S’il est vrai que l’exactitude est la politesse des rois, selon une maxime populaire – souvent rappelée lorsque quelqu’un arrive en retard – vous serez sans doute d’accord avec moi pour conclure, frères et sœurs, que l’époux de notre parabole ne devait pas être de lignée royale ! Car se faire attendre jusqu’au milieu de la nuit, c’est apparemment faire preuve d’une bonne dose de désinvolture, sinon envers les invités, du moins à l’égard de la fiancée. A moins que cela ne reflète une hésitation de dernière minute face au sérieux de l’engagement ! Allez savoir, puisque la parabole ne donne aucune explication à ce retard !
Il semble pourtant que ce n’ait pas été si inhabituel. En effet des récits de noces arabes en Palestine nous rapportent que l’on attendait fréquemment des heures durant l’arrivée de l’époux. Le retard vient de ce qu’on n’arrive pas à s’entendre sur les cadeaux que peuvent réclamer les plus proches parents de la fiancée. Et omettre ce marchandage, souvent violent, pour respecter un horaire serait interprété comme une grave indifférence de la part de ceux-ci vis-à-vis de la jeune épousée. C’est en retour une marque de flatterie pour l’époux, puisque ses futurs parents lui montrent ainsi qu’ils ne se dessaisissent de la jeune fille qu’avec beaucoup d’hésitation. » (J. Jeremias, Paraboles de Jésus, p. 180).
Ainsi donc une fois de plus une scène de la vie ordinaire de Palestine, une scène qui a dû se produire des milliers de fois, devient parabole de la vie humaine. Car il ne faut pas s’y tromper : même si l’évangéliste Matthieu met cette parabole en relation avec le retour du Christ à la fin des temps – un retour que les premières générations de chrétiens attendaient dans un avenir très proche – les générations suivantes ont continué de lire cette histoire, de la méditer et de se laisser interroger par elle, même après qu’il soit devenu évident que le fait d’attendre la fin des temps pour un avenir immédiat avait été une erreur. Erreur d’ailleurs corrigée dans l’Évangile lui-même, puisque notre parabole se conclut par une exhortation à la vigilance, du moment que personne ne sait « ni le jour ni l’heure ».
Mais sur quoi doit donc porter cette vigilance ? En quoi cette parabole est-elle encore d’actualité après plus de vingt siècles d’attente ? En quoi devient-elle exemplaire pour la vie humaine, pour nous donc ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’arrivée de l’époux ne peut plus être interprétée aujourd’hui comme elle l’a été par les premières générations de chrétiens. Notre attente du retour du Christ et de la fin des temps s’est fortement émoussée, quand elle n’a pas même totalement disparu.
Mais il n’y a pas que le retour du Christ qui soit un événement décisif. Car c’est bien là l’élément essentiel de cette parabole : toutes ces jeunes femmes étaient dans l’attente d’un événement décisif qui allait donner une direction nouvelle à la vie des époux, événement dont elles étaient aussi partie prenante.
Et les événements exceptionnels ne sont pas les seuls à avoir un caractère décisif. Tous les événements que nous vivons, toutes nos actions ont quelque chose de décisif dans la mesure où rien de ce que nous vivons n’est répétable. Et parce que toutes nos actions sont décisives, la vie elle-même est quelque chose qu’il faut prendre très au sérieux. Cela ne signifie pas qu’il faille en faire forcément quelque chose triste, bien sûr, ni quelque chose de pesant. Mais quelque chose qu’il faut prendre au sérieux, une réalité sur laquelle il faut méditer, pour laquelle il faut prendre le temps de s’arrêter pour la considérer.
On entend souvent des gens dire qu’« il ne faut pas trop réfléchir ». Lorsque des événements tragiques arrivent, on se dit qu’il « ne faut pas trop réfléchir pour ne pas déprimer ». Et lorsque des événements heureux arrivent, on ne réfléchit pas trop non plus, de peur de les gâcher. On se contente alors de les vivre. Et quand on se trouve face à une situation compliquée, on se dit aussi souvent qu’« il ne faut pas trop réfléchir », car rien ne sert de se prendre la tête. Avec le temps, les problèmes finiront bien par se résoudre d’eux-mêmes. Mais avec cette attitude on esquive systématiquement les situations, se contentant de vivre le moment présent, au risque de se retrouver sans ressources lorsqu’un moment décisif se présente, sans huile pour entrer dans la seconde partie de la fête, aurait dit Jésus.
Il est certes vrai que la vie est parfois compliquée et que les situations face auxquelles nous nous trouvons nous mettent dans l’embarras. Mais sans se préparer à les affronter, on ne se donnera que peu de chances de les assumer sans en être écrasé.
