Quand nous étions ennemis de Dieu, nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils… A maintes reprises, le message des Ecritures nous annonce cette nouvelle surprenante et libératrice : la réconciliation entre l'homme et Dieu a déjà été accomplie, elle s'offre à tous ceux qui veulent la recevoir et elle est gratuite.
Par contre, la réconciliation entre les hommes n'est jamais gratuite — parfois elle coûte très cher. En témoigne l'histoire de deux frères, Esaü et Jacob. L'un détestait l'autre parce que ce dernier avait commis contre lui une escroquerie. Cela arrive même dans les meilleures familles, aussi dans les familles des patriarches. Un jour, Jacob, en collusion avec sa mère, avait trompé son père Isaac et il avait capté la bénédiction qui revenait à son frère aîné. Agissant ainsi, il a gravement offensé Esaü, son frère, et lui a causé des dommages irréparables. Rien d'étonnant qu'Esaü, à son tour, veule se venger et que Jacob craigne pour sa vie. Le cercle vicieux de la haine et de la peur est bouclé ! mais il n'est pas vivable. C'est pourquoi Jacob se met à préparer la réconciliation. Il prélève un présent pour son frère, «deux cents chèvres, vingt boucs, deux cents brebis, vingt béliers, trente chamelles laitières avec leurs petits, quarante vaches, etc. Ce n'est pas un présent symbolique, une babiole joliment emballée. C'est un troupeau tout à fait sérieux que Jacob est prêt à sacrifier en vue d'obtenir la faveur de son frère.
La réconciliation est coûteuse, Jacob le sait. Sachons nous aussi que pour se réconcilier, il faut être prêt à payer, à se démunir. A la longue, les deux parties sont gagnantes et tous profiteront des fruits de la paix, mais au début, au stade natal de la réconciliation, il faut beaucoup investir.
La réconciliation n'est possible que là où il y a l'aveu de la faute. Jacob, ayant appris que son frère Esaü marchait à sa rencontre avec quatre cents hommes, a réparti, par précaution, son peuple et sa propriété en deux camps. Si Esaü devait saccager l'un des camps, le camp restant pourrait s'échapper. Jacob est réaliste, il se rend compte que son frère est bien décidé de mettre le camp à sac et que dans sa fureur, il y a un brin de justice. Mon frère est fâché, très fâché, parce qu’un jour, je lui ai fait du mal. Je reconnais ma faute, en moi je la reconnais.
Dans son angoisse, Jacob réclame la miséricorde divine, mais il ne clame pas son innocence. Jacob n'a pas succombé à la tentation de se justifier par la faute de son adversaire. Il dit « j'ai peur de mon frère, sauve-moi de sa main », mais il ne dit pas « mon frère malhonnête a troqué le droit d'aînesse contre le brouet de lentilles, c'est lui qui a commencé et n'a pas encore fini, et moi, je ne suis qu'une pauvre victime de cette espèce de brute ». Qui veut entamer le processus de réconciliation, le processus douloureux, doit scruter tout d'abord sa conscience, confesser ses péchés, avouer ses défaillances et ses dérapages. L'adversaire : lui, il a très probablement dans son oeil une paille, sinon une poutre, mais la réconciliation commence toujours par le lavage de mes propres yeux.
La réconciliation entre les hommes est à tel point précieuse, que, le cas échéant, il faut lui donner la priorité à l'obligation religieuse. « Si tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel et va d'abord te réconcilier avec ton frère ». Est-ce que c'est la révolte contre la religion au nom de l'éthique ou du moins la destitution de la religion au rang des choses anodines et superflues ?
