Lapalisse l'aurait dit lui-même, le temps d'après Pentecôte est le temps de la construction de l'Église. Le groupe des disciples sous l'impulsion du Saint-Esprit devient une communauté, une organisation de communautés qui se structurent, grandissent, essaiment à l'étranger. Au fur et à mesure que l'Église se développe, devient une réalité sociale, elle se profile, marque son originalité. Ainsi au fil de l'histoire. l'Église deviendra un corps social avec ses règles, ses habitudes, sa doctrine. Tout n'est pas encore en place quand le mouvement se met en route; le parcours sera long, semé de passages difficiles, douloureux, d'avancées, de retours en arrière... Mais à Pentecôte, une histoire commence et les chrétiens développeront une manière d'être, de vivre, d'agir qui leur est particulière. Ils apprendront à vivre dans un monde dont ils ne partagent pas les valeurs et qui commencera par les rejeter. Ils intégreront cette tension d'être dans le monde, sans être du monde. Ainsi dans leur pratique ils prendront au sérieux cet ordre de l'apôtre de "sortir du monde" pour être fidèles à l'originalité du message du Christ.
L'expérience des ermites du désert, de la vie monastique sont des exemples peut-être extrêmes de cette recherche de conformité entre vie de foi et pratique de la vie quotidienne.
Nous sommes aujourd'hui les héritiers de ces 2000 ans d'expérience. Mais à chaque génération, il nous appartient de remettre sur le métier cette question de notre place dans le monde. Comment être dans le monde pour y annoncer l'Évangile, sans être du monde ? Il s'agit de mettre en accord notre foi et nos actions. Il s'agit de clairement faire la différence entre le message de l'Évangile et l'idéologie dominante de notre société. Or ne pas donner prise au monde ne signifie pas forcément se retirer à l'écart, être ermite. Il y a d'autres possibilités d'assumer notre responsabilité de chrétien en continuant à vivre dans notre ville, dans notre village. Il y a d'autres possibilités de chercher des réponses chrétiennes au défi, aux questions que nous posent le monde moderne.
Alors nous continuons d'étonner, parfois de déranger ou d'agacer. Mais en étant lucides à notre égard, il nous faut aussi admettre que quelques-unes de nos pratiques ne soulèvent plus que de l'incompréhension. Certains ne voudraient plus nous considérer, nous et nos églises, que comme des pièces de musée.
Le pas est alors vite franchi de prétendre que la vie des Églises n'est plus qu'une vie en ghetto, une vie sans plus aucun lien avec le monde dans lequel nous vivons.
Si nous en sommes là ou si nous en prenons le chemin, il nous faut alors sérieusement nous poser la question de savoir s'il n'y a pas une contradiction dangereuse entre cette consigne de se garder d'être semblables à la société dans laquelle nous vivons et l'affirmation que le message de l'Évangile est une promesse pour tous les habitants de la terre.
Je pense que la contradiction, il nous arrive de l'alimenter par certaines de nos pratiques, mais elle n'est pas contenue dans les conseils de l'apôtre. Quand nos communautés sont recroquevillées sur elles-mêmes, outrancièrement moralistes, plus prêtes à juger qu'à accueillir... alors oui, elles ne font pas envie et Durand et Dupont n'auront qu'une piètre opinion des gens qui se disent croyants convaincus. C'est ainsi que Durand et Dupont, pour se démarquer, affirmeront que oui, ils ont la foi, mais qu'ils ne pratiquent pas. Ils reconnaîtront l'existence de Dieu, d'un Dieu, mais pour Durand et Dupont la foi s'arrête là. Ils connaîtront plus ou moins bien les histoires bibliques du catéchisme, mais ils n'éprouveront pas la nécessité d'en tirer toutes les conséquences pour eux. C'est comme s'ils connaissaient l'existence des matériaux de construction mais sans éprouver aucune envie de construire l'abri ou la maison dont ils auraient pourtant besoin. Durand et Dupont, ils n'auront rencontré que des gens qui ont confondu ordre de ne pas compromettre, de ne pas affadir le message de l'Évangile et volonté de s'ériger en la communauté des seuls justes.
À écouter l'apôtre jusqu'au bout, nous constaterons qu'il décrit une communauté, la première Église d'après Pentecôte, une communauté qui fait envie, une communauté qui a su concilier rayonnement et conservation de son identité. Il nous montre une communauté qui par son type de vie peut s'enraciner dans le temps, une communauté vivante et missionnaire. Elle est pour nous un modèle, un modèle auquel nous pouvons sans cesse à nouveau nous confronter pour savoir où nous en sommes dans notre vie d'Église. Sommes-nous comme Durand et Dupont ou comme ceux qu'ils ont rencontrés ou essayons-nous de vivre de manière plus constructive l'Évangile de Pâques ?
Pour dépasser la peur de s'engager qui fait dire à Durand et Dupont : "Je crois, mais je ne pratique pas", il nous faut découvrir que l'engagement à la suite de l'homme de Nazareth n'est pas s'enfermer dans un carcan ou s'exiler hors du monde, mais grandir pour devenir vraiment adulte. C'est justement ce que permet de vivre cette communauté née de la Pentecôte.
L'apôtre Pierre part de la constatation suivante : l'homme de Jérusalem qui demande son baptême, Durand, Dupont, moi, vous qui nous écoutez... quand nous avons entendu parler de Jésus, une graine a été semée en nous, elle a germé. Faut-il alors lui refuser le droit de grandir ? Ou en posant la question autrement : que faut-il pour qu'elle pousse ?
L'Église que présente Pierre est une Église qui permet aux graines germées de devenir des plantes qui portent à leur tour du fruit. C'est une Église où ceux qui sont nés cette réalité nouvelle de la foi peuvent la voir s'épanouir. C'est une Église qui privilégie 4 éléments qui participent, qui se conjuguent dans ce processus de maturation : l'enseignement, la communion fraternelle, le partage de la cène, la prière communautaire.
Prenons quelques instants pour les examiner un peu plus en détail : à propos d'enseignement tout d'abord : il ne suffit pas d'annoncer aux individus qu'ils sont sauvés par la mort et la résurrection de Jésus-Christ, mais il faut leur permettre de comprendre ce que cela a comme conséquences pour eux. Il faut leur montrer quelle est la visée de Dieu au travers de toute son histoire avec les hommes. Il faut là de la persévérance pour aller plus loin que la proclamation de la Bonne Nouvelle. Il ne suffit pas de répéter des mots, il faut les faut faire devenir quelque chose de vivant, quelque chose de branché sur la réalité de ses interlocuteurs. Il faut de la persévérance pour les amener à intégrer l'Évangile à leur manière d'être, de sorte que ce message devienne le moteur de leur action. Durand et Dupont adultes, mais qui garderaient une compréhension enfantine de la foi... c'est clair qu'ils trouveront cette chose stupide, juste bonne pour les niais. L'effort de l'enseignement doit être de leur montrer que ce qui se dit aux enfants avec des mots d'enfant, quand c'est dit avec des mots d'adultes, ils sont pleinement concernés.
