Avec le retour des chaudes journées d'été revient aussi cette habitude de s'installer sur un banc, devant la maison, à l'ombre d'un marronnier. Il est vrai que c'est presque exclusivement une habitude de personnes âgées de nos jours. Il m'arrive de surprendre des paroissiens dans cette attitude de silencieuse et profonde méditation. Toutes occupations cessantes, voici que tout devient calme autour de l'homme et en lui; c'est le temps d'une prise de distance vis-à-vis de soi-même, où l'on parvient à se faire une certaine vue d'ensemble sur son être. L'antique dicton «Connais-toi toi-même» peut prendre ici toute sa place et tout son sens. Je suis une bonne fois en face de moi tel que je suis, et j'accepte de me contenter d'avoir à me connaître tel que je suis. Je considère mon existence dans sa spécificité et dans toutes ses dimensions. L'être humain sort en quelque sorte de lui-même et devient l'objet d'une réflexion, afin de découvrir qui il est et ce qu'il est. L'existence est parsemée de ces temps de méditation, quand on fait halte volontairement ou contraint par les évènements. De ces moments d'interruption surgit la vie spirituelle qui consiste en un effort de compréhension globale de la vie. Comment réagir à l'égard de l'ensemble complexe que constitue mon existence ?
Pour le savoir, osons être importuns et dérangeons une de ces personnes qui semble perdue dans ses pensées solitaires, sur un banc, à l'ombre d'un arbre. Suivez le guide : un pasteur n'attend pas que ses paroissiens viennent à lui, il se porte lui-même à leur rencontre. La conversation s'engage facilement, elle tourne autour des grands thèmes de toute vie humaine : la famille, le travail, la souffrance, la mort… Dans les propos échangés se dessinent les contours d'une certaine vision, d'une certaine compréhension de la vie. Ce n'est ni le temps ni le lieu de rapporter la totalité de ce dialogue, mais d'en retirer ce qui est fondamental.
Dans cette méditation sur moi-même, je me découvre dans un monde et dans une situation que je n'ai pas choisie. J'ai été mis au monde; ma naissance m'apparaît comme une combinaison parmi d'autres; mon existence est le fruit de rencontres, de contingences. Je suis dépendant d'une hérédité. Les événements de mon existence, je ne puis souvent que les recevoir, incapable de les maîtriser. Toute ma destinée n'est-elle pas en définitive quelque chose qui m'est donné et qui m'échappe ? La vérité de ma situation n'est-elle pas à la fois improbable, futile, et tragique ?
La méditation solitaire sur un banc ombragé se nourrit le plus souvent d'un désespoir résigné et calme. Dieu retrouve une place dans les préoccupations humaines comme l'ultime secours possible, mais lointain et lui aussi improbable.
Le contexte du passage qui nous a été rappelé tout à l'heure est bien celui d'une série de rencontres qui font la lumière sur des destinées individuelles. Voilà des personnages qui font un pas décisif modifiant le cours normal de leur vie, dès qu'ils ont vu Jésus; spontanément, entraînés l'un par l'autre à le faire, ils suivent Jésus dont la seule présence constitue un irrésistible appel. Jésus appelle ces hommes parce qu'ils prennent conscience de son existence, et qu'ils se rendent compte que, par là, leur propre existence s'en trouve réorientée. Ils se découvrent, pour ainsi dire, destinés à le suivre.
Nous n'apprenons quasi rien de la vie intérieure de tels hommes, sinon que Jésus connaît à fond toutes leurs attentes et y répond par tout son être.
«Celui de qui il est écrit dans la Loi de Moïse et dans les prophètes, nous l'avons trouvé». Oui, voici que se présente enfin celui qui fait exactement ce qui correspond au but de toute l'histoire d'Israël : il répond à la fidélité du Dieu de l'alliance par sa propre fidélité. Et cet homme vient de Nazareth de Galilée, c'est-à-dire du lieu même de la plus épaisse obscurité — une région trouble et mélangée, impure et informe, où même la foi s'est pervertie.
Nathanaël, un homme versé dans la connaissance des Ecritures, ne se souvient d'aucune parole prophétique donnant à Nazareth un rôle aussi important; il lui est difficile de se représenter ce village, voisin du sien, élevé tout à coup à de si hautes destinées. «Viens et vois». Nathanaël va-t-il s'ouvrir à une réalité inattendue ou va-t-il se bloquer sur ce qu'il pense savoir au sujet du Messie, celui vers lequel tend toute l'histoire d'Israël ?
