Dans le visage du fils

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Dimanche dernier, Francine Carrillo mettait en évidence dans la parabole du père et des deux fils (Luc 15), trois dimensions relationnelles de notre vie :
- la filialité, la fraternité et la paternité/maternité,
- le vie reçue, partagée, transmise.
Ce matin, le récit de la transfiguration nous place devant un autre mystère : la rencontre du divin et de l'humain, la gloire de Dieu et la précarité de l'homme.
Dans l'évangile de Marc, la transfiguration de Jésus forme avec son baptême et sa résurrection un trio de sommets mystérieux de son passage sur terre : entre la voix divine qui se fait entendre du baptisé dans le Jourdain et celle de la tombe vide du crucifié au Golgotha, la transfiguration est comme le Mönch entre la Jungfrau et l'Eiger du panorama évangélique ! Sommets inaccessibles, vers lesquels Marc nous invite pourtant à nous risquer, à l'aide de quelques indices.
Par deux remarques qui les distinguent des autres évangélistes, Marc nous suggère le sens particulier qu'il donne à cet étrange événement : lorsqu'il nomme les deux glorieux interlocuteurs de Jésus sur la montagne, Marc curieusement, mentionne Elie avant Moïse; avant même que la voix divine ait résonné sur la montagne, Marc fait allusion à la peur des disciples qui pousse Pierre à parler et à vouloir agir… même s'il ne sait que dire ! Ces deux points de repère nous permettent d'approcher le mystère de ce qui se joue sur le mont Thabor.

A. «Elie leur apparut avec Moïse, qui conversaient avec Jésus…»
Pourquoi Elie est-il nommé avant Moïse - contrairement aussi bien à l'histoire biblique du salut qu'à l'usage de la tradition ? (D'ailleurs, Luc et Matthieu dans leur évangile renversent l'ordre des personnages, comme le font chez Marc les disciples qui se proposent de dresser les trois tentes : «une pour Jésus, une pour Moïse, une pour Elie», disent-ils, dans le «bon» ordre !)
Marc suggère une première raison possible d'évoquer Elie avant Moïse : Elie, c'est le prophète rejeté, «traité comme un vaurien», comme vient de l'être Jean-Baptiste, comme le sera bientôt Jésus. Voilà pourquoi l'évangéliste fait déjà allusion à Elie juste avant la première annonce de la passion : voilà pourquoi il l'évoque encore immédiatement après le transfiguration, dans l'étrange dialogue entre Jésus et ses disciples à propos du retour dernier d'Elie et du Fils de l'homme. (cf. Mc 8, 28ss, 9, 11ss)
La mention insistante d'Elie, le prophète menacé, rappelle que le Transfiguré des hauteurs du Thabor s'apprête déjà à devenir le Défiguré de la colline de Golgotha… Mais l'évangéliste pourrait vouloir nous suggérer quelque chose d'autre encore au coeur même de la transfiguration : le silence de Dieu, ce «bruissement léger du silence» qu'Elie avait entendu sur cette même montagne, et dans lequel il avait reconnu l'écho fugitif du passage de Dieu (1 Rois 19, 12). Elie précède Moïse, comme le silence prophétique précède la loi et qu'il en reste la limite incontournable qui interdit à jamais de mettre en équations le Dieu vivant. Lorsque cette limite du silence est oubliée, ignorée, contournée, la loi se fige en ce qu'en avaient fait scribes et pharisiens.

Au contraire, la parole de Jésus prend corps dans le mystère même de son identité secrète, elle se prolonge, s'expose et se dévoile sur la croix pour se répercuter enfin dans le silence des femmes terrifiées du matin de Pâques (Marc 16, 8).
Pour comprendre le chemin mystérieux du Fils de Dieu, le silence bruissant du prophète Elie n'est-il pas un repère infiniment plus précis, plus précieux que la loi de Moïse et les commandements ?
Quelques lignes de Sylvie Germain évoquent cette face mystérieuse du mystère d'Elie et de la transfiguration
«L'histoire d'Elie est celle de la découverte du vrai temple, de la mise à nu de ses mouvantes et si frêles fondations : un temple qui ne s'érige que dans le coeur de l'homme fécondé de silence, et son sanctuaire est plus subtil que l'air.
L'histoire d'Elie est un prologue à celle du Christ en lequel le temple immatériel s'incarne pleinement, se met résolument en marche puis se déchire en jetant à la face des hommes le silence, non plus comme un soupir, mais comme un cri, une haute clameur. Pour que les hommes, sourds au soupir du fin silence, entendent le désarroi de ce silence et s'interrogent sur sa source et son sens. (…) «Elie est bien déjà venu et ils l'ont traité à leur guise (…)» Elie est venu - soupir du silence. Le Christ est venu - cri du silence. Mais l'humanité est composée en énorme majorité de sourds - néant du silence.»
(«Les échos du silence»)

