Dans le récit de la guérison de l'enfant possédé, celui-ci reste constamment à l'arrière-plan. Et s'il est finalement guéri, le récit ne s'arrête pas à la description du miracle dont il est l'objet. L'évangéliste veut faire de cette guérison autre chose qu'une simple démonstration du pouvoir de Jésus.
Si l'enfant n'est pas au centre de l'intérêt, alors peut-être est-ce sur le père que le récit veut fixer les regards ? Et il est vrai que l'évangéliste insiste sur l'engagement du père en faveur de son fils; sur ses démarches auprès des disciples d'abord, et de Jésus ensuite. Et puis l'évangéliste met encore en évidence le dialogue entre Jésus et cet homme qui demande assistance et qui proclame sa foi d'une façon si surprenante : «Je crois! Viens au secours de mon manque de foi !».
Cette proclamation nous met sur la voie : c'est bien de la foi qu'il est question dans l'ensemble de notre récit. Et si l'évangéliste parle ici de foi, c'est probablement parce qu'elle fait problème au sein de l'Eglise à laquelle il s'adresse. Si l'évangéliste rapporte le débat entre Jésus et le père de l'enfant possédé, c'est pour répondre à ceux qui, sur le chemin de la foi, sont mis en difficulté.
Et le récit nous en donne confirmation : ceux qui connaissent des difficultés, ce sont en vérité les disciples de Jésus. C'est à eux, à ces figures des premiers chrétiens, que l'évangéliste s'intéresse tout particulièrement. C'est ainsi que le récit souligne leur incapacité à guérir l'enfant possédé. Et c'est vraisemblablement aussi aux disciples que Jésus pense quand il se plaint de cette «génération incrédule» et qu'il se demande jusqu'à quand il devra la supporter.
A travers son récit, l'évangéliste veut donc parler de la difficulté qu'il y a à être disciple du Christ. Livrés à eux-mêmes, confrontés à la présence menaçante de la souffrance, les disciples se montrent incapables de faire face. Et l'évangéliste le précise bien : l'échec des disciples, leur impuissance est la marque de leur incrédulité. C'est parce qu'ils ne croient pas qu'ils sont vaincus dans leur affrontement avec les puissances du mal.
Et l'incrédulité des disciples réside dans leur incapacité à comprendre qui est véritablement Jésus et ce qu'il veut de ceux qui le suivent.
Tel est le souci de l'évangéliste: face à des chrétiens qui partagent le désarroi des disciples; face à des chrétiens menacés par le doute et qui ne savent plus très bien ce que signifie "suivre Jésus" - croire en lui - l'évangéliste veut rappeler ce qu'est la foi.
Et c'est là que l'entretien entre Jésus et le père de l'enfant possédé prend une importance décisive. A travers ce dialogue qui aboutit à cette déclaration inoubliable du père : «Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi !», l'évangéliste veut rappeler au croyant ce qu'est authentiquement la foi et la manière dont Jésus veut être compris. Car il ne faut pas s'y tromper, ce cri d'un père, torturé par la souffrance de son fils, est une véritable confession de foi. Et que Jésus approuve cette confession, il le manifeste en guérissant sans tarder l'enfant.
Face à Jésus, le croyant, en même temps qu'il confesse sa foi, fait aussi l'aveu de son incapacité à croire par lui-même. Le croyant reconnaît que, de lui-même, il ne parvient pas à s'aventurer sur le terrain de la foi.
Ainsi le croyant perçoit l'étrangeté de Jésus, l'étrangeté du Dieu qu'il veut révéler aux hommes. Et c'est bien ce que manifeste le père de l'enfant, ce modèle de la foi : il n'est pas possible de s'attacher sans autre à Jésus. Jésus ne correspond pas à ce qu'il serait concevable, à vues humaines, d'attendre d'un Fils de Dieu.
Jésus révèle un Dieu qui n'est pas au service des hommes. Un Dieu au service des hommes n'est pas le vrai Dieu; c'est un Dieu défiguré, un Dieu à l'image de l'homme.
Mais le père de l'enfant ne se scandalise pas de l'étrangeté de Jésus. Il ne se détourne pas de celui qui ne correspond pas à ses attentes. Il ne se laisse pas vaincre par l'incrédulité. Il proclame sa foi.
