Ainsi, Jésus le roi itinérant accueilli avec des cris de joie, le prophète, qui a porté la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu en parole et en actes, cet homme élu de Dieu pleure.
Ainsi au bout de son voyage, Jésus est submergé par la tristesse à la vue de Jérusalem aveuglée et arrogante et il laisse couler ses larmes et son chagrin. Ainsi Jésus pleure sur le refus entêté de Jérusalem d'entendre sa parole de paix et de changer ses projets de mort en projets de vie.
Face à cette ville féroce, Jésus se voit réduit à l'impuissance; assis sur son ânon, ce roi sans royaume, sans armée, aux mains nues, ressent douloureusement l'échec de sa mission : lui qui a voulu opposer aux forces de domination, un anti-pouvoir où chaque être humain femme, homme ou enfant est pleinement respecté, il va être lui-même rejeté, exclu et écrasé par ces forces.
Lui qui a voulu prendre soin de son peuple telle une poule rassemblant ses poussins sous ses ailes, comme il le dit en Luc 13, lui qui s'est décrit avec les traits maternels de celle qui veut réunir, protéger et faire grandir, il est confronté à la révolte et au refus de plus en plus violent de son peuple. Et il verse des larmes de compassion sur cette Jérusalem enfermée dans la spirale de la violence, incapable de le voir et d'en sortir.
Et à la vue de cette ville haineuse et guerrière, Jésus y lit aussi la destruction de Jérusalem. Paroles de malheur et paroles de jugement sur les agissements humains et leur logique meurtrière: la haine se nourrit de la haine et la violence que l'on exerce contre l'autre se retourne finalement contre soi: en niant l'autre, je nie une part de l'humanité en moi et cette mutilation coûte cher: à la fin des combats, il ne reste pas pierre sur pierre.
Ainsi, dans la confrontation du visage en larmes de Jésus et du regard aveugle de Jérusalem se profile l'ombre de la croix, signe de toutes les violences et de tous les abus. Au seuil de cette Jérusalem défigurée, se joue le premier acte de la passion : la mort, l'exécution de Jésus s'y inscrivent, scellées par ses larmes.
Et je ne peux m'empêcher de voir dans cette Jérusalem le visage défiguré de notre monde, cette ville devient symbole de toutes les violations, de tous les projets de mort qui traversent et ravagent notre planète.
Cette Jérusalem, c'est le Rwanda mutilé par la folie meurtrière et le goût du sang; c'est la Bosnie, enlisée dans un conflit absurde et qui pourtant sert de nombreux intérêts. C'est l'Algérie, où l'on égorge et on viole des femmes, où on assassine et on terrorise. Ce sont aussi ceux qui posent impunément des mines antipersonnelles comme on lâche des sugus et ceux qui les vendent. C'est l'anonymat grandissant de nos villes qui nous isole et nous déshumanise, ces lieux où l'on n'ose plus s'adresser la parole, ni se soucier d'un ou une inconnue, où l'on a désappris à être concernés et solidaires, où la peur et la violence s'installent tel un refrain trop connu. Cette Jérusalem, ce sont également toutes nos relations en guerre, en conflit ouvert ou larvé, où nous affûtons nos armes, où nous échangeons coups et blessures sur un air de danse macabre.
Et ce sont ces quartiers riches aux propriétés emmurées, sous haute surveillance, ces coffres-forts où s'enferment les possédants, frappés de cécité. Sommes-nous donc condamnés à subir encore et toujours cette logique meurtrière et sanglante ? Jésus lui n'a eu qu'une seule arme, la parole, parole incarnée, agie et agissante, parole tranchante et aimante, qui s'est exposée, s'est proclamée et qui a retenti dans la folie de notre monde. Alors ne sommes-nous pas souvent comme ces pharisiens inquiets, peureux et mesquins qui veulent réduire au silence l'Evangile, et son message dérangeant, subversif ?
Surtout ne pas faire trop de vagues! Ne pas sortir du rang! Adapter un profil bas et passer entre les gouttes, ne pas perturber l'ordre des choses pour rester bien tranquilles... et veiller avant tout à maintenir le "ni trop, ni trop peu", garant de longévité et fondement de tout bon compris, dont l'Helvétie a le secret. Mais aujourd'hui Jésus n'a pas d'autres voix que celle de ses disciples, que celle des hommes, des femmes et des enfants qui confessent son nom et qui le suivent. Alors, si nous nous taisons, le béton de nos villes, les pierres de nos temples, et le granit de nos belles Alpes crieront.
Je crois que les Eglises ont à suivre le chemin tracé par Jésus, leur roi assis sur un ânon. Elles ont à entrer dans les lieux de violence et à y annoncer la paix, la fin des combats, le droit de vivre pour tous et toutes. Elles ont à dénoncer tous les projets humains de mort qui génèrent des souffrances sans nom. Et notre Eglise, notre communauté locale ici, à la Servette, se doit d'offrir un autre visage que celui défiguré par le rejet, la haine et les larmes de détresse. Et avant de vouloir être des lieux bien chrétiens de paix et d'harmonie, ayons le courage de regarder les visages défigurés de nos Jérusalem actuelles, ayons cette clairvoyance et la compassion de pleurer sur elles et d'être touchés comme Jésus l'a lui-même été.
Le risque est grand, bien sûr de se laisser envoûter par ces visions morbides, car cette capacité humaine de nier la vie, de tuer l'autre qui est à côté de nous, nous fascine et a prise sur nous, malgré tout, malgré l'Evangile, malgré notre foi. Mais entre l'indifférence et la fascination, entre l'anesthésie mentale de l'hyper sensibilité maladive, il y a les promesses de Dieu, qui forment l'horizon de notre quête, il y a cette magnifique vision de l'Apocalypse qui a l'audace d'une recréation totale: "Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle....".
Il y a cette Jérusalem transfigurée dont les épousailles avec Dieu disent la réconciliation de l'humanité qui accepte d'abandonner ses projets de mort pour des projets de vie et de vivre en alliance libre et heureuse avec son Dieu, une humanité qui accepte d'être protégée et aimée sous les ailes du Christ. Alors, à la suite de Jésus, le roi paradoxal, le roi aux mains nues et de celles et ceux qui l'ont fidèlement suivi, nous avons une alternative: nous inscrire Dieu et choisir la vie, accepter le risque de vivre et lutter pour sortir de l'enfermement dans la tristesse, qui est aussi impuissance ou de l'enfermement dans la violence, qui tue l'autre.
S'inscrire en Dieu, c'est oser des projets de vie pour que notre monde n'ait plus des traits déformés et souffrants mais le visage de la nouvelle Jérusalem un visage serein, apaisé, amoureux, un visage pleinement humain. S'inscrire en Dieu, c'est avoir confiance plutôt que peur et vivre au quotidien de cette audace prodigieuse: "Voici dit le Seigneur - je fais toutes choses nouvelles".
Amen.