Je ne crois pas. Le souvenir que mon frère a quelque chose contre moi, émerge ou devrait émerger juste dans le temple, quand je me trouve en face de l'autel. Le sens le plus profond de l'offrande, c'est l'expiation. Il faut l'expiation, parce qu'il y a la faute, il y a le péché, il y a ma part au péché du monde, il y a ma culpabilité. Il y a mes offenses qui doivent être pardonnées. Il y a l'autel de la croix, ou le grand prêtre par excellence, a présenté son offrande pour moi. Dans les églises réformées, le rituel qui répète le sacrifice du Christ, ne se pratique pas, nous n'avons pas d'autel dans notre modeste salle. Mais nous avons tout de même la table du Seigneur et, rassemblés autour d'elle, nous prions l'agneau de Dieu de prendre pitié de nous. La communauté des fidèles qui commémorent l'offrande du Christ, c'est un bon endroit pour faire surgir en moi l'idée que j'ai fait du mal à mon frère et qu'il me faut me réconcilier avec lui.
La confession des péchés est une étape qu'on ne peut pas sauter. Mais la réconciliation n'est pas une superstructure de notre culpabilité, elle a un fondement beaucoup plus solide, elle est basée sur la promesse. Jacob sait que la tentative de se réconcilier avec Esaü est une opération risquée. Nous connaissons le déroulement ultérieur et nous savons que cette histoire s'est terminée en vrai «happy end». Esaü s'est jeté au cou de son frère et l'a embrassé. Mais au moment où il prépare la rencontre, Jacob ne peut pas exclure l'éventualité qu'Esaü se jette sur lui pour lui tordre le cou. Alors, Jacob répète dans la prière le message du Seigneur qu'il avait entendu un jour dans le songe : « Je veux te faire du bien et je multiplierai ta descendance comme le sable de la mer qu'on ne peut compter, tant il y en a ». Comme Jacob, nous ne savons pas si toutes les tentatives de réconciliation entre les hommes aboutissent, mais nous savons que toute tentative de réconciliation est précédée d'une promesse. Celui qui veut nous faire du bien, celui à qui appartient le lendemain et qui est l'espoir des générations à venir, il rend possible la réconciliation entre les hommes, puisqu'il a déjà tout réconcilié par lui et pour lui».
«Celui qui se met en colère contre son frère en répondra au tribunal». C'est une phrase bien menaçante que nous venons d'entendre de la bouche de Jésus. La traduction oecuménique de la Bible en tchèque suggérerait même que le tribunal menacerait celui qui «porterait la colère contre son frère dans son coeur», donc invisiblement pour son entourage ! Il faut en déduire que le vrai mal est fait bien avant qu'il ne se manifeste, qu'il ne devienne visible ! C'est une nouveauté, par rapport à la Loi de Moïse. Pourquoi Jésus serre les vis de cette manière-ci ? Pour nous faire peur, nous plonger dans l'angoisse et même dans la fameuse névrose chrétienne ?
La mise en garde contre toute pulsion de colère qui surgit dans l'intimité de notre coeur spontanément ou, plutôt, de manière incontrôlée, est sérieuse. On pourrait être porté à relativiser cette sévérité du propos de Jésus, par exemple en démontrant comment les éclats de colère ne sont souvent qu'une sorte de jeu et, par conséquent, sans gravité excessive qui mériterait tout de suite un procès devant le tribunal divin. En fait, c'est là, justement, la pointe de l'avertissement du Christ. Je ne sais plus quel auteur français a tiré ici un parallèle en disant qu'un tel jeu ressemblerait à l'enfant jouant avec l'aiguillage du rail sans la moindre pensée aux conséquences possibles — jusqu'à ce que, tout d'un coup, un train bien chargé y passe à toute vitesse, en mettant en danger tous ceux qui ne s'écartent pas assez rapidement.
