Quand je vois comment Dieu s’y prend pour aller à la rencontre des gens, il y a des jours où j’ai envie de lui demander s’il n’est pas un peu inconscient; s’il ne fait pas preuve d’une incroyable légèreté pour un Dieu aussi respectable et connu que lui ?
Car aller à la rencontre des gens, c’est ce qu’il aime le mieux faire, depuis toujours. C’est même pour ne pas rester seul dans l’univers, qu’il nous a créés. La compagnie des arbres, des animaux, des étoiles ne lui suffisait pas, et pourtant cette compagnie ne manquait pas de diversité et de grandeur. Mais il lui fallait quelqu’un à qui causer, avec qui partager, quelqu’un à rencontrer et à aimer. Alors il a dit : “faisons l’homme à notre image; homme et femme, il les créa”… pour “causer” avec eux, partager avec eux; pour les rencontrer et les aimer.
Et voilà, c’était très bon.
Mais les moyens de Dieu pour cette rencontre sont-ils à la hauteur de sa volonté et de son projet ? Regardez comment il s’y prend au Temple de Jérusalem, à la porte dite “la Belle”. D’un côté, il y a Pierre et Jean qui montent au Temple pour la prière de trois heures de l’après-midi. La foule est là : il y a du monde et de l’animation, comme un jour de marché dans nos villes, de fête dans nos villages. Près de “la Belle Porte” se tient aussi (enfin, se tient, c’est beaucoup dire) un homme; il est par terre, à moitié couché, à moitié assis, on ne sait pas trop. Il est paralysé. Chaque jour des bras aimables le portent jusqu’à ce lieu de passage. Ils viendront le rechercher à la fin de la journée. Entre-temps, il aura sollicité l’aumône des passants. Pierre et Jean perdus dans la foule; un paralysé anonyme, qui ne suscite même pas l’étonnement puisqu’il est là tous les jours et fait partie du paysage. Des circonstances banales; une foule de gens; une rencontre bien improbable; qui aura lieu pourtant.
Et c’est là que Dieu est extraordinaire et c’est là aussi que Dieu nous donne quelques frayeurs car la rencontre va prendre naissance dans le regard, le plus fragile en même temps que le plus fort des liens.
N’allons pas imaginer que Pierre et Jean étaient avertis de ce qui allait se passer. Ils ne s’y attendaient pas. Ils n’avaient pas reçu des instructions comme cela se voit en d’autres circonstances : “vous irez à tel endroit et vous trouverez un homme paralysé, auquel vous direz...”. Rien de tout cela. Ils montent au Temple pour prier, un point c’est tout.
C’est le paralysé qui les voit d’abord et qui tend la main vers eux, pour demander l’aumône. Ce ne sont pas Pierre et Jean qui scrutaient la foule avec insistance pour chercher une bonne action à accomplir comme nous aimons parfois le faire.
C’est d’abord un regard de détresse qui s’est posé sur eux; Pierre et Jean ont accepté de se laisser choisir par ce regard. A leur tour, ils ont regardé cet homme et un lien, une fragile passerelle, s’est tendu.
Non, Dieu n’est pas d’une incroyable légèreté quand il veut rencontrer les hommes. Seulement, il met sa confiance dans ce qui peut naître lorsque deux regards se croisent. Il y a certes de la fragilité dans tout cela, mais pas de la légèreté de la part de Dieu. C’est l’espace d’une rencontre humaine qui va permettre la venue de Dieu. C’est là que tout se passe et que Pierre et Jean pourront dire leur attachement au Christ et la puissance de son nom.
Notez que tout n’était pas joué d’avance. Pierre et Jean auraient pu être distraits, tout occupés à parler ensemble. Pierre et Jean auraient pu détourner les yeux et regarder ailleurs. C’est si facile de fermer les yeux ou de détourner la tête, ou de passer tout droit sans voir. Nous le faisons souvent.
Ah, la force et la douceur du regard ! Il y a des amours qui naissent d’un regard échangé, des angoisses qui s’apaisent par la vertu d’un regard posé sur nous, des forces qui reviennent, de la confiance qui renaît. Il y a bien sûr aussi des regards pour faire peur ou blesser, ou pour humilier. Le regard est souvent une première entrée en relation.
Le regard est probablement une des toutes premières dimensions de nous-mêmes que le Christ vient évangéliser, nourrir de sa présence. Cela n’est pas naturel d’accueillir le regard d’autrui, avec son attente, peut-être ses demandes. Et cela n’est pas naturel de porter sur les autres un regard nourri d’attention et de présence. Il faut une source qui coule du dedans. L’Esprit travaille à cela en nous, en permanence.
