J'aime bien cette histoire parce qu'elle n'est pas dramatique. La situation aurait pu mal tourner, mais non... la vie rebondit sans casse.
Voici une séparation qui n'est ni triste, ni cruelle, ni injuste. Une séparation qui n'est une "perte" pour aucun des protagonistes.
Un rappel tout d'abord en ce qui concerne les liens qui unissent Abram et Loth : ils sont de la même famille : Loth est le neveu d'Abram, le fils d'un frère du patriarche... des liens de sang, donc. Et puis tous deux viennent de loin. Ensemble, ils ont tout quitté : père, mère, lieux connus, stabilité... ensemble, ils se retrouvent en terre étrangère, comme des aventuriers, ne parlant pas la même langue que les gens du pays. Ils partagent donc les difficultés de la vie présente : la vie au désert est rude! Il y a donc encore des liens de mémoire : un itinéraire commun les soude l'un à l'autre. Et enfin, des liens d'aventure : ensemble, ils partagent un projet, un rêve de conquête et de prospérité...
Tout cela rend cette nation bien solide. Voyons à présent ce qui provoque la séparation comme bien souvent dans les situations familiales ou professionnelles que nous pouvons connaître, c'est parce qu'il a un conflit, un conflit sérieux qu'une séparation est envisagée.
Ici le conflit qui éclate entre les bergers de Loth et ceux d'Abram est grave parce qu'il concerne la survie du troupeau et donc ce qui fait vivre les nomades... il touche au gagne-pain. Au désert l'herbe est rare et précieuse. Or, "la terre où ils se trouvent ne les porte pas à habiter ensemble; elle ne peut assurer les besoins de leur vie commune" (v.6) Il n'y a pas de place pour les deux.
Le plus sain est de partir, chacun de son côté, s'en rendre compte, c'est déjà éviter le pire! Le pire serait ici des jalousies, des intrigues, la guerre de l'eau... Il s'agit d'éviter d'en venir aux mains.
Comme quoi, la vie de famille, c'est très précieux. Tout le cercle de la Genèse portant sur les patriarches et matriarches l'atteste suffisamment... Mais l'esprit de clan ne doit pas justifier tous les sacrifices. Tout ne doit pas être sacrifié pour éviter une rupture... Notre épisode nous pousse à accepter le fait qu'une séparation peut parfois permettre d'éviter le pire... A nous de mesurer l'enjeu des conflits qui viennent régulièrement chatouiller notre harmonie familiale. D'où vient le danger ? Quel en est l'enjeu ? Quel en est le risque ?
C'est la première balle que cette histoire renvoie dans le camp de nos histoires! Passons à la prochaine étape. Une fois qu'est prise la conscience de la nécessité de se séparer, comment faire pour que cela se passe bien, c'est-à-dire pour que cela se fasse équitablement et que l'une des parties ne soit pas lésée au profit de l'autre ?
Dans notre histoire, il y a un imprévu: c'est l'attitude d'Abram. En effet, selon la tradition, il aurait pu imposer sa décision à Loth et donc lui donner l'ordre de partir, littéralement l'ordre de "décamper"... en lui précisant la direction : "Va par là et débrouille-toi!"Loth n'aurait eu qu'à se plier à l'autorité du chef de clan.
Ce n'est pas ainsi que cela se passe. Abram laisse le choix à Loth et celui-ci peut librement choisir la meilleure part : là où la terre est fertile et irriguée. Et Abram s'engage à aller dans la direction opposée, là où la vie est plus rude.
On peut donc déjà voir que Loth n'est pas perdant dans cette affaire : il gagne en indépendance et en perspective de vie plus facile...
Voici une seconde balle que cette histoire renvoie à nos histoires : Abram aurait pu user et abuser de son bon droit, de son autorité, de sa position de chef de clan... Il ne l'a pas fait !
Comment nous situons-nous dans nos conflits? Se camper sur sa légitimité et sur son droit n'arrange pas nécessairement les choses. Il y a là il me semble, un des cercles vicieux de nos guéguerres. On dirait donc que dans l'épisode de la Genèse, il y a un perdant : c'est Abram ! Loth ne peut en effet rien lui offrir en compensation de son choix d'avoir pris la meilleure part.