Le père de l'enfant reconnaît ainsi dans l'étrangeté de Jésus une puissance libératrice, une puissance capable de le conduire vers la foi et de lui permettre de vraiment rencontrer Dieu. En renversant toutes les images que les hommes se font de Dieu - ces images que les hommes construisent pour se rassurer, pour détenir un pouvoir - Jésus veut permettre au croyant de découvrir le vrai Dieu et de se confier en lui.
Le croyant reconnaît donc en Jésus celui qui lui révèle le vrai Dieu, ce Dieu que l'homme manque quand il en fait la projection de ses propres exigences. Je manque Dieu quand je veux qu'il intervienne avec puissance là où les forces m'abandonnent; je manque Dieu quand je réclame de lui qu'il guérisse, là où les hommes et la médecine sont démunis. Je manque Dieu quand je veux qu'il exauce mes rêves de puissance.
Mais l'évangéliste ne se contente pas de dire que Jésus révèle un Dieu qui ne correspond pas à ce que les hommes souhaiteraient qu'il soit. Jésus ne dit pas seulement ce que Dieu n'est pas. En démasquant les faux dieux que les hommes se créent, Jésus veut les ouvrir à une rencontre avec un Dieu autre. Pour le dire différemment, si Jésus nous fait mourir à nous-mêmes, à ces certitudes que nous construisons, c'est pour nous rendre la vie. En nous ouvrant à la foi véritable, Jésus fait ce qu'il a fait avec l'enfant possédé: délivré de l'esprit qui le tourmentait, «l'enfant devint comme mort… Mais Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout». Et ce n'est pas un hasard si les deux verbes utilisés ici pour désigner le lever de l'enfant sont ceux-là même que l'évangéliste utilise pour évoquer la résurrection de Jésus.
Jésus, celui qui a été crucifié et que Dieu a relevé, dit la présence de Dieu là où, à vues humaines, il n'y a plus de place pour Dieu. Dieu n'a cessé d'aimer celui qui, jusque dans la mort, n'a cessé de se tourner vers lui. Dieu a reconnu comme son Fils celui qui a préféré l'amour du Père aux désirs des hommes.
Ainsi Jésus dit la présence aimante et cachée de Dieu. Il dit la présence de Dieu, visible au seul regard de la foi. Il dit cette présence, là où les hommes ne parviennent plus à l'espérer.
C'est ainsi que Jésus ouvre la foi à une vie nouvelle; à une vie libérée de la puissance du mal. Désormais, là même où la souffrance affirme cruellement sa puissance, elle est privée de sa victoire. Car - et c'est là ce dont Jésus veut convaincre les croyants - toujours, jusqu'au plus profond de la détresse, Dieu s'offre et se place aux côtés de ceux qui souffrent.
C'est là le miracle de la foi. Dans la foi, il devient possible d'affronter les puissances qui mutilent l'existence humaine. Dans la foi, il devient possible de ne pas consentir à la souffrance. Et lorsque, à vues humaines, le combat semble perdu, la foi pourtant ne cesse de croire - croire non pas que Dieu doit faire un miracle et guérir comme par magie celui qui ne peut pas guérir (car ce serait là une forme d'incrédulité !), mais croire que même là où la vie s'en va, Dieu reste à nos côtés.
Mais si l'évangile veut nous apprendre la foi, comme Jésus a appris la foi à ses disciples, il veut aussi nous enseigner la lucidité et la modestie. La foi qui ne se laisse vaincre par rien, la foi qui peut tout, n'en aura pourtant jamais terminé avec le doute et l'incrédulité. Qui n'a jamais désiré mettre Dieu au service de ses propres intérêts ? Qui n'a jamais été tenté de se détourner de Dieu parce qu'il ne mettait pas son pouvoir à notre disposition ?
La foi reste à jamais une entreprise difficile. Et c'est pourquoi l'évangéliste nous apprend pour terminer que la foi ne peut être vécue que comme une demande et une prière: «Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi !» Dans la foi, nous nous tournons vers Jésus pour qu'il nous préserve de l'incrédulité. Et Jésus nous appelle à nous souvenir de lui : lui, l'abandonné, il est bien le Fils de Dieu. Ainsi, quand bien même nous serions à bout de ressources, perdus, Dieu lui ne l'est pas; il veille, il nous offre le salut; il nous appelle à la foi. Si Dieu se cache, c'est pour mieux nous rencontrer.
Amen !