En effet, si l'injonction à ne pas nous mettre en souci a été reléguée au niveau des phrases pieuses sans efficace, nous n'avons pourtant jamais autant consommé d'anxiolytiques, d'antidépresseurs et autres somnifères. Nous pouvons de ce fait légitimement interroger notre société d'une prospérité sans précédent; globalement, nous jouissons d'une sécurité qu'aucune civilisation n'a connue jusque-là. Nous disposons d'un système d'assurances qui nous promet que tous les moyens seront mis en œuvre pour nous soigner si nous devons tomber malades. La durée de notre existence n'a jamais été aussi longue et le souci, comme attitude de vie, ne s'est paradoxalement jamais aussi bien porté. Et comme par un fait exprès, nul parmi les penseurs de notre temps ne semble s'attacher à définir plus précisément ce qu'est le souci.
Permettez-moi dès lors de risquer une définition : toute existence se préoccupe de sa propre survie, mais cette attention, cette sollicitude se transforme quasi automatiquement en un état d'inquiétude où l'exercice normal de nos responsabilités se met à trop nous travailler, à nous ronger de l'intérieur. Et cela débouche sur une vision faussée de l'échelle des valeurs de la vie, sur un véritable défaut de perspective : celui qui se met en souci se laisse ébranler par ce qu'il croit savoir de l'avenir, « Je ne pourrai pas être et faire ce que je devrais être et faire, en face des choses grandes et terribles qui se présentent à moi; je ne tiendrai pas, je ne pourrai que disparaître. (...). La crainte est l'anticipation d'une défaite tenue pour certaine. » (K. Barth) Le souci conduit à une défection formidable qui remet tout en question et qui paralyse toute marche en avant : les dangers et les risques inhérents à notre condition humaine deviennent des montagnes menaçantes et infranchissables. Le souci nous fait même idéaliser le passé connu, en comparaison de l'avenir dangereusement ouvert.
Être pris par le souci fausse effectivement toute vision de la réalité : le soucieux se bat avec les fantômes qu'il projette devant lui, avec le diable qu'il peint lui-même sur la muraille. J'en appelle à notre expérience commune : lorsque nous sommes en souci, nous nous méfions de tout et nous redoutons tout; nous avons sans cesse l'œil ouvert à toutes les formes, l'oreille dressée à tous les bruits – c'est le lot du pauvre gibier pourchassé. Par le souci, nous faisons de l'avenir notre propre problème; le souci nous isole et conduit même à une sorte d'éclatement intérieur où nous cultivons nos désirs et nos craintes d'une façon désordonnée. Le souci disloque, détruit, atomise et se nourrit de tout ce qui peut alimenter son inquiétude permanente. Il existe même une morale fondée sur le souci. Cette morale aboutit à ceci : le bien est là où il n'y a pas de danger à courir, de coups à recevoir, d'argent à perdre. Une vie sans risque où rien ne vaut la peine d'en courir.
Les sages de l'Antiquité avaient déjà posé ce diagnostic : les deux maux qui pèsent sur l'existence humaine, les deux freins qui la bloquent et l'empêchent d'accéder à l'épanouissement sont l'attachement nostalgique au passé et le souci de l'avenir. Sans cesse ils nous font manquer l'instant présent et nous interdisent de le vivre pleinement. La solution des anciens sages s'énonce ainsi : la vie bonne, c'est la vie sans espérance ni crainte, c'est donc la vie réconciliée avec ce qui est, l'existence qui accepte le monde comme il va. Toutes les aspirations, tous les idéaux supérieurs disparaissent au profit d'une adaptation à la réalité telle qu'elle est. Celui qui n'attend plus rien du monde ne se soucie pas de le changer ni n'en espère quoi que ce soit.
Telle n'est pourtant pas la solution que propose Jésus. Il se tourne immédiatement vers ces êtres de désir et de recherche que sont les êtres humains en leur indiquant ce qui doit être la démarche prioritaire de leur existence – le désir dominant de leur âme. Jésus vise une réalité qu'on n'atteint pas en multipliant ses soucis, mais en les recadrant dans une perspective nouvelle. Voyons plutôt.
