Dites, vous avez vu les nouveaux qui ont emménagé dans le bâtiment là-bas, au coin de la rue ? Oui, vous savez, le bâtiment où il y a toujours tellement de va-et-vient qu'on n'a presque pas le temps de voir le visage de ceux qui arrivent avant qu'ils ne repartent ? Enfin, c'est façon de parler, car il y en a tout de même quelques-uns qui restent un peu plus longtemps ! Eh bien justement, ceux qui habitent au deuxième depuis le début décembre, vous avez vu l'allure qu'ils ont ? Et puis, vous avez aussi un peu observé leurs habitudes ? A Noël, par exemple, ils sont allés et venus comme si c'était un jour tout à fait normal. J'me demande bien ce qu'ils vont encore faire à Pâques ! C'est pas possible : ils ne peuvent pas vivre comme tout le monde ? Et respecter un peu nos habitudes ?
Je pense, chers frères et sœurs, que ce petit dialogue fictif pourrait avoir été entendu dans chacun de nos villages et dans chacun des quartiers de nos villes. C'est que, malgré nos airs d'ouverture et nos grandes déclarations, nous sommes tous si rivés à nos habitudes et à nos coutumes que nous n'imaginons guère que des gens puissent vivre normalement autrement que nous. Et même ceux qui ont pris l'habitude de voyager et d'aller passer leurs vacances bien au-delà de leurs frontières emmènent très souvent dans leurs bagages leurs propres habitudes, les coutumes locales des pays visités n'étant que des éléments folkloriques à filmer ou photographier pour ensuite agrémenter les soirées d'hiver.
C'est cette fixation sur son propre mode de vie - un mode de vie qui est forcément le plus juste ! - qui poussait le brave Obélix à s'écrier, chaque fois qu'il ne comprenait pas une attitude des occupants de la Gaule d'alors : " ils sont fous, ces Romains ! ". C'est cette même fixation sur son propre mode de vie qui, certes de manière bien plus élégante qu'Obélix, faisait soupirer Montesquieu, l'auteur des lettres persanes, après avoir décrit certaines coutumes découvertes en Perse : " Comment peut-on être Persan ? "
C'est encore la même problématique qui est à la base du petit dialogue dont nous avons entendu la lecture tout à l'heure, tirée de l'Evangile selon Marc. En effet, intrigués parce que ses disciples ne se plient pas à la discipline du jeûne, des gens viennent demander à Jésus le pourquoi de cette conduite étrange.
Ici pourtant on n'est pas simplement au niveau d'une coutume - mais dans les situations que j'ai évoquées il y a quelques instants - est-on sûr qu'il ne s'agit toujours que de coutumes à bien plaire ? En tout cas ici la question porte sur quelque chose de bien plus fondamental qu'une simple coutume. Ce qui est au centre du débat, c'est la relation entre l'homme et Dieu. Car le jeûne était, dans le judaïsme, l'un des trois piliers de la piété, à côté de la prière et de l'aumône. Et ne pas respecter le jeûne, constituait une grave offense envers Dieu.
On ne jeûnait pas pour perdre du poids ou pour se sentir mieux dans sa peau, mais bien pour exprimer quelque chose de sa situation devant Dieu. Le jeûne était l'expression d'une profonde repentance, dans l'attente de la manifestation de Dieu qui viendrait mettre fin à l'histoire humaine et régner sur toute la terre. Aussi ceux qui jeûnaient - et les pharisiens le faisaient deux jours par semaine, le lundi et le jeudi - adoptaient-ils le comportement des affligés. Et puisqu'il s'agissait d'exprimer sa repentance, la tristesse donnait la tonalité dans laquelle le jeûne devait se vivre.
Bien sûr la pratique du jeûne a parfois donné lieu à des exagérations et Jésus a lui-même dénoncé, comme les prophètes l'avaient fait avant lui, la manière de jeûner de certains qui l'employaient en quelque sorte pour faire pression sur Dieu et masquer leur conduite. Toute pratique religieuse ou morale peut avoir des aspects hypocrites. Mais il ne faut pas généraliser, car il est des jeûnes sincères. D'ailleurs ici Jésus ne s'en prend pas au manque de sincérité dont feraient preuve les disciples de Jean-Baptiste ou les pharisiens. C'est le jeûne en tant qu'expression de la tristesse humaine dans l'attente de la manifestation de Dieu qui est fondamentalement remis en question.
Oui, dit Jésus, quel que puisse être le sérieux du jeûne, il n'a plus sa raison d'être, parce que je suis là. Il est là, présence de Dieu au cœur de l'humanité, " Emmanuel, Dieu avec nous ". Dieu n'est plus à attendre : il a rejoint les siens. Et face à cette révélation de Dieu, il n'y a plus à trembler, puisqu'il est grâce et pardon. Il n'y a plus à craindre de ne pas pouvoir le satisfaire, puisqu'il est présence aux côtés des humains, à nos côtés, quelles que soient les circonstances auxquelles nous devons faire face.
