Ainsi donc, il y aurait une leçon à tirer de ces ténèbres, de cette terrible mort de Jésus ? Quelle leçon pourrait-on en tirer ? Quelle leçon pourrait-on tirer de ce long récit de souffrance et de martyr ? Car avant d'être un événement qui nous incite à réfléchir, la mort de Jésus, c'est d'abord une souffrance : une souffrance insupportable. Le récit de la passion, sobre et pourtant si cru, nous raconte un long martyr : tant physique, que psychologique, que spirituel. Le long martyre d'un homme qui meurt dans un cri. Et moi aussi j'ai envie de crier à l'écoute de ce récit, comme j'ai envie de crier à l'écoute du témoignage de ceux qui, il y a 50 ans, sortaient des camps de la mort nazis, comme j'ai envie de crier à l'écoute de cette mère pleurant, hurlant la mort de son enfant sur le marché de Sarajevo, comme j'ai envie de crier en voyant Hutus et Tutsis recommencer au Burundi les massacres du Rwanda, comme j'ai envie de crier quand plus près de nous des hommes et des femmes sont à tel point prisonniers de leur solitude, de leurs habitudes, qu'ils en viennent de désespoir à se jeter dans les bras de la mort.
Oui, j'ai envie de crier devant la brutalité de la torture, les insultes, les coups, la flagellation et les crachats. Oui, j'ai envie de crier devant toute la brutalité qui culmine dans la peine de mort, châtiment dit suprême, mais dont l'implacabilité ne résout non seulement aucun problème, mais interdit à tout jamais à nos mesures humaines, de laisser une voie pour la grâce, la réconciliation, le pardon. Oui, mon cri est un cri de souffrance, de douleur et de révolte. Révolté que je suis devant les traitements infligés à celui dont on nie l'existence. Jésus n'est plus un être humain pour les autorités politiques ou religieuses de son époque, il est un pion sur l'échiquier des manipulations réciproques, Il est celui dont on se joue à l'envi, celui qui constitue une simple carte dans les mains de joueurs qui décident de son sort au gré de leurs intérêts. Car abattre Jésus pour les autorités religieuses c'était faire d'une pierre deux coups : se débarrasser d'un gêneur venu réveiller les consciences, venu remettre en cause tout un système religieux basé sur la peur, l'exploitation et le pouvoir. C'était se débarrasser d'un gêneur, c'était aussi hypocritement faire allégeance à Pilate, le représentant de l'autorité romaine en lui livrant un agitateur, et en tentant de faire croire par ce biais que les autorités du pays étaient toutes soumises à leur dominateur. D'un côté les autorités religieuses et de l'autre Ponce Pilate, Pilate le froid exécuteur du totalitarisme impérial, Pilate dont nous savons par ailleurs le profond antisémitisme, et qui fut relevé de ses fonctions pour cruauté !Ils ne devaient pas être nombreux les procurateurs romains à être relevés de leurs fonctions pour cruauté, eux que l'on encourageait plutôt à frapper pour l'exemple ! Oui, Pilate tout comme les autorités religieuses manipule et joue à son tour avec Jésus.
Pour lui Jésus devient également une carte, un pion et plus un être humain. J'ai envie de crier un cri de révolte face à tous ceux qui nient Jésus, un cri de révolte aussi face à tous ceux qui renient Jésus, car Jésus est nié et renié. L'épisode de Pierre et du chant du coq venu marteler le reniement du disciple est connu de tous, mais imagine-t-on l'angoisse et la solitude de celui qui voit soudain se réaliser ses pressentiments les plus funestes ? Je ne peux pas m'empêcher de croire que jusqu'au bout Jésus a espéré que ses disciples tiendraient le coup, que ses disciples seraient à ses côtés sur la voie qu'il trace. Alors imagine-t-on vraiment l'angoisse et la solitude de celui qui se retrouve abandonné ?
