C'est bien connu : la nuit, tous les chats sont gris !
Autrement dit : «Sens-toi libre, agis à ta guise, profite de ta liberté ! Qui pourrait savoir que c'est toi qui as fait ça ? Qui pourrait te reconnaître dans cette obscurité ? Personne ! Alors vas-y ! Ose !» Depuis la nuit des temps ces pensées montent au cœur des hommes, si bien que la nuit est devenue le temps privilégié pour tous les agissements frauduleux, malveillants et destructeurs des hommes. C'est le temps où passent à l'action les cambrioleurs, les voleurs, les comploteurs, les magouilleurs et les tueurs de toutes espèces… La nuit créée par Dieu pour le sommeil et le repos bienfaisant des humains, la nuit devient une nuit redoutable et redoutée parce que le mal est là, et déploie toute son énergie de mille et une manières.
Et c'est bien pourquoi, nous le savons tous, la nuit ouvre en nous la porte à la peur, aux cauchemars, aux idées les plus folles et les plus terribles qui surgissent de notre inconscient. La nuit nous voit ressasser nos questions et retourner dans tous les sens les situations difficiles que nous connaissons. Et que la nuit peut être longue pour des malades qui la traversent comme un temps de solitude et d'angoisse ! Pensons encore à tous ceux qui sont touchés par la dépression, qui voient «tout en noir» qui se sentent tomber dans un trou noir, dans un puits sans fond ou qui ont l'impression d'être tombés dans un tunnel dont ils désespèrent de voir la sortie. Quand tout est sombre et noir, c'est la nuit, et pas seulement la nuit de la vue, ce peut être également la nuit de l'esprit, ou la nuit du cœur, ou la nuit de l'âme. Combien d'expressions françaises courantes traduisent ce sentiment !
Nous le constatons donc : de bien des manières, la nuit a partie liée avec la puissance du mal. Et elle nous inquiète parce que l'obscurité, nous privant de nos repères habituels, nous rend particulièrement vulnérables. En effet, dans la nuit ne risquons-nous pas à tout instant d'être pris par surprise par une menace que nous n'avons pas vu venir, ou ne risquons-nous pas tout simplement de nous égarer ?
Cette symbolique de la nuit associée à la souffrance, à la détresse, à l'oppression et à la mort semble être innée au cœur de l'homme, tout comme la lumière est associée à la joie, au bonheur et à la vie.
En tous les cas, le prophète Esaïe y recourt pour caractériser la situation à Jérusalem à la fin du VIIIe siècle avant J.-C. A cette époque, la puissance politique dominante est l'Assyrie qui étend toujours plus sa domination en direction du Sud. Déjà le royaume d'Israël du Nord est tombé sous le joug assyrien et va disparaître de la carte quand Samarie, la capitale, est détruite en 72l. Quant au royaume de Juda, il se rétrécit comme une peau de chagrin; Jérusalem est directement menacée. Les bruits de bottes sont de plus en plus présents, le joug assyrien se fait pressant, la guerre est à la porte.
C'est dans ce contexte qu'intervient le prophète : «Le peuple qui marche dans la nuit voit une grande lumière. Sur ceux qui vivent au pays des ténèbres une lumière se met à luire. Seigneur, tu rends leur joie immense, tu fais grandir leur allégresse. Ils se réjouissent en ta présence comme on se réjouit à la moisson, comme on crie de joie en partageant le butin». Le prophète annonce une bonne nouvelle : celle d'un total renversement de situation provoqué par l'intervention de Dieu. Finie l'oppression, cassés les barres et les gourdins, brisé le joug, anéantis dans les flammes les bottes des soldats et les manteaux encore maculés de sang. Car le signe annoncé s'est produit : un enfant est né à la cour royale de Jérusalem, l'heure de l'intervention de Dieu est arrivée, une intervention que personne ne peut empêcher. Réjouis-toi, peuple de Dieu, l'horizon s'éclaire, le matin vient !
Il va sans dire qu'en lisant ce texte aujourd'hui nous donnons aux paroles du prophète une portée que celui-ci ne pouvait pas même imaginer. Nous y voyons en effet l'annonce d'une autre naissance, sept siècles plus tard, la naissance de ce Roi que Dieu envoie au monde pour briser les jougs et délivrer de toutes les oppressions. Pour nous aujourd'hui la naissance de Jésus — dont le nom signifie «Dieu sauve» — accomplit pleinement la prophétie d'Esaïe.