« Ne soyez pas en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez; ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus. La vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement. » Le souci, c'est la préoccupation anxieuse, ainsi que la fatigue et les souffrances qu'elle engendre. La recherche des biens nécessaires à la survie est le lot des êtres humains, mais le souci devient illégitime quand il monte au premier rang des préoccupations et obnubile tout le reste, quand il enferme l'homme sur lui-même, l'obligeant à négliger toute autre dimension de son existence. Jésus contraint ses interlocuteurs à faire preuve d'un peu de bon sens : celui qui a donné le plus (la vie, le corps), donnera plus certainement encore le moins : le moyen d'entretenir la vie, de vêtir le corps. Qu'on n'accuse pas Jésus de se livrer à une philosophie pour beau temps. Il s'adresse à des gens pour qui le lendemain n'est jamais assuré, mais qui ont à découvrir que leur vie n'est pas d'abord le résultat de leurs efforts, mais d'un don premier. N'ont-ils pas aussi à découvrir que l'être humain vaut plus que ce qui l'alimente et l'habille ? Il y a un ordre des priorités à établir pour que chaque chose dans l'existence retrouve sa juste place et sa juste valeur.
« Considérez les corbeaux : ils ne sèment, ni ne moissonnent, et ils n'ont point de cellier, ni de grenier, et cependant Dieu les nourrit : combien valez-vous mieux que les oiseaux ? » Jésus semble se plaire à user de provocations. En effet, le corbeau est un animal méprisé, on l'associe aux décharges et aux détritus et voilà Jésus qui invite ses interlocuteurs à se faire une meilleure idée de ce qu'ils valent. Il n'en découle pas une passivité négligente, mais une activité libre, joyeuse, qui espère en Dieu et compte sur sa Providence. Jésus reste dans le domaine d'une certaine logique : les soucis sont d'autant plus superflus qu'ils sont inefficaces. Vous aurez beau vous tourmenter, vos soucis ne vous feront pas grandir, pas plus qu'ils n'allongeront la durée de votre existence.
« Considérez comment croissent les lis : ils ne travaillent ni ne filent... » Il ne s'agit pas de plantes rares qu'un jardinier cultive jalousement et qu'admirent les connaisseurs. Lorsqu'on voit l'horticulteur au travail dans le jardin, on pourrait à la rigueur comprendre que ses fleurs se développent bien, mais là ces lis des champs se confondent avec le fourrage qui peut même devenir le combustible des pauvres. Et pourtant les corolles de ces lis sauvages l'emportent en beauté sur le luxe le plus célèbre de l'histoire d'Israël : le lis est plus magnifiquement vêtu que Salomon dans toute sa gloire. « Ce qui est vrai de moi, pauvre fleur, ne le serait-il pas de la condition de l'homme, chef-d'œuvre de la création ? » (Kierkegaard)
« Ne dites donc point : que mangerons-nous ? ou que boirons-nous ? Et ne soyez point en suspens. » Jésus s'adresse à des croyants ébranlés par les souffrances, étouffés par les soucis. Ce sont des âmes ballottées, tel un frêle esquif secoué sur la crête des vagues. Aux soucis dont les hommes sont rongés, Jésus oppose le seul souci qui doive préoccuper les croyants. Il ne s'agit pas de mépriser les biens nécessaires à la vie, mais de prendre conscience qu'ils dépendent de Dieu. Un des maîtres-mots de ce passage se trouve dans ce verset : « Votre Père sait que vous avez besoin de ces choses. » C'est parce que le croyant est assuré que son Père pourvoit à ses besoins qu'il peut obéir de façon dépréoccupée à ce commandement : « Cherchez plutôt le Royaume de Dieu. » Le règne de Dieu est cet état d'abord intérieur puis social, où la volonté humaine n'est plus que le libre instrument de la volonté divine. Jésus voit surgir à cette heure même du milieu des nations du monde, livrées à une recherche désordonnée des biens de la terre, un peuple nouveau acquis aux intérêts supérieurs du Règne de Dieu, mais ce peuple des croyants est dérisoire. Celui à qui il a plu de vous donner le plus grand des biens, ne vous procurera-t-il pas à plus forte raison ce qui est nécessaire à l'accomplissement de votre vocation, aussi longtemps qu'il voudra vous laisser dans ce monde ? Votre confiance doit être telle que vous ne craigniez pas, s'il y a lieu de vous dépouiller de ce que vous posséder, au service d'un bien à faire. Selon les circonstances, abandonnez votre avoir ou administrez-le en vue de l'œuvre de Dieu. L'amour reçu et rendu : voilà la richesse du ciel.