Décidément, la mort de Jésus est une réalité insupportable ! Et d'ailleurs jamais les chrétiens ne la représenteront avant le Ve siècle. Jamais les chrétiens ne représenteront un Jésus en croix avant cette époque, c'est-à-dire une époque où la crucifixion avait disparu du catalogue des mesures judiciaires et s'était effacée dans les mémoires comme une mort horrible, une mort lente par asphyxie où le condamné sombrait le plus souvent dans le délire et la soif, une mort infamante, le châtiment des esclaves révoltés dont personne ne pouvait être fier...
Alors, comment peut-on philosopher ? Comment peut-on réfléchir ? Comment peut-on théologiser sur une réalité aussi horrible ?
Je crois que cela est possible, mais lentement, lentement pour laisser le temps aux émotions de faire leur chemin et de s'apaiser. Sincèrement, je crois qu'il est possible de parler de tout cela, car s'il est dans notre nature humaine de nous émouvoir, il est aussi dans notre nature humaine de ne pas en rester à l'émotion brute. Réfléchir sur la mort de Jésus, mais pour dire quoi ? Eh bien peut-être qu'avant tout, qu'avant tout dogmatisme Jésus sur la croix: c'est le prototype même de l'innocent mis à mort. Et dans l'évangile de Marc, l'auteur prend un plaisir évident à montrer combien il est impossible de réunir un dossier d'accusation contre Jésus, de montrer que les témoignages auxquels on fait appel se révèlent contradictoires et confus, que malgré tous les efforts des experts en manipulations judiciaires, Jésus est et reste innocent. La mort de l'innocent sur la croix fait ressortir avec d'autant plus de force l'absurdité des comportements mortifères de celles et ceux qui assouvissent leurs fantasmes de toute-puissance en jouant au jeu du pouvoir.
Pilate, les autorités religieuses au-delà des explications historiques et sociologiques de leurs attitudes, apparaissent avant tout dans ces récits comme les prototypes de celles et ceux qui se révèlent incapables, fondamentalement incapables, d'assumer leur condition humaine.
C'est-à-dire leur condition de créatures, de créatures limitées dans leur possibilité, dans leur compréhension et qui cherchent. Et qui cherchent à fuir leur incapacité à assumer leur condition humaine dans un fantasme de toute-puissance, qui s'engagent eux aussi sur ce chemin de mort, caractéristique de l'humanité depuis Adam et Eve, refuser d'être humain et être comme des dieux ! Comme des dieux ! Alors pour tenter de réaliser ce fantasme, on en passe par l'exercice du pouvoir, qu'il soit politique, économique, religieux ou que sais-je encore ! Réaliser ce fantasme à travers l'exercice du pouvoir comme pour se prouver à soi-même que l'on existe, que l'on est fort, que l'on est puissant !
A quoi conduit cette attitude ? Le procès de Jésus nous le montre : à manipuler, à écraser, à nier, à brutaliser. Tout cela au nom des meilleurs sentiments, des meilleures justifications ! Oui, ce jeu du pouvoir, cette manipulation, ce jeu sadique et brutal apparaît dans ce récit avec d'autant plus de force que Jésus est innocent, fondamentalement innocent. C'est bien parce que Jésus est innocent que les manipulations, les petits jeux de Ponce Pilate, de Caïphe et des autres nous apparaissent comme insupportables, si mesquins, si ridicules, si révoltants. Mais voyez-vous, le mécanisme révélé par la mort de Jésus, il est tout aussi injustifiable quand la victime n'est pas innocente. Nous en prenons conscience à propos de l'innocent mis à mort, mais saurons-nous garder les yeux ouverts sur les 1000 et une manipulations qui nous entourent et qui ont comme objet des victimes peut-être moins innocentes que Jésus ?