B. L'autre particularité de la transfiguration dans l'évangile de Marc a également trait au silence - au silence rompu :
«Pierre réagit. Il dit à Jésus :«Maître, il est bon que nous soyons ici. Dressons trois tentes : une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie !» En effet, il ne savait que dire, car les disciples étaient effrayés.» A en croire Marc, ce n'est pas la voix divine surgissant de la nuée qui effraie les disciples, mais la simple vision silencieuse des trois personnages qui dialoguent sur les hauteurs du Mont Thabor. Pierre se met à parler, parce qu'il ne peut supporter le silence et le mystère de l'évènement qui le surprend ! Parler, prétendre se rendre utile à dresser trois tentes pour les visiteurs du Thabor, c'est le moyen pour Pierre - pour nous aussi, sans doute, parce qu'il parle au nom des trois disciples apeurés - de masquer son impuissance et sa perplexité devant ce qui le dépasse.
Les bavardages insensés de Pierre nous renvoient ainsi à nous-mêmes : si nous avons parfois tellement besoin de parler et de nous rendre utiles, d'agir, ne serait-ce pas que nous nous faisons une fausse image de la gloire divine, dont nous pensons devoir être les dignes reflets ? Ne serait-ce pas que nous aussi, comme Pierre, refusons d'admettre que le Christ ait choisi de s'engager sur un chemin de l'abaissement - parce qu'en vérité nous rêvons pour nous-mêmes d'autres titres de gloire, d'autres grandeurs : l'efficacité et le succès et les premières places ? (cf. Marc 8, 32ss)

Le silence de Pierre aurait pourtant été un premier pas déjà sur le chemin d'humilité que Jésus proposait à qui voulait le suivre… Et c'est bien une consigne de silence que Jésus donnera à ses disciples «jusqu'à ce que le Fils de l'Homme soit ressuscité d'entre les morts», dit-il. Une consigne limitée dans le temps, indiquant par là même l'imminence de la passion qui prélude à toute gloire…
En précisant que Pierre et ses deux compagnons ne comprennent pas ce que «ressusciter des morts» veut dire, Marc souligne combien il leur est difficile de s'engager sur le chemin du Christ : Ils ont à découvrir encore, au coeur même de leur propre vie, qu'il n'est pas de «résurrection» possible en Dieu, - pas de gloire ni de transfiguration à espérer - qui ne commence les yeux ouverts sur la dureté présente et proche de la mort, et qui n'appelle à la solidarité de ceux qui se sont reconnus précaires et passagers, face à la mort et à son cortège de douleurs.
Mais les disciples, comme vous et moi, sont sourds - sourds par manque et par peur du silence : ils n'entendent plus ni le silence, ni la brise, ni même le cri de Dieu… «Néant du silence», écrit Sylvie Germain, qui poursuit ainsi :
«D'épilogue à l'histoire du Christ préfigurée par celle d'Elie, il n'y en a point. C'est une histoire sans fin, son dénouement incombe à chaque homme. Il y a des reprises, des échos dispersés, des répons innombrables. A chaque fois et en tout lieu où la détresse s'empare d'un homme frappé de deuil, livré à l'agonie, à la désolation, c'est ce silence qui se répercute et s'aiguise dans le cri proféré par cet homme. Un homme alors au corps à corps avec le scandale du silence, au coeur à coeur avec le mystère du silence - front contre front avec Dieu.»
«Les échos du silence»

