Je me demande, lorsque vous êtes venus au monde, par quel regard vous avez été accueilli ? Par quel regard avez-vous été reçu, dans cette vie, dans ce monde ? Quels yeux ont été posés sur vous ?
Regard de tendresse, regard chaleureux, regard de bonheur, regard de joie : celui d'une mère, celui d'un père, celui d'une famille où vous vous êtes senti dès le départ aimé, accueilli, reçu. Regard qui vous disait : «Bienvenue petit homme, petit enfant, parce que ta venue est une bonne chose, parce que nous attendions ta venue».
Ou alors regard angoissé d'une mère, d'un père, d'une famille qui paniquent parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils vont pouvoir faire de cet enfant qui est là, tout nu, tout fragile, et qui attend tout de vous. Et on se sait tellement malhabile. On sait que l'on va commettre tant d'erreurs. Conscience qui vient mettre dans le regard une ombre d'anxiété qui vient ternir cet accueil. Comme une forme d'angoisse, épée de Damoclès suspendue sur les têtes et qui ne demande qu'à vous tomber dessus.
Ou encore regard exprimant une véritable peur panique, parce qu'avec la venue de l'enfant, chez la mère ou chez le père, ou encore chez cette famille, sont remontées en surface de tellement vieilles blessures, de tellement vieilles souffrances, le souvenir que l'on a été tout d'abord ce petit enfant qui a commencé par subir un regard «négatif», un regard d'anxiété ou d'angoisse, un regard de rejet. Que j'en porte encore en moi la cicatrice, cicatrice refoulée, oubliée, enfouie au plus profond de moi, mais qui, au moment où je fais l'expérience de devenir père, mère, va ressusciter en moi et ressusciter en moi ces mêmes émotions d'autrefois. Et au lieu de transmettre à la génération qui vient après moi un regard, une parole, un geste qui ouvre à l'avenir, voilà que c'est mon passé qui me rattrape et que je lègue à mes enfants.
Quel regard ? Regard de la bonté, regard de l'amour ? Regard de la bonté, de l'amour que je porte en moi ?
Je me demande, je vous demande : par quel regard avez-vous été accueilli, par quel regard avez-vous été reçu dans la vie ?
«Jésus le regarda et se prit à l'aimer». Ce regard d'amour n'est pas une chose qui va de soi. Ce regard de compassion ne va pas de soi. Car, pour regarder, il faut voir...
C'est évident, me direz-vous, c'est une lapalissade : pour regarder, il faut voir. Or, justement je peux regarder sans voir. Un prêtre et un lévite sont descendus le chemin qui mène de Jérusalem à Jéricho, ils ont «vu», ils ont «regardé», mais ils n'ont ni vraiment vu, ni vraiment regardé le blessé qui gisait au bord de leur chemin. Ils n'ont fait que voir avec les yeux physiques, mais pas avec les yeux du cœur. Et ils ont passé à côté de cet homme qui était dans l'attente d'un regard d'amour, d'un regard de compassion.
Et même le père, le père de l'histoire de ce fils qui réclame sa part d'héritage et qui s'en va dilapider son bien, ce père commence par ne pas voir son fils. Car voilà un enfant qui vient et qui dit : «Père donne-moi la part qui me revient, je veux partir à l'aventure...». Et le père... laisse faire.
Son regard n'est qu'un regard «neutre». Gentil dirons certains..., peut-être. Mais ce n'est pas encore le regard de l'amour. Le regard de l'amour viendra plus tard : au retour de ce fils, quand le père l'aperçut de loin. Alors il le vit à ce moment-là. Et alors il fut bouleversé par un sentiment qu'il ne connaissait pas : celui de la compassion et de la bonté. Un sentiment tellement fou que ce père remonte la robe qu'il porte pour courir plus vite à la rencontre de son enfant, pour l'accueillir, pour physiquement lui montrer enfin combien il l'aime : Que le regard qu'il vient de lui porter l'a bouleversé.
Et Jésus, lui aussi tout d'abord, voit cet homme qui l'interroge sans vraiment le voir. Ce n'est qu'après qu'il va être bouleversé par cet homme-là. Ce n'est qu'après que Jésus va enfin le voir, va porter sur lui le regard de l'amour : «Jésus le regarda et se prit à l'aimer».
Et qu'est-ce qu'il vit alors ? Qu'est-ce que ce regard animé par l'amour, par la bonté, par la compassion, vit ? Qu'est-ce qu'enfin ce regard va découvrir et percer dans l'autre ? Sinon, ici encore, une histoire de souffrances, une histoire de blessures.
Et je me demande si Jésus ne s'est pas aperçu que sur cet homme, comme sur la plupart d'entre nous, il n'y a jamais eu autre chose que des regards sans amour ?
On me dira qu'ici, le problème, c'est la possession de trop grandes richesses, des richesses matérielles, et que c'est pour cette raison que cet homme ne va pas pouvoir accueillir l'offre de Jésus.
Certes ! Mais n'est-ce pas ici encore faire preuve d'un regard un peu court que de ne voir que l'attachement des hommes à leurs richesses matérielles ? Car pourquoi, je vous le demande, vous et moi, nous nous raccrochons à des biens matériels ? Ne faudrait-il pas aller un peu plus profondément ?
