Ces petites graines de moutarde qui ressemblent au Royaume des cieux

image

Débats, forums, présentations des candidats, tournées électorales, bruissements médiatiques : voilà plusieurs semaines qu'en vue des élections fédérales les arguments des uns et des autres se croisent, s'entrechoquent, s'emmêlent. Chacun essaie de persuader, de se montrer crédible. L'objectif visé : apporter bien sûr des solutions aux problèmes de notre société, contribuer au bien du pays, assurer notre avenir. Pour cela, le candidat doit se faire élire, au moins apporter des voix à sa liste. Pour cela, il doit aussi participer à des émissions, s'exprimer en public, se risquer au micro; et une sottise est si vite lâchée ! Certains tribuns sont manifestement plus convaincants que d'autres. En dernier ressort, c'est l'auditeur, c'est l'électeur qui tranche.
Parler devant les autres, c'est la définition même du mot prophète. Le prophète, c'est celui qui parle devant, qui livre sa parole à un auditoire. Il a reçu une parole qu'il se doit de communiquer. En ce sens, les hommes politiques comme les prédicateurs religieux ont une dimension prophétique. Ils parlent devant. Ils parlent beaucoup. Ils tiennent d'ailleurs des discours contradictoires. La bataille prophétique fait rage aussi bien dans le domaine civil que dans les milieux d'église. Les visions du monde proposées sont plurielles. L'auditeur, le citoyen ou le paroissien que nous sommes, est perplexe. A qui donner raison ? A quel discours se fier ? Chaque prophète est évidemment persuadé de délivrer le vrai message. Si nécessaire, il critique et dénigre la parole de ses confrères; il prétend que ces derniers ne sont porteurs que de leurs propres lubies, qu'ils défendent des intérêts personnels qui sont tout sauf légitimes. Sur quelle base donner raison aux uns et tort aux autres ?
Il faut souvent un peu de recul pour y voir clair. Le prophète Jérémie, par exemple, a eu bien du mal à se faire entendre à son époque ; son message n'a pas été reçu, il a été lui-même bousculé, maltraité dans sa personne, et il a disparu dans la tourmente. Ce sont les événements ultérieurs qui lui ont donné raison. Quelques siècles plus tard, Jésus de Nazareth, que certains mettaient au rang des prophètes, sera lui aussi bafoué et rejeté. Il faudra la forte intervention divine de Pâques et de Pentecôte pour relancer son histoire…

Jésus avertit ses disciples : "Gardez-vous des faux prophètes qui viennent à vous sous l'apparence de moutons, mais qui sont au-dedans des loups féroces." (v. 15). Qui sont-ils, ces loups déguisés en moutons ? Il n'est pas précisé s'il s'agit à l'époque de païens qui apportent les propositions séduisantes du monde gréco-romain ou de compatriotes juifs qui renâclent devant l'Évangile ou de frères chrétiens qui interprètent de travers la Parole du Maître ? A-t-on affaire à des ennemis de l'extérieur ou de l'intérieur de l'église ? Le discernement entre vrais et faux prophètes est difficile. Aujourd'hui encore. Plutôt que de repérer le loup chez les autres, chacun ferait bien de se demander s'il ne cache pas en lui un morceau de loup. Quel genre de prophète suis-je, moi qui vis et parle au milieu des autres ? Est-ce que je suis toujours attentif et accueillant à la Parole de Dieu qui veut me rendre vivant ? Est-ce que j'en donne un écho de vérité auprès de ceux que je rencontre ?

Pour nous aider dans cette tâche de discernement, l'Évangile nous fournit un critère imagé. " Un bon arbre produit de bons fruits, un mauvais arbre produit de mauvais fruits. Un prophète est comme un arbre qu'on reconnaît à ses fruits.
Laissons résonner l'image. Un arboriculteur aurait peut-être des remarques à faire. Il y a des arbres magnifiques dont les fruits sont tavelés, talés, et immangeables. Et il y a des arbres tout tordus par le vent, à moitié secs, aux branches cassées, qui produisent pourtant des fruits excellents. Les apparences sont souvent trompeuses. Nous en faisons l'expérience dans nos relations avec les autres, et aussi en écoutant la radio. Il y a des beaux parleurs qui produisent plus de vide que de contenu; et il y a des causeurs hésitants qui communiquent de véritables richesses.