Cette Église qui se développe, parce qu'elle comprend mieux le message qui la fonde, l'apôtre remarque que c'est aussi grâce à la communion fraternelle, à la solidarité. Ce qui se vit au niveau de la pensée, de la foi doit se retrouver au niveau de l'action. Car ce n'est plus partager les mêmes convictions si au niveau du concret il n'y a pas de solidarité. Dans la vision chrétienne de l'homme il n'y a pas d'un côté la tête, le spirituel et de l'autre le matériel, les questions d'intendance. Les deux sont étroitement liés. Une Église rayonnante, c'est une Église dont les membres ont compris qu'ils sont solidaires au plan spirituel, comme au plan matériel. Ainsi cette bonne vieille collecte que nous repoussons si souvent à la sortie de nos cultes, elle mériterait une bien meilleure place. Mais pour cela, il nous faudrait cesser de la considérer comme un exercice de charité fastidieux ou comme un racket intolérable de la part du Conseil de paroisse. La collecte, c'est au contraire un signe de solidarité, de partage avec d'autres qui vivent des mêmes convictions que nous. Pourquoi accepter de partager avec eux des convictions spirituelles, intellectuelles si nous sommes incapables de partager le reste ? Quelle solidarité exerçons-nous ? Est-ce seulement celle de ce qui ne nous coûte rien ?
Le troisième élément essentiel et constitutif de cette Église est la célébration de la cène. "La cène est le moyen par lequel celui qui a été mort et qui est maintenant vivant, peut manifester sa présence et sa puissance salutaire au milieu des siens" (Ph. Menoud) En étant assidus à la célébration de la cène, les croyants vivent avec le Christ. Ils se retrouvent à la même table avec celui qui les a réunis et qui en fait des frères.
Dernier volet de cette description d'Église : la prière. Persévérer ensemble dans la prière, c'est le complément logique de cette communion avec les autres et avec le Ressuscité. C'est ensemble lui apporter ses préoccupations, ses soucis, mais aussi ses joies et sa reconnaissance. C'est ensemble faire ce chemin si particulier qui mène aux autres.
Nous pourrions nous dire que ce modèle d'Église était bon pour hier. Mais ne faut-il pas quelque chose d'autre pour aujourd'hui ? Bien sûr pour progresser dans la connaissance, dans la manière de partager, nous utilisons d'autres moyens. Mais fondamentalement, nous avons toujours besoin de ces 4 éléments pour construire notre vie d'Église.
Pour nous aujourd'hui, après Pentecôte, commence ce que la liturgie appelle le temps ordinaire. Mais quel ordinaire vivons-nous ? De quel ordinaire avons-nous besoin ? Vivons-nous un ordinaire qui crée des Durand ou Dupont qui pour ne pas nous ressembler refusent de s'engager ? C'est alors un ordinaire de routine et d'endormissement. Ou alors rêvons-nous d'un ordinaire dans lequel les gens peuvent s'épanouir parce qu'ils peuvent nourrir leur foi par un enseignement, par des contacts humains, par une communion ? Un ordinaire qui alors devient extraordinaire parce qu'il permet à chacun de se réaliser, de mettre ses actions en accord avec sa pensée.
Prendre ce chemin, c'est ne pas dédaigner un modèle ordinaire de construction de la communauté, un modèle bien vieux, mais qui a fait ses preuves.
Nous sommes après Pentecôte et comme les apôtres, nous avons à bâtir l'Église là où nous sommes. Bien sûr, nous ne sommes pas seuls, c'est vrai que de manière très protestante je n'ai guère parlé du Saint-Esprit, mais il nous appartient tout de même de nous mettre en marche. C'est une tâche de tous les jours et nous risquons d'avoir bien vite l'impression qu'il n'y a que du déjà vu, qu'il n'y a rien d'exceptionnel qui nous arrive. Et si en persévérant dans la pratique de l'étude, la solidarité, le partage de la cène et de la prière cela nous devenait tellement familier que ce soit notre ordinaire !
Notre rêve ne commencerait-il pas à se réaliser ? L'extraordinaire d'une communauté rayonnante ne deviendrait-il pas notre quotidien ? Alors encore combien de temps Durand et Dupont supporteraient-ils d'uniquement croire et de ne pas pratiquer ?
N'est-ce pas pour tous les Durand et les Dupont que nous rencontrons sur nos chemins d'Église que nous avons à être une communauté rayonnante et qui fasse envie de se mettre en route et de pratiquer ?
Amen.