Dieu au coin du bois

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Y a-t-il, mes amis, des lieux, des moments privilégiés pour rencontrer Dieu, ou plutôt pour se laisser rencontrer par lui ? On serait tenté de répondre oui, en pensant à la chaude ambiance d’un groupe de prière, à l’intensité d’une retraite de silence à Grandchamp, à la convivialité d’un week-end de jeunesse à Taizé, à la paix d’une promenade en forêt, ou à la splendeur d’un lever de soleil à 3000 mètres. Mais si oui, alors que penser des conditions de cette rencontre offerte, quasi imposée, à Jacob dans un des pires moments de son existence, et en un lieu des plus insolites ?
Rappelons-nous : Jacob, par deux fois, mais sans doute y a-t-il eu d’autres occasions, a menti et volé. En langage d’aujourd’hui, c’est un arnaqueur, un maître de la combine et de l’absence de scrupules. Son frère est-il mort de faim ? Il profite pour lui soutirer son droit d’aînesse… Son père est-il âgé, malade, aveugle ? Il se déguise pour obtenir sa bénédiction… Et que sa mère, Rebecca, ait joué le trouble jeu de l’instigatrice ne diminue en rien sa responsabilité. Jacob a trompé son frère et son père, il a commis un des crimes les plus graves dans une famille patriarcale : il a brisé la confiance.
Le voici donc, par sa faute, seul et abandonné. Exclu du clan, hors-la-loi, sans protection. Fugitif dans une terre inconnue, livré aux bêtes sauvages ou aux bandits du désert. Condamné à passer la nuit dans une steppe aride et caillouteuse, en un lieu qui n’a même pas de nom… Dieu peut-il être dans cet abandon ?
Comme il nous est peut-être arrivé, aux heures les plus noires de notre vie, quand nous avons eu l’impression que tout se retournait contre nous, ou que nous avions tout gâché, de nous dire : y a-t-il encore quelqu’un pour m’aimer et me comprendre ?
Et Dieu est là, comme au coin du bois, si l’on peut dire dans cette steppe aride; mais un Dieu surprenant et inattendu, imprévu, qui n’attend pas sa victime pour lui porter le coup final; un Dieu de justice et de bonté, qui n'abandonne pas la partie, même si les humains font parfois tout pour saboter ses projets. Jacob est au bord de la rupture et il l’a bien cherché; Jacob vit un de ces passages d’existence où tout est bouleversé, où il faut tout reconstruire à zéro… Et Dieu est là.

Alors Jacob rêve… Pas étonnant quand on sait que le rêve fonctionne souvent comme la soupape de nos tumultes et de nos angoisses intérieures ! On peut tenter de fuir la réalité consciente, on n’échappe pas aux souvenirs intérieurs, à sa culpabilité profonde. Qui de nous n’a pas vécu de ces cauchemars nocturnes qui réveillent et font remonter à la surface des réalités inconscientes, soigneusement enfouies, et que l’on croyait réglées une fois pour toutes. Nous qui parfois fuyons la réalité, ou rêvons de réhabilitation, laissons-nous rencontrer par ce Dieu qui est maître même de nos peurs profondes, et qui nous rejoint là où nous ne l’attendons plus.
Jacob rêve… et comme toujours dans nos rêves humains apparaissent les images culturelles traditionnelles qui nous ont façonnés. Pour lui, comme pour beaucoup de ses contemporains, le ciel est lointain et on y accède seulement par une porte étroite «c’est ici la porte du ciel». Un passage étroit par lequel s’écoule le trafic entre ciel et terre; et il faut des messagers pour assurer cette transmission : Dieu est lointain, invisible même. Contexte culturel aussi qui lui fait voir, non pas une échelle de pompier, mais un monumental escalier, une rampe, une succession de terrassements qui montent en gradins vers le ciel, comme les ziggourats de l’Orient ancien, comme certaines pyramides d’Egypte, comme la tour de Babel… Jacob rêve selon les catégories et les images religieuses de son époque. Jacob est au fond un demi-païen : il ne sait pas très bien qui est ce Dieu qui le suit à la trace et ne le lâche pas d’une semelle; pas étonnant qu’au réveil il ait eu peur ! Jacob fait l’expérience de Caïn le meurtrier, qui lui aussi a dû fuir les conséquences de son acte : «je serai un déraciné, toujours vagabond sur la terre». «Alors Dieu mit sur Caïn un signe distinctif pour empêcher qu’il soit tué par quiconque le rencontrerait». (Genèse 4 : 14-15).

