Je m’appelle Joseph, je suis charpentier à Nazareth. Je n’ai pas besoin de me présenter longuement, vous avez entendu parler de moi il y a peu de temps; j’ai appris que vous alliez lire dans l’évangile de Luc un épisode concernant mon fils et j’ai pensé que mon témoignage pourrait vous être utile. Juste dit en passant, il ne m’a pas fait une place de choix, Luc, dans son récit de la naissance de Jésus. Et je sais aussi qu’une certaine tradition a fait de moi un gentil vieillard. Ne leur en déplaise. J’ai peut-être pris un coup de vieux à l’époque de son arrivée à Nazareth, mais je m’en souviens comme si c’était hier.
Ça faisait déjà trente ans qu’il était né. Ma femme et moi-même avons donné une bonne éducation à nos enfants, dans la religion de nos pères. Mais je ne vais pas vous raconter l’enfance de notre fils, ce n’est pas ce dont il est question aujourd’hui. Ça fait quelque temps que nous sommes sans nouvelles de lui. Oh ! il nous avait habitués à cela, à 12 ans, lorsque nous l’avions perdu au temple. Mais là, il est majeur, il vole de ses propres ailes, comme on dit chez nous.
L’autre jour, je rencontrais un de mes amis qui semblait vanter les mérites de Jésus.
- «Quel homme extraordinaire !»
- «De qui parles-tu,» je lui ai dit. Alors il m’a répondu et ses paroles ont éveillé ma curiosité. Pensez, il n’avait pas fait signe depuis si longtemps ! Un certain Jésus, tout le monde en parle en Galilée ! Il paraît qu’il enseigne dans les synagogues ! Mon ami l’avait entendu par hasard alors qu’il était à Tibériade. Il a été sous le coup du charme ! Tout le monde l’admire, Jésus ! Il a quelque chose d’exceptionnel !
On raconte même qu’il a rencontré Jean, qu’il a été baptisé par lui, et qu’il s’est passé pendant le baptême quelque chose d’étonnant; c’est comme si l’esprit de Dieu était descendu sur lui sous la forme d’une colombe; ceux qui étaient là ont entendu une voix qui disait : «Tu es mon Fils bien-aimé, je mets en toi toute ma joie.»
On raconte encore qu’il a passé du temps au désert et qu’il en est revenu fortifié ! Qu’il y aurait fait une expérience étrange : il a résisté aux pièges que le tentateur lui a posés ! Partout où il a passé, c’était le succès ! Il va certainement passer à Nazareth !
«Tu m’avertis si tu apprends quelque chose», j’ai dit à mon ami et il m’a répondu qu’il est possible qu’il vienne au prochain sabbat.
Alors je suis allé à la synagogue, comme j’en avais l’habitude. Il était là.
On lui a tendu le rouleau du prophète Esaïe pour qu’il en fasse la lecture !
Quelle conviction dans sa manière de lire ! Quel rayonnement ! Jamais ces textes ne m’avaient paru si beaux ! Je me fais un plaisir de les répéter encore une fois.
«L’esprit du Seigneur est sur moi, il m’a choisi pour apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé pour proclamer la délivrance aux prisonniers et le don de la vue aux aveugles, pour libérer les opprimés, pour annoncer l’année où le Seigneur manifeste sa faveur.» Et il a encore ajouté en nous regardant droit dans les yeux : «Ce passage de l’écriture s’est réalisé aujourd’hui, au moment même où vous l’avez entendu lire.»
J’étais fier de mon fils. Et j’entendais les commentaires admiratifs des gens autour de moi. Quelques-uns se tournaient vers moi et me disaient :
- «Mais c’est ton fils, Joseph !» Tous étaient séduits et étaient étonnés d’entendre les merveilleuses paroles qu’il prononçait. La vie n’était pas toujours facile à mon époque et ces paroles nous faisaient rêver. Il faudra bien une fois que les pauvres aient leur mot à dire et que la liberté pour tout le monde ne soit pas qu’une belle idée ! Cette année de faveur ou d’accueil, où ceux qui avaient perdu leur lopin de terre le retrouveraient, où ceux qui avaient été exilés pourraient revenir, c’était une belle idée, mais tellement utopique.
Je ne comprenais pas très bien lorsqu’il a dit : «cette parole est réalisée.» Rien n’avait changé dans notre contrée. Mais tout à coup, je ne sais pas ce qui lui a pris. Il s’est remis à parler. A nous qui étions admiratifs devant lui, il a dit que nous allions certainement lui dire de prouver ce qu’il annonçait, de faire les mêmes choses qu’il avaient faites à Capernaüm et que personne n’était prophète en son pays.
