La majorité des citoyennes et des citoyens de ce pays, frères et soeurs, sont assez jaloux de leur liberté et de leur autonomie. Ils craignent et rejettent tout ce qu'ils considèrent comme susceptible de remettre en question ne serait-ce qu'une toute petite parcelle de cette liberté et de cette autonomie. Ils viennent d'ailleurs de le réaffirmer très clairement par le biais du triple non qu'ils ont déposé dans les urnes dimanche dernier. Et à un niveau plus personnel, nous le manifestons par toutes les barrières que nous dressons autour de nos propriétés et par tous les obstacles que nous mettons entre nous et les autres. Mais tout cela n'est pas sans poser des problèmes importants.
La liberté est certes une valeur extrêmement précieuse et nous aurions tort de la brader. Nous devons au contraire veiller à ne pas la mettre en péril, car elle est l'un des éléments constitutifs de la dignité de la créature humaine. Mais nous devons savoir qu'il y a des manières de l'affirmer et de la défendre qui conduisent fatalement à la perdre.
Vouloir l'affirmer indépendamment des autres ou contre les autres est en tout cas le plus sûr moyen de la perdre. Ma liberté doit pouvoir se conjuguer avec celle des autres, et aussi s'appuyer sur des références extérieures à moi, sinon elle n'est qu'une illusion qui risque de surcroît d'être bien éphémère. Car la liberté dont nous autres humains sommes la seule référence n'est rien d'autre qu'un caprice, celui d'une personne ou celui d'un groupe plus ou moins grand de personnes, et qui se transforme très vite en oppression. Or l'oppression finit toujours par engendrer la violence.
Mais cela n'est pas vrai seulement au niveau de la société. Cela se vérifie également au niveau personnel : une liberté qui veut s'exercer indépendamment de toute référence extérieure, avec ses seuls désirs pour règle, se pervertit très vite en son contraire et l'homme devient alors esclave de lui-même. C'est l'expérience qu'ont pu faire tous ceux qui se sont laissés prendre au piège de l'alcoolisme , à celui de la drogue ou de toute autre passion destructrice, comme en témoigne notre frère Eric Chavallat.
« J'ai pensé en effet que je pouvais exercer ma liberté selon mon bon plaisir, en goûtant à tout ce que la vie pouvait m'offrir, en particulier en matière d'alcool. Mais je dois bien constater que j'y ai perdu 15 ans de ma vie, y sacrifiant mon travail, mon statut social, ma santé, mes amis et jusqu'à l'amour des miens.
Tout avait commencé de manière insidieuse, anodine. Les occasions et les prétextes à boire n'ont jamais manqué : apéritifs, anniversaires, banquets ou agapes. Et de "juste un verre" en "encore un petit" l'alcool m'a envahi. Du soir au matin et du matin au soir. Même la nuit, je devais me relever pour boire, car l'alcool est aussi exigeant qu'une jeune maîtresse.
Puis, du stade des plaisirs et des illusions éphémères, j'ai passé à celui de la souffrance et de l'esclavage. Je me suis enfoncé dans un monde que seuls ceux qui l'ont connu peuvent décrire. Et encore, il n'existe aucun mot assez puissant, assez juste pour le faire. Et pour m'en sortir, car j'avais envie de m'en sortir, je n'ai compté que sur moi. Illusion, chimère. Vouloir s'en sortir seul, c'est s'aventurer dans des bancs de sable mouvant : on ne progresse pas, on s'enlise. Et appeler à l'aide les membres de sa famille ou ses amis, c'est affronter des juges et des accusateurs.
J'ai erré ainsi jusqu'au jour où j'ai eu un accident de voiture dû à une consommation excessive d'alcool. Condamné à deux semaines de privation de liberté, j'ai eu l'occasion de faire sérieusement le point sur ma situation et d'évaluer, à sa juste valeur, la nature de ma relation avec l'alcool.
A ma sortie de prison, j'ai été mis en contact avec la Croix-Bleue. J'y ai rencontré des personnes sensibles, prêtes à m'écouter, à me conseiller et à m'accompagner. Grâce à elles, j'ai pu m'en sortir et quitter ce milieu d'esclavage où je me détruisais moi-même.
Aujourd'hui je suis abstinent, mais je sais que mon problème demeure et que j'ai besoin d'être soutenu par mes amis de la Croix-Bleue. Pour moi comme pour des milliers d'autres personnes, une telle organisation ne peut être que bénéfique. Il faut que des hommes et des femmes se mettent à disposition et collaborent pour aider ceux qui sont esclaves de leur consommation d'alcool à retrouver leur liberté. »
Pour ne pas perdre notre liberté, frères et soeurs, ni ruiner celle de notre société, nous devons donc prendre au sérieux un témoignage comme celui que nous venons d'entendre. Mais en même temps réentendre cette exhortation de l'apôtre Paul aux chrétiens de Rome : "Je vous exhorte donc, frères, au nom de la miséricorde de Dieu, à vous offrir vous-mêmes en sacrifice vivant, saint, agréable à Dieu". Autrement dit : remettez-vous-en totalement à Dieu votre créateur, tant il est vrai que le sacrifice est l'acte par lequel on rend à Dieu ce qui lui revient.
Mais s'il faut s'en remettre à Dieu ou, comme le demande Jésus dans le texte de l'Evangile que nous avons entendu tout à l'heure, s'il faut renoncer à soi-même pour le suivre, ce n'est pas pour perdre quoi que ce soit, c'est au contraire pour retrouver sa vraie vocation d'être humain, pour retrouver ses racines authentiques en Dieu.
Cela permet alors de retrouver des relations justes dans la communauté et de rendre à chacun sa place, quelle que soit par ailleurs sa nationalité, couleur de peau, ou encore son style de vie. En effet, nous n'avons jamais à oublier, mais surtout pas en ce dimanche des réfugiés, que la communauté humaine s'étend bien au-delà de celle que nous formons dans notre famille ou dans nos villages et nos villes, bien au-delà de celle que nous formons en ce moment, nous qui sommes réunis par les ondes de la radio. Tous, quelle que soit la couleur de notre peau ou celle de notre passeport, nous sommes enfants de Dieu.
Quant à vous mon frère qui, d'ici quelques instants, allez être installé en tant que diacre dans vos nouvelles fonctions au service de la Croix-Bleue, souvenez-vous que vous avez une tâche importante à remplir pour aider ceux qu'on exclut de la communauté humaine, ou ceux qui s'en excluent eux-mêmes, pour les aider à y retrouver leur place et à y vivre dans la liberté.
Amen.