Comme l'écrit un exégète contemporain : « Les soucis ne sont pas seulement les mauvaises herbes de l'âme. Ils peuvent en devenir les ronces inextricables. Seul un labourage profond peut les éradiquer. » (F. Bovon) Cette thérapie de l'âme doit effectivement passer par un retournement complet des perspectives. Il n'est dès lors pas étonnant que, de nos jours, l'on s'attaque si peu aux racines mêmes du mal qu'est le souci et qu'on se contente d'en soigner les symptômes à l'aide de médicaments. Ce que Jésus condamne, c'est la sottise de la créature qui s'attribue une puissance qui ne lui appartient pas et oublie sa dépendance à l'égard du Créateur. L'homme raisonne, calcule, agit comme si son avenir reposait tout entier entre ses mains. Nous devons ainsi construire un avenir qui puisse justifier notre présence au monde. L'acquisition des biens, leur accumulation deviennent l'indice d'une volonté de tout ramener à soi pour se donner l'impression d'exister vraiment.
L'existence se complique, car la satisfaction de ce que nous avons est troublée par le regret de ce qui nous manque. Plus nous avons de besoins et de désirs, plus nous avons d'occasions de conflits avec nos semblables. Beaucoup de nos contemporains ne savent plus ce que signifie la joie de vivre. Ils en ont perdu le secret dans la mesure où ils ont perdu le sens de la foi. Parce qu'orphelins du Père, ils sont livrés à leurs tourments. Qui ne s'appuie que sur soi connaît tôt ou tard la fragilité de sa confiance. Il s'effondre ou s'étourdit, se laisse aller au hasard des circonstances, oscillant entre la torture par une espérance creuse et le découragement désillusionné. Le souci est la caractéristique d'une vie sans Dieu.
« Ne soyez point en souci pour votre vie », ce commandement peut paraître arbitraire ou exagérément optimiste aux esprits superficiels et semble fait pour contrarier notre ardeur de vie; ce commandement n'a cependant en somme qu'un objectif : nous préserver du malheur d'avoir vécu inutilement. Celui qui fait servir sa vie à un bien supérieur la sauve en la donnant. Ne gaspille pas ta vie; fais-la fructifier ! Sache la donner pour l'empêcher de se perdre. Le moraliste Ch. Wagner l'exprimait ainsi : « L'essentiel commande, l'accessoire obéit, et l'ordre naît de la simplicité. » Il ne faut pas essayer de régler le secondaire avant d'entreprendre l'essentiel. Si Dieu nous interdit le souci, c'est qu'il nous offre la permission de vivre notre condition humaine limitée et pourtant élargie aux dimensions de son Royaume. Ta vie telle qu'elle est et nulle autre est le terrain d'exercice de ta vocation.
Des défis importants sont à relever, des dangers redoutables sont à affronter, mais le souci est le pire moyen d'essayer de s'en tirer. Le petit troupeau que nous formons ne doit pas ressembler à une société de gens peureux qui exagèrent tout. Il faut se familiariser avec ce qu'on craint, en faire le tour, le toucher et le regarder de près. Ce qui de loin est gigantesque, de près retrouve des proportions raisonnables. S'en tenir au commandement de Dieu, « ne soyez point en souci pour votre vie » permet de tenir en bride notre imagination et de conduire tout notre être là où il redoute d'aller. Le grand moyen de replacer le souci à sa juste place, c'est la naissance en nous de quelque chose qui bannit la crainte, et ce quelque chose, c'est l'amour.
Pour quiconque met toute son espérance et tout son bonheur en sa propre personne, la consigne est de trembler. Il faut apprendre à aimer quelque chose en dehors de soi pour se jeter dans la mêlée sans ce souci qui alourdit et paralyse. C'est alors que nous sentirons ce que notre destinée a de grand et que nous pourrons croire à la fuite utile des jours. Alors nous sentirons nos peurs nous lâcher, car nous saurons que nous ne nous appartenons pas. De là découlera une vie simplifiée, pacifiée, où les dangers ne manqueront pas, mais où nous aurons appris à les affronter de la seule manière raisonnable qui soit : dans la foi en Dieu qui pourvoit à nos besoins nécessaires pour que nous puissions accomplir notre destinée là où nous sommes, comme nous sommes.
Amen !