se réduisait à un enfantement humain, cette prophétie, ce texte n'aurait rien à dire ou même serait une blessure infligée à toutes les personnes qui n'ont pas pu avoir d'enfant ou à celles pour qui Noël restera toujours assombri à cause de la perte irréparable d'un enfant. Or la vie, selon les témoignages bibliques, c'est aussi, c'est d'abord une certaine qualité d'être et d'être avec : avec Dieu, avec les autres, avec soi-même. La naissance à la vie implique le don et l'accueil d'une Présence (avec un grand P) qui s'offre à naître en nous, à faire de nous des êtres de relation, de partage, de communion. Quand elle est comprise de cette manière, la vie ne comporte ni restriction ni exclusion et la vie qui naît à Noël est offerte à toutes et à tous : c'est l'annonce d'une Bonne Nouvelle "pour tout le peuple", dira l'ange aux bergers selon l'évangile de Luc (Luc 2,10).
Alors, au seuil d'un nouveau Noël, que Dieu ouvre en nous un passage à la vie, à sa vie, qu'il fasse naître, au plus intime de notre personne, son Fils, l'enfant de son amour. C'est l'enfant d'un amour sans limite, d'un amour pour toutes et pour tous : ainsi, qui que nous soyons, nous pourrons accueillir cet enfant comme notre enfant, comme la promesse, inscrite au coeur de notre existence, que nos vies sont destinées, par delà la mort même, à s'accomplir dans la plénitude de l'amour de Dieu.
2. Le second thème de méditation s'inspire de la fin de notre texte (v.12b-13), où Dieu se révèle comme un Dieu de réconfort, de sollicitude et de tendresse. Seule l'image de la mère pouvait exprimer cela, dans le contexte du temps du moins et même en partie de nos jours, bien que notre époque redécouvre (heureusement!) que la tendresse n'est pas un apanage féminin. Ce Dieu de tendresse est un Dieu dont on n'a pas ou plus peur, dont on ne redoute ni la colère ni la condamnation. C'est le Dieu à qui nous pouvons tout confier, même ce qu'il y a en nous de plus lourd et de plus douloureux, d'inavouable même.
Alors, frères et soeurs que l'approche de Noël nous donne de découvrir (ou de redécouvrir) cette autre face du mystère de Dieu, cet autre aspect de son visage : celui du Dieu qui parle au coeur, du Dieu de tendresse dont la sollicitude et la fidélité nourrissent nos vies, les portent, les consolent et les réconfortent.
C'est ce Dieu-là qui s'offre à nous accompagner pendant le temps de Noël et tous les jours de notre vie. C'est ce Dieu-là dont la tendresse aura le dernier mot selon l'ultime vision de l'Apocalypse : celle de la Jérusalem nouvelle, demeure de Dieu parmi les humains, pure Présence de Dieu à l'horizon de toutes nos espérances, là où "la mort ne sera plus. Il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance". (Apocalypse 21,4, 3ème lecture).
Mais ce dernier mot de Dieu, en réalité, sera un ultime geste de tendresse : "Il essuiera toute larme de leurs yeux", de nos yeux.
Amen.