Ils ne le reconnaissent pas ! Les disciples, Cléopas et son compagnon, rencontrent Jésus deux jours après sa mort. Ils le voient, ils marchent avec lui, ils lui parlent. Et même, ils lui reprochent de n'être pas au courant de la mort du prophète Jésus. Mais… ils ne le reconnaissent pas ! Et pourtant, ils l'avaient rencontré, Jésus. Le texte est très clair, ces hommes faisaient partie de ceux qu'on a très vite appelés les disciples, ceux qui ont suivi le maître pour apprendre. Mais qu'est-il arrivé à Cléopas et son compagnon pour ne pas reconnaître celui dont la mort les affecte tellement ? L'émotion était-elle arrivée à ce point que leurs yeux ne pouvaient plus discerner les traits du visage de Jésus ? Avaient-ils reçu une sorte de voile magique qui les empêchait d'ouvrir les yeux sur l'évidence ? Ou étaient-ils tellement incrédules que l'idée de la résurrection — annoncée par Jésus — ne les a même pas effleurés ? Ou alors, Jésus était-il légèrement caché par son habit, ou à contre-jour, de sorte qu'ils ne pouvaient pas voir son visage ? Ou alors le ressuscité avait-il pris des traits différents pour se révéler aux siens ? Peut-être que Jésus, ressuscité avait acquis le pouvoir de changer d'apparence selon les circonstances…
Pourquoi ne l'ont-ils pas reconnu ! En deux mille ans d'histoire de l'Eglise, la question a trouvé un nombre incalculable de réponses possibles. Des plus sympathiques aux plus ridicules, des plus simplistes aux plus fantasmagoriques. Et c'est dommage pour un texte aussi sobre, aussi simple, aussi commun que celui-ci : deux hommes marchent. Ils en rencontrent un troisième. Ils discutent en marchant. Ils finiront par manger ensemble avant de se quitter. Il n'y a rien d'extraordinaire dans la façon dont l'histoire nous est rapportée. Rien. Le récit est d'une sobriété remarquable.
Et pourtant, c'est toujours vrai et c'est toujours incroyable : ils ne le reconnaissent pas ! Sur la route d'Emmaüs, la discussion continue et Cléopas poursuit son récit : Ecoutez : (Luc 24, 22-30).
Une invitation à dîner.
On est entré dans le vif du sujet. Enfin, Cléopas se décide à parler de ces femmes qui ont découvert le tombeau et rencontré les anges. Elles ont appris que Jésus est vivant.
Mais tout cela n'a pas l'air d'ouvrir les yeux de Cléopas et de son compagnon. Non seulement les deux disciples pensent de Jésus qu'il était un prophète, un personnage du passé, un prophète comme on en a déjà eu beaucoup en Israël, peut-être un peu plus puissant; non seulement ils attendaient de Jésus qu'il délivre Israël… et visiblement Jésus était mort et Israël toujours sous occupation romaine; mais voilà qu'en plus ils ont entendu parler de la résurrection et malgré les Ecritures, ils n'ont pas compris; ils sont désespérés; et ils ne le reconnaissent pas.
En écrivant le récit si sobre, des années plus tard, l'évangéliste Luc met en lumière une réalité qu'il connaît dans sa propre communauté, une réalité qui touche les croyants. Car au fond, il n'y a rien d'extraordinaire à parler de croyants qui se trompent sur la mission de Jésus, de croyants qui ont de la difficulté à comprendre sa mort et pour qui la résurrection est encore un grand mystère. Oui, les croyants connaissent les Ecritures, oui, les croyants ont suivi Jésus au travers des Evangiles, oui les croyants ont pris acte de sa mort grâce au témoignage des Evangiles bien sûr, mais aussi par le biais de l'histoire profane : Jésus de Nazareth est bien mort dans les années trente.
Mais les croyants, ceux qui, les premiers on lu l'Evangile de Luc, et tous ceux qui ont suivi, les croyants, reconnaissent-ils le Christ ressuscité ? Le chemin d'Emmaüs, celui sur lequel marchent deux disciples, le jour de la résurrection, est peut-être le chemin sur lequel nous marchons chaque fois que le ressuscité nous rencontre et que nous, nous ne le reconnaissons pas… Pourquoi les croyants ne le reconnaissent-ils pas ? Leurs yeux sont-ils empêchés de le reconnaître ?
L'histoire des deux disciples continue avec la même sobriété, autour d'un repas improvisé. Et puisque la table est mise, laissons-nous inviter avec les disciples, et partageons le repas. Car le repas dont il est question rappelle celui que Jésus avait pris, quelques jours avant, avec ses disciples, lorsqu'il prit du pain; et qu'après avoir remercié Dieu, il le rompit et le donna à ses disciples en disant : "Prenez et mangez, ceci est mon corps".
Lorsqu'ensuite il prit une coupe de vin; après avoir remercié Dieu, il la leur donna en disant : "Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang qui garantit l'alliance de Dieu; il est versé pour que beaucoup soient pardonnés".
Ils mangent avec Jésus et Jésus les quitte. Ecoutez : (Luc 24, 31-35).
Des yeux qui s'ouvrent.
Le repas partagé. Un geste d'une sobriété qui rime parfaitement avec l'ensemble du récit. Le pain est rompu, il est partagé entre eux. Alors, leurs yeux s'ouvrent et ils le reconnaissent.
Pas d'autres preuves, pas d'autres indices, rien qui puisse appuyer la thèse de la résurrection avancée par les femmes venues au tombeau, ou par les premiers disciples arrivés sur place. Aucun nouvel événement qui aurait pu démontrer la véracité matérielle des événements. Non, les deux hommes n'ont eu besoin que de ce signe pour comprendre qu'il était vivant… autrement.
Et lorsqu'ils retournent vers les autres disciples, ces derniers leur disent : Le Seigneur est ressuscité : Simon l'a vu ! Mais, eux, Cléopas et son compagnon n'ont pas besoin de la preuve apportée par Simon. Ils avaient déjà compris que Jésus est ressuscité. Dans la rencontre, dans le repas partagé, ils avaient fait le deuil des projets personnels qu'ils avaient mis sur le dos de Jésus, ils avaient abandonné leur idée de penser que Jésus était un personnage de l'histoire, un prophète du passé, ils avaient cessé de penser qu'il balayerait toutes nos difficultés. Dans le repas partagé, les deux disciples avaient cessé d'attendre et d'attendre encore.
Le chemin d'Emmaüs ne s'est pas arrêté là et les croyants continuent d'y marcher. Le repas que nous partageons est signe. Il est signe de tous ces instants où le ressuscité nous rencontre. Non pas dans des histoires extraordinaires, mais dans des gestes tout simples de la vie. Dans la sobriété du récit de notre existence. Non pas dans les idéaux fantastiques que nous nous sommes fixés, mais dans des rencontres, souvent même fortuites. Et là, si bien sûr nous cessons d'attendre autre chose, là, nos yeux peuvent s'ouvrir : des gestes d'accueil, des temps d'écoute, des instants de prière, des rires et des pleurs partagés, des mains tendues, des oreilles attentives. C'est bien la vie du ressuscité qui est mise au jour.
Et nos yeux, peu à peu, apprendront à le reconnaître dans ces rencontres-là. Et nous aussi, comme Cléopas et son compagnon, nous courrons raconter vite autour de nous comment nous avons reconnu le Christ à la fraction du pain, ou à un autre geste partagé.
Christ est ressuscité.