Parvenus à ce point de notre parcours sur la voie balisée par Marc l'évangéliste, qu'avons-nous entrevu de l'épisode mystérieux de la transfiguration ? Entre la Jungfrau du baptême et l'Eiger du crucifié ressuscité, la cime du Mönch évangélique reste couverte d'un persistant manteau de brumes. La gloire du Fils de Dieu demeure triplement ombrée sur le Thabor : ombrée de silence dans la nuée de l'invisible; ombrée de passion et de refus par notre humanité toujours créatrice d'idoles; ombrée d'humilité pour qui marche à sa suite, sans prétendre aux exploits.
Comme la parabole du père et des deux fils nous renvoyait, dimanche dernier, à nous-mêmes, à nos liens de famille et nos fraternités, la transfiguration nous renvoie à notre humanité de compagnons en Christ. Plus qu'à la glorification secrète du Fils de Dieu devant un parterre de rares initiés, c'est à la suivance des disciples que Marc oriente nos regards et notre attention : «Voici mon Fils, le bien-aimé : écoute-le !»
L'ascension au Thabor s'avère moins rude que la descente ! Les hauteurs «célestes» du Thabor renvoient inéluctablement les témoins vers la plaine des hommes, où le Fils de Dieu reprend déjà, incognito, sa marche vers la croix… A suivre, puisque c'est là que les disciples d'hier et de toujours découvriront la véritable gloire de Dieu et de son Fils, découvriront ainsi leur propre pauvreté et leur grandeur d'enfants adoptifs, leurs limites et leur dignité de serviteurs inutiles. Eux qui s'imaginaient dresser sur le Thabor trois brèves tentes pour les «grands», et qui auront dressé, ailleurs, au fil des siècles, des temples et des cathédrales autrement plus durables, découvriront qu'en vérité le temple de Dieu est mouvant, fragile, au «coeur de l'homme fécondé de silence…»
Encore faut-il que nous fassions silence pour percevoir la voix divine qui désigne le Fils comme bien-aimé à suivre, et nous désigne enfants d'adoption dans une même humilité d'humains. Ce silence-là n'est pas synonyme d'évasion ni de retrait sur une haute montagne; il n'est pas boule de cire à nos oreilles pour faire taire l'agression des bruits d'alentour : c'est un silence de présence attentive au monde, à Dieu et à nous-mêmes, un silence de plaine et d'humanité, accompagnée. Silence-limite reconnue de nos compréhensions; silence-aveu de notre impuissance à vivre seuls; silence-accueil à l'irruption de l'Autre et des autres… Ce silence-là nous permet d'entendre au loin les cloches qui mesurent le temps et lui donnent corps, échos discrets d'une présence insaisissable qui nous rappelle notre identité d'adoptés et d'aimés sur le chemin du Fils…
Encore faut-il apprendre à vivre et à parler, à fêter, à agir, à prier en faisant au silence sa part : «Mon chien Silence, près de moi…», comme disait le poète (Pierre Emmanuel).
Faire une part au silence dans les rires joyeux de mes fêtes : silence-intuition de la fragilité de tels instants de bonheur, silence qui m'en inspire d'autant plus de reconnaissance. Faire une part au silence dans le foisonnement de mes activités : sont-elles à l'écoute des attentes de ceux qu'elles prétendent servir ? «A quoi bon, sinon, gagner le monde entier, si j'en perdais ma vie ?» Faire une part au silence dans le murmure de mes dialogues d'intimité; silence de ce qui reste à jamais indicible dans la tendresse et l'amitié; silence-miroir qui reflète le trouble de mes regards portés vers autrui. Faire une part enfin au silence de la foi, qui dans mes prières s'interroge : «Pries-tu, ou t'entends-tu et te regardes-tu prier ?» Car ce silence m'aimante à l'Autre en majuscules, au Vivant qui me nomme dans mes faiblesses même, mes peurs et mes prétentions insensées…

Pour le prédicateur aussi, il est temps à présent de faire silence, de vous quitter avec les paroles d'un poète qui saluait la gloire ombrée du Transfiguré. Laissant à d'autres les ascensions vertigineuses vers les mystères du divin, voici comment Jean Grosjean se confie à Celui qui fut Dieu et fut homme : «Je n'ai maintenant plus rien à dire qu'à toi puisque ta gloire s'est dévoilée, mais sans lumière et presque sans visage ou sans beauté que devinée dans l'ombre.» Et le poète de nous ouvrir à la promesse d'une vie qui garde en Dieu le dernier mot, au travers même de la mort, au tamis du silence : «Tu te taisais assez pour que j'entende quelle promesse tu tiendrais quand ma vie, née de te connaître, ne pourrait plus mourir.» («Elégies»)

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique