Écouter le culte :
Il y a 3 semaines, en rentrant chez moi, j’ai aperçu d’abord un feu clignotant rouge d’un vélo par terre, puis un cycliste allongé sur le côté de la route. Je m’apprêtais à m’arrêter. La voiture devant a ralenti, mais a continué, donc je me suis dit : le cycliste est en vie. En arrivant à sa hauteur, en un coup d’œil de 20 secondes, j’en ai conclu que cet homme était au bout de sa vie, la montée a été difficile par cette chaleur d’été, qu’il n’avait pas besoin de moi et j’ai continué mon chemin. Je suis en train de confesser devant vous et tous les auditeurs que je ne valais mieux que le prêtre et le lévite de la parabole du Samaritain. Mes raisons sont ce qu’elles sont.
Au regard de la parabole, nos raisons pour lesquelles nous « passons outre » importent peu. Aussi, nous ne trouverons aucune difficulté à nous identifier à l’un ou à l’autre des personnages de la parabole, à commencer par la question du légiste : « Que faire pour hériter la vie éternelle ? »
Aujourd’hui nous parlons de « nous réaliser », de « nous accomplir », de trouver « un sens à la vie », de « marquer une différence » dans ce monde. N’en parlons pas des actions solidaires de nombreux Samaritains dans le monde politique, de la société civile, des paroisses, pour accueillir les réfugiés Ukrainiens jetés sur les routes de l’exil.
Il n’y a pas besoin d’être chrétien pour être un bon Samaritain et secourir son prochain dans le besoin. Mais alors quelle est la caractéristique, la nouveauté de la solidarité proposée par l’Evangile ? Comment la parabole du Samaritain entre-t-elle en résonnance avec nos réalités de solidarité ? De quoi et en quoi peut-elle nous libérer ?
Un légiste est un spécialiste, un docteur de la Loi. Évidemment, il connaît la réponse à sa question : l’amour du Dieu et du prochain comme soi-même est le chemin qui mène à la vie éternelle. L’amour de soi-même, sans lequel, nous ne pouvons pas aimer Dieu et le prochain. Sans amour, nous ne valons rien. L’apôtre Paul en était bien conscient lorsqu’il écrit : « Quand j’aurais la foi capable de déplacer les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien » (1 Corinthiens 13, 2).
« Fais cela et tu vivras », lui dit Jésus. Pas si simple. Nous ne savons pas toujours trouver le chemin du cœur de nos semblables. Nos élans d’amour ne sont pas toujours désintéressés. Notre amour sélectionne et affiche ses préférences. Prétendre aimer tout le monde revient à n’aimer personne.
Aimer le prochain, mais à quel point ? Sommes-nous capables de l’envisager sans l’enfermer dans nos systèmes de pensée ? Et ceux qui font le mal, nos ennemis, ceux qui sont différents de nous, ne sont-ils pas en dehors du cercle, qui nous dispenserait de les aimer ?
D’où la question du légiste : Qui est mon prochain ? Jésus retourne la question : Qui se fait le prochain de l’homme laissé à demi mort au bord de la route ?
Ce ne sont pas le prêtre et le lévite. Ils ne sont pas à blâmer. Selon la loi de Moïse celui qui touchait un blessé ou un mort devenait impur et ne pouvait plus accomplir le service du temple. Tandis qu’ils sont passés à distance, le Samaritain, lui, s’est arrêté.
Le texte décrit ce moment de vérité que nous expérimentons si souvent, où l’on découvre que les personnes les plus proches sont les plus éloignées. La force de l’amour fait des plus éloignés les plus proches. Il nous révèle aussi ce qu’un drame peut nous révéler sur nous-mêmes : une force insoupçonnée, des ressources et des capacités latentes à se mettre en route.
Jésus amène le légiste à répondre lui-même à sa question : le prochain, « c’est celui qui a fait preuve de bonté envers lui. » (Luc 10, 37). « Eleos » en grec, se traduit par miséricorde, compassion. Remarquons la démarche compatissante du Samaritain : il s’est arrêté et s’est approché, « il fut pris aux entrailles ». Il donne de son temps, de sa personne. Il a vu la souffrance du blessé. Il a répondu à l’urgence de la situation par une aide spontanée et bienveillante.
Compatir, ce n’est pas avoir pitié. La pitié s’apitoie et ajoute une couche à la tristesse. Nous avons déjà entendu ces expressions : « le pauvre, la pauvre… il ou elle me fait pitié ». La pitié se traduit dans ces regards condescendants, ces rapports de domination entre l’assistant et l’assisté, le Nord et le Sud, où le prochain s’identifie au Tiers-Monde.
Compatir, c’est refuser l’indifférence et le mépris, c’est refuser de considérer l’être humain comme une « chose », c’est souffrir avec lui. En mettant un zoom sur le Samaritain – un étranger, un homme méprisé – Jésus nous invite à penser l’élargissement du cercle de la solidarité, envisager un amour universel et convertir notre regard.