Ce qui est vrai pour les individus l'est aussi pour les groupes sociaux : dans notre cas, il s'agit de la société tchèque, passée en plus par l'expérience totalitaire, ce n'est que maintenant que nous mesurons son impact sur nous tous. Le mécanisme vital d'un tel système est la fabrication des soi-disant «vérités hors de tout soupçon» et cela se passe au niveau des idées bien évidemment. Rien ne se voit, cela fait partie importante de la méthode dont la perfection dépend. Quant au contenu de ces vérités, il consiste tout simplement en la distinction, imposée par la méthode, entre le bien et le mal — entre les idées louables et défendues, entre le vrai et le faux, le bon et le pervers et, surtout, entre les amis et les ennemis. Tout cela toujours dans les idées, dans une grande abstraction d'abord, pour ne pas décourager les récipients, et puis aussi par rapport à l'extérieur — pas seulement par rapport à l'Allemagne décriée comme ennemi numéro un — non ! J'ai dû regarder pendant des années le premier village polonais voisin de ma région avant d'avoir pu m'y rendre pour la première fois seulement après mon baccalauréat, à l'âge de 19 ans. J'ai eu en tout, pendant ma scolarité, onze ans de russe sans avoir jamais rencontré un seul Russe vivant alors qu'ils appartenaient à la catégorie suprême de nos amis officiels… mes amis n'étaient pas plus concrets que nos ennemis.
Les idéologues d'antan ont parfaitement compris l'évangile de Saint Mathieu : c'est dans le coeur des hommes qu'on gagne (ou qu'on perd !) les batailles décisives dont l'enjeu est l'homme lui-même et par là, son monde et notre avenir. Je me souviens d'une véritable découverte personnelle dans ce domaine. C'était à la fin des années soixante-dix, je vivais déjà depuis plus de dix ans d'abord en Allemagne et ensuite en France. La CH 77, la première organisation d'opposition chez nous, était déjà née et son protagoniste Václav Havel, l'actuel Président de la République tchèque, commençait à être connu en Europe. Dès le début j'achetais, par principe, toute la littérature tchèque éditée en exil et un jour, quelqu'un m'avait demandé le recueil des pièces de théâtre de Václav Havel, un des premiers livres tchèques édités après 1968 à Toronto. Il avait et il a toujours sur la couverture comme une autoroute entièrement pavées de «oui» suivis de point d'exclamation. Des «oui» assez grands en bas de la couverture jusqu'aux «oui» minuscules en haut au point de fuite où les lignes convergent. Des «oui» en choeur aux vérités collectives omniprésentes.
Ce jour-là, mémorable pour moi, j'ai fait une découverte sur la couverture de ce livre que je connaissais bien; en effet, je me suis aperçu qu'un de ces «oui», parmi les petits en haut de la couverture et noyé de ce fait dans le pavé, n'était pas suivi d'un point d'exclamation, mais d'un point d'interrogation — oui ? Vraiment «oui» à toutes ces idées et vérités officielles ? Cette question timide au milieu des affirmations massives, c'était la voix de la conscience qui nous protège contre le mal sur le lieu de naissance de ce dernier, la voix de la Charte de Václav Havel. Le refus de la haine orchestrée contre les ennemis internes, par exemple les chrétiens, et les ennemis externes, surtout les allemands. Le refus du jeu avec les instincts les plus bas dont nous sommes tous capables, voilà ce que j'ai compris du totalitarisme un jour de printemps en 1979.
J'ai compris beaucoup d'autres choses encore, ce jour-là. J'en ai éprouvé une grande joie mêlée d'un peu de honte. Comment est-ce que j'ai pu jusque-là comprendre si peu de choses au mal qui empoisonnait toute notre vie et qui la pénétrait tout entières ?
Je dois me rappeler souvent cette expérience maintenant que cette véritable semence de dragon donne ses fruits maléfiques. Nous l'avons réalisé récemment au cours du débat concernant la «Déclaration tchéco-allemande». Les préjugés inculqués sont tenaces, ils ont surgi chez certains avec des points d'exclamation en gras. C'est également le cas dans la discussion interne autour de la relation future entre l'Eglise et l'Etat chez nous. Vaincre cet ennemi qui se manifeste dans notre coeur est d'autant plus difficile qu'il est invisible. Pourtant, c'est le lieu, c'est le moment où tout se décide : «Celui qui se met en colère, qui porterait la colère contre son frère (dans son coeur) en répondra au tribunal !», dit Jésus à ses auditeurs peut-être un peu surpris par cette rigueur.
La réconciliation au coeur de l'Europe
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