Bien sûr, Dieu aurait pu s’y prendre autrement et décider d’imposer sa présence, de manière tonitruante. Des fois il le fait. Mais le plus souvent, il choisit de se glisser dans l’espace où des regards humains tissent un lien. Il s’aventure sur cette fragile passerelle. Car au fond, la venue de Dieu ressemble beaucoup plus à l’approche délicate de deux regards, qu’à une invasion qui renverse tout sur son passage. C’est donc les yeux, dans les yeux, que Pierre va prononcer des mots très forts : “De l’or ou de l’argent, je n’en ai pas; mais ce que j’ai, je te le donne : au nom de Jésus-Christ, le Nazaréen, marche !”
L’homme attendait une aumône, quelques sous pour se nourrir et assurer le pain de sa journée, sinon du lendemain; de quoi tenir dans son état. Au lieu de cela, il reçoit une parole qui fait vivre et qui le met debout. Une parole qui ne doit rien à la puissance de l’or ou de l’argent, une parole qui vient de Dieu.
J’ai lu une très belle anecdote à propos de Mère Teresa à Calcutta. Mère Teresa, un jour comme tant d’autres, est à l’œuvre dans une rue de Calcutta. Elle est agenouillée sur le sol et elle tient un homme dans ses bras. Toute la misère du monde paraît s’être concentrée dans cet homme : la saleté, la faim, la maladie, le désespoir et bientôt, la mort.
Passe un occidental. Il s’arrête et contemple ce tableau qui ressemble à une pietà. Comme toutes les pietà, la scène est bouleversante, belle et triste à la fois. Une mère qui tient son enfant mort, ou sur le point de mourir. “Vous savez, dit l’homme, même pour 10’000 dollars, je ne ferais pas ce que vous faites.” Et Mère Teresa répond : “Mais, moi non plus !”
Il y a ainsi des réalités essentielles à la vie qui échappent au pouvoir de l’argent, qui ne s’achètent, ni ne se vendent. Pour tout dire, elles sont sans prix. L’amour, le don, le regard, la parole partagée.
“L’homme ne vivra pas seulement de paix, dit Jésus, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu.” (Mathieu 4, 4). Et ce qui frappe, c’est que la parole donnée au paralysé, les yeux dans les yeux, mais devant tout le monde, est une parole puissante.
Nous vivons dans un temps qui se méfie de la parole. Des actes oui; des gestes oui; du concret oui. Mais la parole… Des beaux discours, rien de plus; cause toujours, mon ami… ça nous intéresse. Que de fois n’entendons-nous pas attaquer ceux qui parlent, parce qu’ils ne font pas. Comme si la parole ne pouvait être que parlotte, cheveux coupés en quatre, bavardage inefficace, temps perdu. Elle peut l’être, c’est sûr.
Mais dans sa vérité elle est aussi autre chose, une puissance, une force. Parler à quelqu’un commence à nous alléger du poids qui pèse sur notre vie et dresse un rempart contre la solitude. Une parole peut troubler, donner chaud, faire rougir, mettre en colère, procurer une joie immense. Elle est active, la parole. Elle va aussi chercher les profondeurs de la vie. L’or ou l’argent se sont d’aucune utilité pour dire ce qui nous touche au dedans de nous-mêmes : notre quête d’un sens à la vie; notre besoin d’aimer et d’être aimés; ce qui nous fait mal ; ce qui nous remplit de joie. La parole s’enracine au plus profond et elle est active.
Voilà pourquoi Jésus est parole de Dieu. Il n’est pas la parlotte ou le bavardage de Dieu. Il est la profondeur de l’amour qui se dit. Il est la puissance aimante de Dieu, car cela donne de la force d’être aimé.
C’est la certitude d’être aimé par Dieu qui remet le paralysé sur pied. Mais comment l’a-t-il reçue cette certitude ? Un homme a accepté de croiser son regard et de le regarder en face; de nouer un lien avec lui, fraternel; de s’arrêter, de prendre du temps; un homme lui a parlé de la confiance qui vient de Dieu; un homme l’a pris par la main, pour l’aider à se lever.
Pensez, frères et sœurs, à la manière dont Dieu vient vers vous. Vous trouverez toujours, je crois, le regard de quelqu’un qui prend du temps; la parole; la main tendue. Ce que nous pouvons nous donner les uns aux autres. C’est ainsi que Dieu va à la rencontre des hommes pour les relever, les rendre à la vie. Pas par légèreté ou inconscience, mais parce qu’il a confiance en nous.
Amen.