L'amour du prochain

image

Je me suis demandé l'autre soir avant de m'endormir, frères et soeurs, après avoir commencé à travailler un peu sur ce texte du double commandement d'amour, s'il était encore utile, voire nécessaire de prêcher. Bien sûr, je sais que c'est un texte biblique, et que tout texte biblique est digne d'être repris sans cesse à nouveau. Bien sûr je sais aussi que c'est un texte central pour nous autres chrétiens puisque, selon Jésus, il résume à lui seul toute la Loi et les prophètes. Mais justement, parce que c'est un texte central, il est bien connu de tous ceux qui se réclament de la foi chrétienne. Même ceux qui ne sont pas familiers des textes bibliques l'ont en mémoire; et si je connais des personnes qui refusent toute idée de Dieu tel que nous le proclamons, je ne connais personne chez ceux qui se déclarent athées, à part peut-être certaines têtes brûlées irresponsables, qui rejetterait le principe de l'amour du prochain. Et puis, près de vingt siècles de tradition chrétienne ont fait pénétrer cette exigence très profondément dans nos mentalités, si bien que la prédication d'un tel texte peut sembler superflue. Ne serait-il pas plus juste de faire rejaillir aujourd'hui sur nous les félicitations que l'apôtre Paul adressait aux chrétiens de Thessalonique et qui leur écrivait : «sans cesse, nous gardons le souvenir de votre foi active, de votre amour qui se met en peine et de votre persévérante espérance en notre Seigneur Jésus-Christ» ?

J'en étais là dans mes réflexions lorsque j'ai décidé de chercher le sommeil, Et, comme il ne venait pas, j'ai employé la vieille méthode qu'on propose aux enfants, celle qui consiste à compter les moutons. Vous trouverez peut-être que pour un pasteur, ce n'est pas très original. Mais le sommeil m'importait plus que l'originalité. Alors j'ai commencé à égrener les chiffres : un, deux, trois… trente-cinq, trente-six… huit cent nonante-sept, huit cent nonante-huit… Et tout à coup quelque chose de très bizarre est intervenu. Non pas le sommeil, mais une sorte d'agacement. C'est que là, tout à coup, au milieu de ce beau troupeau bien ordonné qui se rassemblait et qui faisait plaisir à voir quelque chose faisait tache. Au milieu de tous ces beaux moutons bien blancs à cause de leur laine nouvelle qui repoussait et qui les protégerait des frimas des mois à venir s'étaient glissés quelques moutons tachetés, et même quelques moutons noirs. C'en était fini aussi de ma tranquillité. D'autant plus qu'à y regarder de plus près les taches de certains moutons semblaient être la conséquence de quelques défauts, peut-être même de quelque maladie. Alors là c'en était trop : n'allaient-ils pas contaminer tout le troupeau ? Il fallait agir.
Mais en même temps, s'est insinuée en moi l'idée que ce troupeau n'était peut-être qu'une image de notre société, et que mon désir de mettre de l'ordre n'était qu'une résurgence de ce vieil homme pétri d'égoïsme, toujours tenté de voir les autres au travers de ses propres lunettes et non pas tels qu'ils sont, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs problèmes et leur détresse, et peut-être leur quête d'aide. Avec mon désir de faire de l'ordre et de rejeter ce qui ne me semblait pas tout à fait dans la norme, n'étais-je pas en train d'oublier le commandement d'amour ? Ou en tout cas de ne vouloir aimer que ce qui correspondait à mes propres critères ? Sans doute.

Et c'est parce que je crois que nous sommes tous pétris de la même pâte, qu'il nous faut toujours à nouveau le réentendre et le méditer. Il est vrai en tout cas que nous vivons dans une société où toujours davantage de gens se sentent exclus et, par là même, contraints à une solitude de plus en plus grande. C'est que si la vieillesse isole ceux qui perdent de leur mobilité et de leurs facultés, le manque de travail produit les mêmes effets, parce que l'on se méfie presque systématiquement de ceux qui sortent du moule. Or des statistiques publiées cette semaine font apparaître que les chômeurs de longue durée vont en augmentant. Et l'on sait bien qu'un chômage de longue durée peut mener très vite à la pauvreté, puis à l'assistance, et donc à l'exclusion sociale. De plus le chômage des jeunes dans la tranche d'âge comprise entre 15 et 19 ans vient de faire un bond de 20 %, ce qui a fait dire à un porte-parole de l'Office fédéral de l'industrie, des arts et métiers et du travail : «il n'y a pas de doute, la situation des jeunes se dégrade en Suisse. Depuis trois ans ils ont de plus en plus de peine à s'ancrer dans le monde du travail. Cette tendance s'est renforcée cette année». Et un responsable syndical de constater que les entreprises forment de moins en moins de jeunes, et ne les engagent que sur des bases de plus en plus sélectives, privilégiant ceux qui affichent les meilleurs parcours scolaires. De ce fait, estime ce syndicaliste, les étrangers de deuxième génération, qui peuvent rencontrer certains problèmes linguistiques, courent un risque de marginalisation. Et de toute façon cela provoque l'émergence d'une frange de jeunes ballottés d'un emploi à l'autre, n'ayant acquis aucune expérience solide à 20 ans, et destinée à grossir les rangs des travailleurs sous-qualifiés.
Et puis s'il fallait encore souligner la gravité de la situation que nous sommes en train de vivre, il suffirait de rappeler les deux manifestations qui se sont déroulées à Berne cette semaine.