De quel droit nous révolterions-nous contre des pratiques de mort pour les uns et non contre celles pour les autres ? Et où plaçons-nous la barrière entre l'innocence et la culpabilité ? Si l'on commence à entrer dans ce débat, nous n'en sortirons jamais. La mort de Jésus sur la croix, son procès vient nous dire que toutes les manipulations politiques, toutes les manipulations religieuses, toutes les manipulations au service du pouvoir comme réalisation d'un fantasme de toute-puissance conduisent à la mort. Mais dans ce petit jeu, le pire est encore à venir, car dans ce jeu nous sommes tous victimes, mais également tous coupables. Tous victimes ! Est-il besoin de donner là des exemples ? Chacune, chacun d'entre nous a eu un jour dans sa vie le sentiment d'avoir été réduit à l'état d'objet, de carte, de pion avec lequel on pouvait jouer. La brutalité des réalités économiques de notre temps, la brutalité dont on fait preuve à l'égard de personnes que l'on met au chômage n'en est qu'un exemple et il y en a d'autres.
Tous victimes mais tous coupables aussi ! Tous coupables, parce que même si nous ne sommes pas tous en situation de pouvoirs économiques, religieux, politiques, il nous est tous arrivé un jour de manipuler, de nier ou de renier, de se servir de ceux qui nous entourent dans notre propre intérêt, de tenter d'influencer leur comportement ou leur parole, afin de servir au mieux nos intérêts. Et le plus souvent tout comme Ponce Pilate, tout comme les autorités religieuses du peuple, avec les meilleures intentions du monde, les meilleures justifications possibles !
Par sa mort, Jésus dévoile non seulement les mécanismes de manipulation des puissants, mais plus profondément notre propre refus d'être humain, tout simplement humain. C'est-à-dire créature limitée, créée à l'image d'un Dieu de partage, de tendresse et d'amour, créatures limitées qui trouvent sens à leur vie dans l'amour offert par Dieu, accepté et partagé. Alors que Jésus, lui, a accepté de vivre son humanité jusqu'au bout et c'est pourquoi il garde le silence, le silence devant ses juges, ce silence qui ne cesse d'interroger le lecteur des textes bibliques. Mais défends-toi, a-t-on envie de lui crier ! Mais lui il se tait, pour manifester son refus de se voir enfermé dans le jeu des manipulations réciproques. Il ne se justifie pas parce qu'il n'a pas à se justifier sur ce terrain-là, parce qu'il refuse de rentrer dans ce petit jeu, où chacun manipule l'autre, où chacun essaie de se prouver à lui-même qu'il a le pouvoir, qu'il est un petit peu, quelque part, ne fut-ce qu'un instant tout puissant. Non lui, il est humain et il vit son humanité dans ce lien si fort avec Dieu. Il est humain et il se tait, parce que dans la situation qui est la sienne, c'est la seule façon de faire apparaître au grand jour la vacuité, le vide des accusations portées contre lui.
Jésus : c'est l'être humain qui vit son humanité jusqu'au bout, et c'est pour cela qu'il reste silencieux devant ses juges, et c'est aussi pour cela qu'il pousse ce cri sur la croix. Ce cri qui déchire les ténèbres, et qui dit la douleur, l'angoisse, la peur, l'abandon, la mort. Car Jésus sur la croix, c'est une souffrance et c'est un cri, un cri dans les ténèbres qui recouvrent la terre, un cri pour que les ténèbres de nos mémoires ne recouvrent pas la réalité de la souffrance et de l'injustice autour de nous, un cri pour réveiller nos consciences, un cri pour dire que dans le jeu des manipulations, Dieu a choisi son camp : il est dans le camp des victimes ! Dieu a choisi son camp : il est dans le camp de celles et ceux qui vivent leur vie comme un partage d'amour jusqu'au bout ! Chaque fois que l'on manipule, c'est Dieu qu'on manipule. Jésus sur la croix, c'est un cri : un cri pour dévoiler et non pour expliquer, un cri pour rendre solidaire et non pour justifier.
Amen.