Là, il exagérait. On peut même dire qu’il nous a vexés. Quelle prétention de vouloir lire nos pensées ! C’était de la provocation pure et simple. Et il ne s’est pas arrêté là. Il a continué de citer des exemples dans l’écriture : Elie qui est reçu par une veuve étrangère alors qu’il y a beaucoup de veuves dans le pays, et Naaman le Syrien qui a été guéri de la lèpre et non les nombreux Israélites frappés par la même maladie.
A toute époque de l’histoire, le message prophétique n’a pas eu beaucoup de chance d’être entendu, parce qu’il vient renverser les idées habituelles.
Joseph nous rendait attentifs au mot aujourd’hui. C’est un mot extraordinaire parce qu’il rejoint l’espérance de millions de personnes, des personnes visées par la promesse, les pauvres, les exclus, les captifs. Mais c’est un mot qui pose problème parce que l’aujourd’hui de Dieu interdit au moins deux solutions confortables :
- celle du rêve : ce serait beau, quels beaux textes, quel beau programme, bref, toute notre admiration passive devant ces textes,
- et celle qui voudrait n’attendre qu’un accomplissement à la fin des temps; l’opium du peuple, comme le relevait un grand philosophe !
Dans la synagogue de Nazareth, Jésus a dit : ce passage de l’écriture s’est réalisé aujourd’hui, au moment même où vous l’avez entendu lire ! Jésus inaugure ainsi l’aujourd’hui de Dieu. Depuis ce moment-là, ça fait bientôt 2000 ans, chaque fois que ces paroles sont lues ou proclamées et prises au sérieux, l’aujourd’hui de Dieu est instauré.
Ne lançons pas la pierre aux habitants de Nazareth ! Combien de fois avons-nous eu l’envie d’éjecter ce message ! Si nous voulons être honnêtes, nous nous sentons agressés par cette exigence de l’aujourd’hui de Dieu lorsque nous nous rendons compte du chemin qui nous sépare de l’accomplissement de la prophétie ! Beaucoup de pauvres sont encore bafoués, les captifs ne sont pas libres, les aveugles ne voient toujours pas et les réfugiés sont bien loin de tous pouvoir réintégrer leur terre pour y vivre en hommes et en femmes libres !
Et ce fait nous est rappelé lorsque la télévision nous propose des images de l’horreur dans le monde; la vue d’un enfant que l’on lance contre un mur ne laisse pas intacte notre sensibilité !
Si ces images peuvent conduire à des gestes de générosité spectaculaires - à chaque action de récolte de fonds, plusieurs millions de francs sont réunis - les images d’horreur génèrent en nous progressivement un sentiment d’impuissance et découragement.
Pour que notre conscience ne soit pas trop dérangée, nous aimerions alors que les guerres cessent, que les gens s’aiment et que les richesses soient équitablement partagées entre tous les êtres humains ! Tout de suite et pour tous !
Ce n’est pas encore cela l’aujourd’hui de Dieu ! La solution au problème du mal et sa force de destruction au niveau planétaire ne nous appartiennent pas. Réaliser l’aujourd’hui de Dieu, ce n’est pas endiguer le problème du mal dans sa globalité, mais voir, au-delà de cette réalité, des signes d’espérance, les nombreuses irruptions de l’aujourd’hui de Dieu.
Une famille se réconcilie après 10 ans de communication coupée parce qu’on croyait que l’autre croyait… Une réconciliation est une libération, un recouvrement de la vue. Par la diffusion de ce culte sur les ondes, nous formons une grande famille, et pour un instant, des centaines de personnes alitées ou incapables de se déplacer se sentent un peu moins seules. C’est un rayon de soleil dans ce chez-soi qui, pour certains, est devenu une prison.
Une parole d’amour est prononcée au hasard, mais qui est la parole que justement mon ami ou mon voisin avait besoin d’entendre : Bonne Nouvelle qui rejoint nos pauvretés.
L’accueil de réfugiés, même si ce ne sont que quelques-uns, qui, trouvant asile dans notre pays, découvrent un sens possible pour la suite de leur vie. Un sourire, une invitation, une prière, des gestes tout simples ! L’évangéliste Luc était persuadé que rien ne pouvait arrêter l’action créatrice de l’Esprit de Dieu. Participer à l’aujourd’hui de Dieu, vivre ces nombreux petits accomplissements, c’est une possibilité de briser le chemin qui va de l’admiration au rejet ! Alors 1998 sera une année où le Seigneur manifeste sa faveur.
Amen.