Et c'est précisément sur ce point que je voudrais attirer votre attention ce matin : Dieu ne prend pas son parti de nous voir livrés pieds et poings liés à la puissance du mal. Il veut nous délivrer, nous sauver. C'est pourquoi il nous rejoint dans la nuit, mieux : il nous rejoint dans notre nuit, dans la nuit de nos souffrances, de notre solitude, de nos inquiétudes, de nos révoltes et de nos désespérances. Il nous rejoint dans notre nuit pour éclairer notre route et nous conduire à la pleine lumière.
Au fait, avez-vous déjà remarqué, frères et sœurs, que dans la Bible les moments clé, les événements fondateurs du peuple de Dieu se produisent de nuit ? Je pense ici d'abord à l'événement fondamental pour les Hébreux qu'a été la sortie d'Egypte sous la conduite de Moïse. C'est de nuit que Dieu a ouvert devant son peuple la porte de la liberté et l'a mis en route sur le chemin de la Terre promise. Il a fait briller dans la nuit de la souffrance et du désespoir une grande lumière porteuse d'espérance et de promesse.
Et je pense aussi bien évidemment à la nuit de Noël, lorsque l'ange dit aux bergers de Bethléhem : «cette nuit, dans la ville de David, est né votre Sauveur; c'est le Christ, le Seigneur». Cette nuit de Noël était peut-être une merveilleuse nuit étoilée pour les bergers de Bethléhem, je n'en sais rien. Mais elle est aussi la nuit des cœurs fermés, obligeant Joseph et Marie à chercher refuge dans une étable; tout comme elle est encore la nuit des cœurs résignés des voyageurs obligés de se plier à la volonté de l'occupant romain d’aller se faire inscrire dans leur ville d’origine, elle est la nuit des cœurs qui ont cessé d'attendre la délivrance promise avec la venue du Messie.
Allons plus loin : cette nuit de Noël préfigure la nuit qui a vu la trahison de Judas et l'arrestation de Jésus. Et quand au terme d'un simulacre de procès Jésus est crucifié comme un malfaiteur et meurt, la bible nous dit que le soleil s'obscurcit en plein midi et que l'obscurité se fit sur tout le pays et dura jusqu'à 3 h de l'après-midi. Il faisait nuit sur la terre quand la puissance du mal et de la mort semblait triompher de la lumière de la vie.
Et n’est-ce pas justement une fois de plus au cœur de la nuit, de la nuit du tombeau et de la mort que va éclater la vie, que la lumière divine triomphe de l'obscurité ? A l'aube de Pâques, la vie prend des couleurs nouvelles, inconnues jusque-là, indicibles.
Nous le voyons bien : en intervenant dans la nuit à Noël, à Vendredi Saint et à Pâques, Dieu fait resplendir pour son peuple d'Israël et pour tous les peuples de la terre qui marchent dans la nuit une grande lumière. Avec le prophète Esaïe, réjouissons-nous de cette bonne nouvelle de l'intervention de Dieu qui fait éclater tous les jougs et toutes les puissances d'oppression, tout ce qui nous asservit et nous empêche de goûter au bonheur de la vie. En nous donnant son Fils, Jésus, Dieu ouvre devant nous la porte de la liberté et nous met en route sur le chemin du monde nouveau.
Cependant cela ne signifie pas pour autant que la nuit a disparu. Pas plus pour nous que pour les Hébreux dans le désert qui n'ont pas eu la vie facile et n'ont pas connu que des heures claires. Même après Pâques la nuit est toujours là. Le mal continue à se déchaîner, et nous le savons bien : la maladie, le mépris, la violence, l'injustice, le mensonge, la mort nous le rappellent chaque jour. Même pour ceux qui sont bien ancrés dans la foi, il y a de ces moments où nous n'en pouvons plus, où nous nous sentons submergés, où il fait nuit dans nos cœurs et nos esprits.
En ce troisième dimanche de l'Avent levons les yeux vers cette lumière que le Seigneur a fait briller dans notre nuit. Peut-être nous paraît-elle bien faible et fragile, comme l'est la lumière des trois bougies de ce dimanche. Mais elle est porteuse d’une grande et bonne nouvelle : le Seigneur vient, il s’approche de nous pour nous sauver et nous faire renaître à la vie. Sachons-le bien : il n'y a aucune situation ni aucune circonstance dans lesquelles le Seigneur ne puisse nous rejoindre. Nous ne sommes jamais trop enfoncés dans la nuit pour que le Seigneur ne puisse nous délivrer. Même la mort ne saurait nous séparer de lui.
Cette lumière des bougies de l'Avent est le signe que le matin vient, qu'il vient à nous Celui qui est la lumière du monde. Dès maintenant, avec le Christ dont nous nous préparons à célébrer la naissance, nous avançons vers le monde où tout est lumière et vie !
Amen.