L'équilibre est rétabli à la fin du récit lorsque Dieu renouvelle sa promesse à Abram : descendance et propriété sont les mots-clés de son avenir. Et Dieu s'en porte garant.
Pour qu'une séparation soit bien vécue, il faut donc éviter que l'un soit lésé et l'autre gagnant... Arriver à un accord, à une satisfaction des deux parties... d'où la nécessité de maintenir un minimum de concertation et de dialogue. Ca me direz-vous, c'est plus facile à dire qu'à faire !
Voilà en tous les cas une séparation qui se fait à l'amiable, en équité, sans frustration. De plus, les ponts ne sont pas coupés. La suite de l'histoire nous raconte en effet que quelque temps après, Abram ira délivrer Loth qui a été pris en otage dans un conflit armé entre deux rois. Les liens restent, bien que la vie soit séparée. Chacun va son chemin... tout en gardant en mémoire le lien qui l'unit à l'autre. C'est que cette séparation ne veut pas nécessairement dire indifférence, oubli, contact à éviter coûte que coûte !
Le souci du devenir de l'autre reste... Et ça, c'est évidemment ce qui rend cette histoire subtile et merveilleuse. Vous arrivez, vous, à garder des contacts avec ceux qui se sont éloignés de vous ?
Un mot encore au sujet de Dieu dans tout cela. Et c'est là que je me régale ! Dieu ? Il prend acte de la séparation. Il ne juge pas la décision. Il n'a même pas donné de consigne à Abram; pas d'arbitrage de sa part. Il a laissé faire... aux hommes de s'arranger !
Il est sans doute favorable à la manière de procéder d'Abram puisqu'il se réserve le dernier mot et renouvelle sa promesse. C'est lui qui rétablit l'équilibre dans le "contrat de rupture" entre Abram et Loth. Et puis, on verra dans l'histoire de Sodome et Gomorrhe que Dieu n'a pas abandonné Loth pour autant puisqu'il lui sauvera la vie. Bref. Dieu n'impose pas de règle pour une vie commune à tout prix. Dieu ne fait pas la morale quand cela coince. Dieu ne prend pas parti. Il n'est pas exclusif puisqu'il accompagne les deux parties!
Je vous l'avais dit : c'est une belle histoire. Dans cette séparation : pas de victime, pas de procès, pas de larmes ni de cris, pas de prise de distance avec Dieu.
Il nous arrive d'être directement exposés et ébranlés dans un conflit et d'être l'une des parties concernées dans une séparation. Cette histoire m'a déjà donné l'occasion de nous renvoyer la balle à ce niveau-là.
J'aimerais terminer cette réflexion en évoquant ce qui, pour moi, avant tout comme pasteur reste une question difficile et stimulante : comment nous situons-nous quand nous sommes témoins extérieurs d'une séparation ?
Je pense là tout particulièrement aux divorces. Bien sûr que je suis heureuse de faire partie d'une église qui ne se prononce pas sur la question, qui n'a, à ce sujet, pas de "cause" à défendre. Et c'est selon moi une bonne chose que nos églises intègrent la possibilité de l'échec conjugal et d'une nouvelle histoire. Mais, je regrette une chose. Pour la fête d'un mariage, on nous convie, on nous sollicite, nous sommes là témoins d'une étape et d'un cheminement. Mais on ne fait jamais appel à nous quand cela va mal, quand il y a conflit, déchirure, séparation. Non pas que nous serions des sauveurs. Pas du tout (car dans ce cas, de quoi est-ce que je me mêle ?)
Mais j'aimerais, aussi, en tant que pasteur pouvoir prendre acte d'un divorce... surtout lorsque le mariage a eu lieu dans nos murs. L'information d'une rupture nous parvient souvent bien après et par des tiers... comme en passant, ou à la dérobée. Mais cela n'a rien d'anodin! Bref, pouvoir, comme dans notre histoire de Loth et d'Abram, rappeler à ceux qui se séparent que le lien avec la communauté paroissiale reste et que le lien avec Dieu reste pour chacune des parties. On peut rêver...
Et cela ne concerne pas que les situations de divorcés, bien entendu !
Amen.