Mais il n'y a pas que les situations liées à l'économie qui devraient nous alerter. Il y a aussi notamment ce rapport publié jeudi par le Comité des droits de l'homme des Nations Unies et qui met le doigt sur des dysfonctionnements graves de notre société, en mettant notamment à l'index certaines pratiques policières (comme des passages à tabac et même des sévices corporels graves lors de gardes à vues), ou des pratiques carcérales et juridiques de la Suisse, comme cette fameuse loi sur les mesures de contrainte qui permet d'emprisonner durant 12 mois un étranger dans l'attente de la décision de renvoi, alors qu'il n'a commis aucune infraction.
Et ce n'est pas le prolongement du visa humanitaire accordé à un pauvre homme qui n'a pas d'autre lieu où poser sa tête durant son traitement médical qu'un hôtel de luxe qui va modifier la donne, car il faut mettre en regard de cela tous les visas humanitaires refusés, et les milliers de gens qui sont gravement menacés actuellement en Afrique de par l'incapacité des nations à empoigner les vrais problèmes.
Et que dire encore des difficultés extrêmes rencontrés lorsqu'il faut héberger temporairement des requérants d'asile en attente d'une décision ? Et que dire encore de tous ces travailleurs qu'on a été heureux d'accueillir pour accomplir les travaux que la plupart d'entre nous ne voulaient pas faire et qui vont devoir retourner chez eux, parce qu'ils ne sont pas compris dans un cercle assez proche du nôtre ?

Vous me demanderez peut-être quel rapport il peut bien y avoir entre tout cela et ce double commandement d'amour ? Il me semble que le rapport est très direct. Certes je n'oublie pas que le commandement de l'amour du prochain ne concerne pas les relations de toute une société envers les individus, mais qu'il vise les relations interpersonnelles. Mais je crois que si nous n'oublions pas si facilement de vivre cet amour au quotidien avec tous ceux que nous rencontrons et qui peut-être nous font des signes d'appel à l'aide, les décideurs ne pourraient pas si facilement oublier que derrière les restructurations et les mesures d'économie il y a des hommes et des femmes. Je crois que si nous n'acceptions pas si facilement de mettre l'économie avant les individus qui la font fonctionner, ou la sauvegarde de nos intérêts avant la prise en compte des plus démunis, bien des choses changeraient. En d'autres termes, je crois que si nous vivions plus vraiment ce commandement de l'amour du prochain, notre société en serait imprégnée.
Et peut-être alors pourrait-on réentendre sans honte cette chanson bien connue de Georges Brassens dont on a célébré le 15e anniversaire de la mort : «Elle est à toi cette chanson, toi l'Auvergnat qui sans façons m'a donné quatre bouts de bois quand dans ma vie il faisait froid… Elle est à toi cette chanson, toi l'hôtesse qui sans façons m'a donné quatre bouts de pain quand dans ma vie il faisait faim…». Oui, si l'on pouvait aujourd'hui se féliciter de notre amour comme put le faire l'apôtre Paul face aux chrétiens de Thessalonique, ce serait le signe que nous aimons vraiment Dieu, tant il est vrai que si l'on aime son prochain comme soi-même, c'est-à-dire si on l'aime comme il est, à cause de lui-même et dans la situation qui est la sienne, et non à cause de notre vertu ou de nos intérêts, on manifeste qu'on aime Dieu et qu'on est de ses disciples, puisqu'on aime comme il aime lui-même.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Françoise Matile
Musique
Choeur Mixte de Péry-Sonceboz, dir. Jean-Daniel Lécureux