L’important ce n’est tant de savoir qui est en droit de bénéficier de notre solidarité mais d’aimer d’un amour qui sait voir, nous considérer en tant que prochain, de tout être dépouillé, blessé, rencontré sur notre route. Ce que nous apprend la parabole, c’est que toute personne, telle qu’elle soit, dans le besoin, rencontrée sur notre chemin est digne de notre attention.
Devant la détresse, il n’y a plus deux frères ennemis juif et Samaritain. Il n’y a plus de tri entre ceux que l’on refoule et ceux que l’on accepte. Il y a l’être humain, il y a l’amour du prochain : une solidarité universelle. Cela dit, il n’y aura jamais assez de bras pour soigner, accueillir des centaines de millions de blessés de la vie. Ce n’est pas ce que nous demande Jésus.
Ce que Luc nous apprend c’est que le prochain, c’est moi, chaque fois que je m’approche d’une personne qui a besoin de moi, à l’image de Jésus qui s’est approché des malades, des exclus, des laissés pour compte. Habituellement, nous parlons du prochain comme destinataire de notre bonne action alors que dans texte, le prochain, c’est le Samaritain. Un homme méprisé, marginal, aide un autre homme vulnérable, dépouillé. Une relation d’interdépendance, de solidarité dans la souffrance, une relation d’humain à humain, de frères en humanité s’établit.
Pour savoir qui est notre prochain, commençons par nous mettre à la place du blessé. En mettant les projecteurs sur les blessés des guerres, des conflits à distance, nous fermons les yeux sur nos propres blessures. Comme le légiste nous sommes invités à nous reconnaître dans cet homme blessé. Car blessés de la vie, nous le sommes tous, par la perte d’un être cher, la maladie, la perte de son emploi, une séparation, ceux que la pandémie a laissé au bord du chemin.
Si un jour, au détour de l’imprévu, nous devions nous retrouver sur le bord de la route, fragiles, dépouillés, qu’aimerions-nous ? Certainement un prochain qui prend le temps, détourne ses plans, bouscule son agenda, s’arrête, se rend présent, nous regarde, se penche vers nous. S’implique alors cette règle d’or : « Fais à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse » (Luc 6, 31).
Jésus, en nous racontant cette parabole, prend un exemple, il ne fait pas de généralité ni la morale. Les descriptions du Samaritain ne sont pas là pour fabriquer un corset rigide, ni dresser le prototype fermé du prochain.
Le prochain, que nous ne choisissons pas, peut être n’importe qui. Il est dans l’inattendu. Il est unique. Il nous échappe. Il nous est donné. Comme la foi nous est donnée. Cette confiance en l’amour gratuit et premier de Dieu, de qui nous recevons tout par grâce, la vie éternelle. Sous son regard, nous sommes tous pécheurs, tous pardonnés, avons tous besoin du salut, sommes tous aimés, tous au bénéfice de sa bonté, lui qui « lève son soleil sur les bons et sur les méchants ».
Le Samaritain a passé le relais à l’aubergiste et a continué son voyage. Il repassera prendre des nouvelles et payer sa note. Il n’agit pas comme un sapeur-pompier qui ne fait qu’éteindre le feu. Il va jusqu’au bout de ce qu’il peut faire en assurant le suivi. Aucun paternalisme, aucune contrepartie, aucune pression, aucune contrainte, aucune domination et direction de la vie de l’autre. Nous voilà alors libérés du « syndrome du sauveur ». Le prochain n’est pas tout-puissant et son aide est limitée. Passer le relais n’est pas abandonner.
C’est à cette humilité que l’Église est appelée. Les pères de l’Église ont identifié l’Église à une auberge qui se traduit par « Maison pour tous ». L’Église, en référence à la mission que Dieu lui confie, se trouve placée face à ce défi incessant, à mettre au centre de ses préoccupations les blessés de la vie, dans la nouveauté et la créativité de ses services pour être cette maison d’accueil, pour soigner, aussi pour intercéder et remettre à Dieu.
Nous vivons dans un monde de mérite et de rétribution. Une solidarité qui laisse libre bouscule nos schémas. Mais que sont nos amours sans notre liberté ? Que valent nos amours si elles sont ligotées par la culpabilité ?
« On ne voit bien qu’avec le cœur », écrit Saint Exupéry. Un cœur pour être ému aux entrailles, pour engager toute notre personne, pour aimer librement.
Cette liberté n’esquive pas l’interpellation encourageante de l’Evangile, elle nous demande de répondre et de nous situer : Qu’as-tu fait de ton frère, de ta sœur ? Suis-je le gardien ou la gardienne de mon frère, de ma sœur ? Comment je me fais proche d’autrui ? Parce que nous sommes libres. « Va et fais de même ! »
Là où nous sommes, là où Dieu nous a placés, dans nos lieux de travail et différents engagements, dans chaque rencontre, chaque situation de détresse, devenons des prochains réciproques des uns et des autres, dans la liberté d’un amour à recevoir, à inventer et à découvrir.
En faisant ce qu’il y a besoin de faire, chacun participe à faire avancer le Royaume de Dieu, à ce que le monde ressemble de plus en plus à cette Terre Nouvelle où il fait bon vivre et habiter dans la dignité de filles et de fils de Dieu.
Amen.