«Bon maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle ?» ... pour la gagner, pour la conquérir, pour la mériter, cette vie éternelle. L'erreur de cet homme, comme l'erreur fondamentale de tant d'êtres humains, celle qui est la mienne, celle qui est la vôtre, c'est de croire que l'amour se gagne, se mérite, se conquiert. Et ceci parce que le regard qui nous a accueillis n'a pas été spontanément un regard d'amour, un regard chaleureux, un regard de bienvenue, d'accueil. Alors il a fallu attirer le regard sur soi, attirer l'attention sur soi... «Hé, j'existe, regardez-moi !»
Et je roule en Rolls-Royce pour qu'on me regarde. Je me teins les cheveux en vert, pour qu'on me regarde. Et même, au fonds de la classe, je fais des «crasses» pour qu'on me regarde. Et à défaut d'être le premier, je serai le dernier, pour qu'on me regarde. Que ne ferait-on pas pour qu'on nous regarde enfin ?
Expression d'une souffrance.
Or l'amour ne se conquiert pas, il ne se mérite pas. L'amour ne peut qu'être, ou il n'est pas. Et l'on ne peut qu'en être les bénéficiaires.
Et voilà que cet homme, dans son schéma de pensée, renforcé par sa tradition religieuse, s'imagine que vis-à-vis de Dieu lui-même il fallait faire en sorte que Dieu aussi le remarque.
Ici, alors il faut se comporter en personne sage, pieuse. Faire sa prière. Faire les rites nécessaires. On sera même obéissant à Sa loi... pour qu'Il nous regarde : «Hé ! Seigneur, tu vois comme je suis bon».
Or quand Jésus lui dit de tout abandonner cela, quand il lui dit d'abandonner cette richesse, à la fois matérielle et spirituelle, par lesquelles cet homme avait cru pouvoir exister, ou en tous cas attirer le regard des autres pour se sentir exister, cet homme-là va passer par une crise. Et c'est cela sa difficulté.
— Abandonne tout ce qui te permet de paraître (à défaut d'être) aux yeux des autres, au moyen de tes richesses, de tes possessions. Mais aussi, abandonne ta richesse spirituelle, tes bonnes actions, tes bonnes œuvres qui, tel le pharisien te permettront de dire : «Seigneur, je te remercie de ce que je ne suis pas comme les autres». Sous-entendu que je suis mieux que les autres.
— Abandonne cela en venant à ma suite. Parce qu'en venant à ma suite tu ne pourras plus vivre tous les rituels de pureté, car, moi, je suis avec des «pécheurs». Tu ne pourras plus te séparer des autres êtres humains. Tu ne pourras plus vivre ce sentiment d'être au-dessus des autres. Tu devras abandonner cela.
— Tu partageras ma vie. Dans cette insécurité, tu découvriras que tout ce à quoi tu t'étais raccroché ne valait rien.
— Et alors tu comprendras le regard que je te porte. Le regard gratuit que je te porte. «Jésus le regarda et se prit à l'aimer».
Je me demande, je vous demande : quel regard imaginons-nous que Dieu porte sur nous ? De quel amour nous sentons-nous aimé ou mal aimé ? Quelles sont nos angoisses, nos peurs, nos craintes de manquer le bonheur, la joie, la vie, la vraie vie, la vie éternelle (comme nous dit notre texte) ?
C'est vrai que les religions ont souvent trahi l'esprit de l'Evangile. Que les religions ont souvent trahi ce message d'amour, ce message chaleureux. Tant de culpabilités sont encore accrochées à nos basques. Tant de fardeaux et d'anxiété pèsent sur nos épaules.
Sentir cette chaleur en soi. Sentir ce regard d'amour porté sur nous, fera de celui-ci regard de guérison. Ce regard sera une véritable thérapie pour un vrai bien-être. Une libération qui portera son fruit.
L'homme courbé va pouvoir se redresser. L'homme apeuré va pouvoir retrouver la confiance. L'être humain anxieux va pouvoir retrouver la paix et le sourire. Et parce que j'aurai été enfin regardé pour ce que je suis, sans condition, sans retenue, et regardé par des yeux de bonté, de compassion, de chaleur, de compréhension, alors je pourrai à mon tour laisser en moi naître un regard nouveau que je pourrai porter aux êtres et aux choses.
Alors le monde m'apparaîtra beau, alors la vie m'apparaîtra belle. Alors l'avenir me semblera plein de lumière.
C'est fou, non ? C'est fou ce qu'un regard peut faire. Comme une parole ou comme un geste, un regard qui peut être un coup de poignard dans le dos ou un regard qui vous relève et vous élève.
Oui, je me demande, et je vous demande : comment voyez-vous, comment voyons-nous Dieu nous regarder ? Est-ce le regard de ce Père qui nous aime ? Est-ce le regard à l'image de celui de Jésus ? Ou bien est-ce un regard froid, dur, sévère... De la réponse que l'on donnera dépendra pour nous la joie et la paix ou au contraire la poursuite de cette quête désespérée d'un amour qu'on doit conquérir.
Que l'Esprit de Dieu nous permette d'entendre aujourd'hui quel regard d'amour Dieu-Père pose sur nous.