Et aujourd'hui, en cette journée des malades, il faut redire à tous les malades, comme à tous les blessés de la vie, que ni la maladie ni les épreuves ne sont des punitions divines. Ce sont des événements liés à notre condition humaine bien imparfaite. Des événements certes parfois douloureux, presque insupportables même pour certains. Mais des événements dans lesquels Dieu veut aussi être présent, pour les porter avec nous.
Malgré nos manques, malgré nos imperfections, ou plutôt à cause de nos manques et de nos imperfections, Dieu nous a rejoints pour nous apporter une parole de libération et d'amour. Une parole qui permet de relever la tête et d'affronter la vie avec un nouveau courage, sans devoir tirer derrière soi un boulet de traditions et de rites à accomplir absolument. Aujourd'hui encore, comme autrefois.
Oui, en Jésus quelque chose de nouveau a été inauguré, quelque chose qui peut nous remettre en route malgré toutes nos paralysies, comme ont été remis en route tous les paralysés qui l'ont rencontré. Et le texte de la guérison du paralytique sur lequel a porté la prédication de dimanche dernier nous l'a rappelé. En Jésus quelque chose de nouveau est intervenu, qui peut ouvrir nos yeux sur de toutes nouvelles perspectives, comme en ont fait l'expérience tous ceux que la vie avait aveuglés et qui ont entendu la parole libératrice prononcée sur eux, alors que leur handicap les enfermait dans un espace coupé en fait de la société. Une vie nouvelle a commencé pour eux, comme pour des milliers d'hommes et de femmes au cours des siècles. Une nouvelle vie peut commencer pour quiconque l'entend et se laisse pénétrer de sa parole.
Nous entendrons maintenant le chœur mixte de Péry-Sonceboz chanter la vie, avec une composition de Céline Dion, à laquelle nous pourrions peut-être ajouter une strophe qui dirait que c'est pour renouveler la vie que l'Evangile est proclamé.
Chant " C'est pour vivre ", de Céline Dion.
Dites, frères et sœurs - je ne voudrais pas ternir le plaisir que vous avez eu à entendre cette belle chanson, mais une question me brûle encore les lèvres - dites, est-ce que vous jeûnez souvent ? Oh ! je sais bien que cette question peut paraître saugrenue, après ce que je viens de dire. Peut-être même certains la trouveront-ils déplacée. Dame ! posée à une assemblée de protestants et à un auditoire formé sans doute d'une majorité de chrétiens d'appartenance réformée, la question ne peut, semble-t-il, appeler qu'une seule réponse : non. Non, nous ne jeûnons plus. En tout cas plus dans la même perspective que les disciples de Jean-Baptiste et les pharisiens.
Texte inutile alors ? Je n'en suis pas si sûr, parce que j'ai parfois l'impression que même nous les protestants - et peut-être surtout nous ! - nous avons en fait une attitude fondamentale qui se rapproche davantage de celle des disciples de Jean-Baptiste et de celle des pharisiens que de celle de Jésus et de ses disciples.
Certes la grâce occupe pour nous une place centrale dans toutes nos prédications et dans tous nos catéchismes. Mais n'avons-nous pas tendance à l'enfermer à ce point dans nos structures et dans notre organisation que nous avons l'impression que toucher à quelque chose de notre organisation, c'est toucher à l'Evangile lui-même ? Ne sommes-nous pas en fait sans cesse en train d'essayer de coudre le tacon tout neuf de l'Evangile sur le vieux vêtement de nos vies et de nos structures ? De verser le vin nouveau dans de vieilles barriques ?
Si quelqu'un est en Christ, écrivait l'apôtre Paul, il est créé à nouveau. Ce qui est ancien est fini, ce qui est nouveau est là. Et nous, nous accrochons à nos formes d'Eglise, et à bon nombre de nos traditions, tentant de contenir tant bien que mal cette force de vie nouvelle dans nos vieux tonneaux, sans nous rendre vraiment compte que l'Eglise éclate de toutes parts.
Et si nous nous laissions vraiment transformer par la Bonne Nouvelle qui a été proclamée en Jésus-Christ ? Nul doute que nous pourrions entraîner dans notre fête bon nombre de ceux qui plient l'échine sous la vie et que nous pourrions entrer sans crainte dans un dialogue authentique avec eux, même s'ils ne partagent pas nos convictions et suivent d'autres coutumes. Qu'y aurait-il d'ailleurs à craindre, puisque déjà Dieu a fait de nous, en Jésus-Christ, ses fils et ses filles ?
Amen !