Dans cette première vraie rencontre avec Dieu, Jacob va découvrir quelque chose d’inimaginable pour lui : Dieu se tenait devant lui ! Dieu qui n’a pas eu besoin de passer par cette porte étroite, ni d’emprunter le vaste escalier où naviguent ses anges; Dieu présent là, à côté de lui, dans ce désert caillouteux. Comme à Babel où, pendant que les hommes s'escrimaient à gravir le ciel, Dieu contemplait le spectacle d’en-bas, avec peut-être un petit sourire narquois ! Puissions-nous, nous aussi, dans nos rêves de grandeur et nos conceptions religieuses d’un Dieu retiré dans son ciel immense, recevoir la grâce de découvrir un Dieu proche, simple, humain, en chair et en os, qui marche à pieds nus dans nos déserts.
Alors Jacob se réveille et dit : «Dieu était là et je ne le savais pas». Lui le malin, le manipulateur, qui pensait toujours s’en sortir par son habileté… il y a une chose qu’il ne savait pas : aveu d’impuissance, d’ignorance.
Je ne savais pas que Dieu ne s’enferme pas dans un lieu, dans une terre, une famille, une nation. Dieu sort des frontières et voyage avec nous, expérience capitale qu’Israël fera à nouveau au temps de l’Exil. Je ne savais pas que Dieu n’abandonne pas les hommes à leurs erreurs ou à leurs fautes, mais qu’il va inlassablement à la recherche de la brebis égarée, même si c’est la dernière du troupeau.
Je ne savais pas qu’un jour il serait présent au monde à travers son Fils, pour s’identifier aux perdus de la terre; et que ce Fils dirait : «Le Fils de l’homme n’a pas un endroit où reposer sa tête» (Matthieu 8 : 20), pas même une pierre comme oreiller.
Je ne savais pas que Béthel, la «maison de Dieu», c’est là où il me rencontre, même au plus fort de la solitude et de l’abandon.
Je ne savais pas…

Comme je ne sais pas parfois que lorsque la maladie ou la vieillesse me retiennent dans un lit ou un fauteuil, quand mes yeux ne voient plus très clairs, que je ne comprends plus très bien ce qui se passe autour de moi, car tout va trop vite, ou quand je sens ce mal inexorable ronger mon organisme… Dieu est là !
Comme je ne sais pas toujours que dans mes deuils, quand tout a basculé par la faute d’un automobiliste imprudent, ou la malignité d’une tumeur, quand je me retrouve seul et désemparé, ne sachant pas de quoi l’avenir sera fait… Dieu est là !
Comme je ne sais pas enfin que lorsque je tourne en rond dans ma culpabilité, que je ressasse mes échecs, ne sachant comment faire face et peut-être même me regarder le matin dans la glace… Dieu est là !

Il est là, fidèle, attentif, et il redit simplement sa promesse pour me permettre d’enterrer mon passé : «Suis-moi et laisse les morts enterrer leurs morts» (Matthieu 8 : 22), et me remettre debout. Il le dit à Jacob dans les mots et selon les attentes de l’époque : «la terre où tu es couché, je la donnerai à toi et à tes descendants… tes descendants seront aussi nombreux que les grains de poussière du sol… à travers toi je bénirai toutes les nations de la terre… je te protégerai partout où tu iras et je te ramènerai dans ce pays» (Genèse 28 : 13-15). C’est la vieille et belle promesse patriarcale, élargie aux descendants et à toutes les nations de la terre, et donc à vous, à moi. Cette promesse que Jacob avait voulu s’approprier par la ruse, il doit maintenant la recevoir par pure grâce, dans l’aveu même de son incompétence. Elle le réintègre dans le peuple de la promesse et dans sa lignée familiale; elle lui redonne une identité, le désert est habité.
Peu importe ensuite qu’en bon commerçant oriental Jacob marchande encore un peu : «si le Seigneur est avec moi et me protège, s’il me donne de quoi manger et m’habiller, si je reviens sain et sauf, alors le Seigneur sera mon Dieu» (Genèse 28 : 20-21), et qu’il croie bien faire en érigeant un monument, à l’instar des religions païennes qui l’entourent; les prophètes d’Israël tonneront plus tard contre ces pratiques étranges, risques d’idolâtrie. Mais n’avons-nous pas nous aussi tendance parfois à passer des marchés avec Dieu, ou à sacraliser des objets et des lieux ?
Peu importe car, dans nos hésitations, nos erreurs de compréhension, nos tâtonnements religieux, nos erreurs même, et au-delà du poids de nos fautes, Dieu est là, au coin du bois, fidèle à son projet. Dieu n'abandonne pas la partie, il dit simplement : «je suis ton Dieu, je suis avec toi et avec les tiens, je te protégerai partout où tu iras, et je te ramènerai au pays de la promesse».

Amen.

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Détails

Avec la participation de
Orgue
Nouchka Favez
Musique
Choeur Horizons, dirigé par Michel Cavin