Dans notre texte, l'insistance est mise sur le fait que tel arbre doit produire tel fruit. " On ne cueille pas des raisins sur des buissons d'épines ni des figues sur des chardons." Il y a des vocations de pommiers, de pruniers, de poiriers. Il en résulte les fruits correspondants. Il y a des vocations de prophètes, de témoins, et il en résulte une vie et des actes correspondants. Un chrétien ne va pas emboucher n'importe quelle trompette prisée par le monde, ni se comporter n'importe comment, même si c'est à la mode. Il aura une parole et une attitude de chrétien, en harmonie avec la personne qu'il est. " Un bon arbre produit de bons fruits, mais un mauvais arbre produit de mauvais fruits." Notre vie se tisse en profondeur. Ce que nous donnons à voir de nous-mêmes se façonne dans notre être intérieur. Nous ne pouvons pas tromper longtemps les autres sur la qualité de notre production. Et nous avons vite fait de remarquer la qualité des fruits des autres.
L'Évangile nous convie comme prophètes et témoins du Christ à mettre en cohérence notre être intérieur et notre attitude visible, à vivre une continuité entre ce que nous sommes au fond de nous-mêmes et ce que nous offrons au regard des autres. Un vrai prophète est conséquent. Il fait ce qu'il est. Un faux prophète est disjoint, divisé : avant de tromper les autres, il triche surtout avec lui-même.

Après l'arboriculteur, le philosophe s'inquiète. Peut-on affirmer qu'une existence est bonne ou mauvaise une fois pour toutes, et qu'elle produira toujours les mêmes fruits ? Serions-nous prisonniers d'une prédestination au bien ou au mal comme on l'a longtemps affirmé ?
Nous nous comprenons aujourd'hui comme une terre de liberté en constante maturation. Nous ne cessons de devenir qui nous sommes ; nous nous façonnons nous-mêmes en dialogue avec de multiples instances.

C'est ici qu'arrive la question du théologien : dans quel terrain avons-nous planté nos racines ? De quel terreau se nourrit la sève qui circule dans nos branches ? Le monde nous propose toutes sortes de terrains à vendre ou à louer. L'Évangile nous offre la gratuité de Dieu et de son amour qui nous transforme et nous renouvelle. L'Évangile : une offre parmi d'autres ; le vrai prophète s'y implante et en reçoit sa vie. Le faux prophète hésite, calcule la dépense, tergiverse, et finalement choisit des sols plus faciles.
L'Évangile est un sol très particulier : la terre où nous plantons nos racines est en haut, et non ici-bas. Nous sommes d'étranges arbres tout retournés qui lancent leurs racines en haut, en Dieu, pour y puiser de quoi produire ici-bas le fruit de l'Esprit : " Amour, joie, paix, patience, bienveillance, bonté, fidélité, douceur et maîtrise de soi ", dit l'apôtre Paul. (Gal. 5, 22s). Un bon arbre enraciné dans le ciel de Dieu ne peut produire que ce fruit-là.
Je rêve d'un jardin, d'un verger extraordinaire, où les arbres iraient à la rencontre les uns des autres pour partager leurs fruits, au lieu de se contenter de coexister, de s'ignorer superbement, et de laisser leurs récoltes se perdre. Si un bon arbre produit du bon fruit, c'est pour l'offrir et apporter la vie. C'est ainsi que Jésus a vécu : pour donner, et se donner.

Notre société est à la fois grevée de manques et surchargée de superflu. L'accueil de cette Parole qui vient d'ailleurs nous redonne l'essentiel dont nous avons besoin : le fruit de l'Esprit saint qui réjouit et qui rend vivant : " Amour, joie, paix, patience, bienveillance, bonté, fidélité, douceur et maîtrise de soi." Chacun de nous a sa place et son rôle à jouer dans ce partage de l'essentiel.
Dans une récente publicité télévisée, on voit une petite Blanche-Neige sur la scène d'un théâtre d'enfants. La vilaine sorcière lui tend une pomme trop belle pour n'être pas empoisonnée. La petite fille y mord à pleines dents. Et voilà qu'au lieu de s'effondrer comme le réclament le scénario et les signes de sa maman, elle oublie son rôle empoisonné et dévore sa pomme avec délectation, jusqu'au trognon. Frères et sœurs, puissions-nous produire, partager et goûter des fruits de cette qualité-là.

Amen !