Or nous au moins, à la différence des animaux, avons la possibilité de prendre un peu de distance par rapport à nous-mêmes et par rapport à ce que nous faisons ; nous pouvons prendre conscience du temps qui passe et donc aussi de la mort qui se profile au terme de toute existence et qui lui donne cette fragilité qui nous inquiète parfois si fort.
Le penseur français Blaise Pascal l’a bien exprimé quelque part dans ses Pensées lorsqu’il écrivait : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt ; et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. (…) Travaillons donc à bien penser. » (p. 347)
Bien penser signifierait donc prendre en compte ce temps qui passe. Non pas pour vivre dans le stress parce que nous ne parvenons pas à accomplir tout ce que nous souhaitons, ni dans l’angoisse de mal faire, ni non plus dans la terreur de notre fin prochaine ; non, prendre en compte le temps qui passe pour organiser notre existence de façon authentique. Bien penser signifierait donc accepter que nous ne sommes que des créatures éphémères vivant dans un monde éphémère lui aussi, et que par conséquent aucune entreprise humaine, même la plus grandiose, n’est éternelle.
Et pourtant les humains que nous sommes vivent souvent comme si nous étions les maîtres du temps ; comme si le temps nous appartenait et que nous pouvons en disposer à notre guise, quitte même à espérer pouvoir effacer ce qui a été fait pour recommencer. Oui nous sommes vraiment des créatures étranges, qui détournons notre pensée de son but premier pour s’embarquer dans des entreprises où nous nous donnons l’illusion de construire quelque chose d’éternel, ou au moins de solide et de durable, dont nous resterons toujours maîtres. On a pu le vérifier au cours de toutes ces dernières années dans certains milieux financiers. Mais aussi dans certaines attitudes politiques.
Et nul n’a d’excuses pour justifier cet aveuglement. Les croyants, aussi bien que les incroyants, ont de multiples occasions de prendre conscience de la réalité humaine, surtout dans les temps actuels où tant d’empires, qu’on avait pourtant cru à toute épreuve, sont en train de s’écrouler. Notre système économico-politique est en train de vaciller, victime de ses rêves de solidité qu’on avait mis dans la grandeur et la croissance. Et nous risquons bien d’être entraînés dans ses soubresauts, voire même d’en être les victimes, faute d’avoir pris au sérieux cette capacité à penser correctement dans le temps et en fonction du temps, par exemple pour prendre nos distances par rapport à ce qu’on nous a fait prendre pour la vérité ultime. Nous avons perdu la conscience du sérieux de chacun de nos actes, comme de chacun de nos silences. Ou, pour le redire avec les images de notre parabole, nous n’avons pas pris assez d’huile avec nous, alors qu’il en faudrait pour continuer à être de la fête.
Mais il ne suffit pas d’attendre. Encore faut-il attendre de façon authentique ! Car notre parabole nous montre que parmi ces jeunes filles il n’y en a pas une qui n’ait pas attendu. Elles ont toutes attendu patiemment pour recevoir l’époux. Elles se sont certes endormies lorsque l’attente s’est prolongée, mais elles se sont toutes réveillées lorsque le cri annonçant la venue de l’époux a retenti.
Seulement voilà, nous dit la parabole, cinq d’entre elles étaient avisées et les cinq autres ne l’étaient pas. Autrement dit, les cinq qui avaient pris suffisamment d’huile avaient réellement pris au sérieux leur condition d’invitées ; elles avaient compté avec une attente peut-être plus longue qu’habituellement et elles avaient agi en conséquence, tandis que les cinq autres ont vécu dans l’insouciance de l’instant sans se préparer réellement, si bien qu’à l’instant décisif, elles ont dû constater leur échec. La venue de l’époux vient ainsi révéler si l’attente était authentique ou pas, si la préparation à la fête était réelle ou pas.
Mais attention à ne pas faire de cette parabole une parabole de l’hyperactivité, comme s’il s’agissait de s’embarquer dans une frénésie d’activités. Pas du tout, puisque toutes les dix se sont endormies et qu’aucun reproche ne leur est fait à cause de leur sommeil. Le problème n’est pas au niveau du temps de sommeil, ni au niveau du temps de repos, mais bien dans la préparation en général.
Nous nous trouvons en somme face à une parabole de l’existence humaine qui nous demande simplement de vivre notre vie avec suffisamment de préparation pour pouvoir nous remettre en route aux moments décisifs. Mais pas une préparation stressée ni motivée par l’angoisse. Une préparation portée par la certitude que l’époux a besoin de nous pour l’escorter de nos flambeaux, que nous faisons partie de ses invités. Une certitude donc qui permet aussi le repos confiant.
Amen !