Alors qu'il vient reconnaître l'identité de Jésus — en juger par lui-même — Nathanaël se trouve soudain interpellé sur sa propre identité. «Jésus dit à son propos : Voici un véritable Israélite en qui il n'est point d'artifice. D'où me connais-tu lui dit Nathanaël ?» Nathanaël commence à être ébranlé dans son scepticisme; il est salué comme le représentant authentique de la piété d'Israël : il est un de ces coeurs droits qui n'ont qu’à voir Jésus pour y discerner l'accomplissement de tous leurs idéaux, de toutes leurs aspirations à une vie juste. Mais Jésus emporte l'adhésion de Nathanaël en lui affirmant : «Avant même que Philippe ne t'appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t'ai vu». Jésus lui donne une illustration de la connaissance qu'il a de lui. La station sous le figuier est à la fois signe de paix et de prospérité, mais surtout désigne le lieu d'étude de la Loi, de l'Ecriture sainte. Cette étude l'a préparé à rencontrer Jésus, en qui se réalise ses plus hautes aspirations.
A travers une rencontre personnelle, Nathanaël accède à la foi; à travers l'expérience bouleversante de se savoir connu, il est conduit à donner sa foi à ce Jésus. «Tu verras des choses bien plus grandes (…) » En vérité, en vérité, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'homme». Jésus utilise l'image symbolique d'une communication durable entre l'être humain et Dieu. Jésus réalise cette communication d'une manière définitive, c'est en lui que le projet de Dieu pour l'humanité prend corps. C'est ici-bas que le Fils de l'homme relie ciel et terre. Le Fils de l'homme est en quelque sorte le type représentatif qui récapitule en sa personne l'humanité authentique.
N'y a-t-il pas là matière à éclairer nos méditations solitaires ? La démarche de la foi n'épargne pas l'effort d'une réflexion sur soi-même. Connaître Jésus n'est pas neutre. On est d'ailleurs connu de lui avant même de le rencontrer, et le rencontrer, c'est aussi se trouver soi-même dans sa véritable identité, telle que Dieu la voit et la veut. Jésus ne dit-il pas à tout homme : «Regarde-moi, et tu verras ce que tu devrais être, et ce que par moi tu peux devenir». Celui qui se reconnaît en Jésus se découvre — mais sous un jour particulier — comme un être choisi, élu et destiné à une vie authentiquement humaine. Jésus sert de miroir et donne ainsi aux disciples de se reconnaître eux-mêmes. Il s'agit dès lors de progresser vers un dépassement de ses propres précompréhensions, vers un accueil plus profond de sa véritable identité. Jésus propose à son disciple un cheminement vers une ouverture, un élargissement de sa façon de considérer l'ensemble de son existence. Le philosophe Paul Ricoeur résume tout cela dans une merveilleuse formule : «Je désire me connaître tel que je suis connu».
Mon point de départ est ma propre personne avec le poids de mon hérédité, le carcan de mes habitudes de pensées, la misère de ma destinée souffrante et chaotique : tout cela constitue une étroitesse, une limite qui m'est imposée, mais ne m'empêche pas de m'ouvrir sur ce que le Christ me propose. Ma personnalité — avec tout ce qui la compose — n'est pas gommée, mais réorientée. La différence des destinées humaines ne doit pourtant pas masquer notre commune destination en Christ : une ascension de tout notre être, s'accompagnant d'un élargissement progressif de l'horizon; le point de vue change dès que s'agrandit le paysage. L'étroitesse de notre être, de notre hérédité, de notre destinée est appelée à un processus d'élargissement.
Mais cette ascension ne doit pas être mise à l'actif de l'humanité, comme si elle s'exaltait elle-même et se divinisait par ses propres forces. En réalité, le disciple du Christ cède à l'attrait d'une grâce qui l'invite. Dans la contemplation du Christ, il m'est révélé une possibilité déjà réalisée que j'ai à recevoir.
Ce qu'il y a de plus grand pour un être, c'est la possibilité de se développer selon l'orientation fondamentale de son être; de donner toute sa mesure, à partir de ce qui lui est donné — que ce soit son hérédité, son caractère, sa destinée… C'est dire du même coup que le christianisme comporte une conception de l'humanité singulièrement opposée à celle qu'on lui attribue généralement. Il ne s'agit pas de combattre, de récuser, de mutiler la nature humaine, mais bien au contraire de la réaliser, de l'accomplir, de la parachever. Quelqu'un a paru dans l'Histoire qui développe, intensifie de façon extraordinaire chez qui le rencontre, ce désir d'un authentique accomplissement de l'existence.
Le Christ Jésus nous conduit aujourd'hui encore à percer le mystère de sa propre vie intérieure — il a manifesté une façon toute particulière de se comprendre lui-même, en tant qu'être en constante communion de confiance filiale avec Dieu, en absolue consécration. Je découvre la vérité de mon être quand, laissant de côté toute forme d'inertie, je m'engage dans cette voie d'ascension où je saisis la main que Dieu me tend.
Laissons le mot de la fin à Karl Barth : «Dans la personne de Jésus, son frère et son semblable, c'est vraiment à soi-même que l'homme a affaire, à sa réalité, à son être tel que Dieu l'a choisi, créé et sauvegardé».