Jésus est mort. Jésus n'est plus. Jésus est ressuscité. Il s'est montré aux siens deux fois déjà. Mais qu'est-ce que ça change pour les disciples réunis ce jour-là ? Ils savent bien que Jésus ne va pas revenir vivre avec eux, parcourir avec eux les chemins. Alors, à quoi bon ?
Les disciples sont désœuvrés. Ils ne savent que faire d'eux-mêmes. Ils s'étaient bien habitués à suivre Jésus, même si ce n'était pas simple chaque jour, à l'écouter, à tenter de comprendre ce qu'il disait, ce qu'il faisait, ce qu'il était. Que faire maintenant ? Leur vie a changé de cours avec lui. Sans lui, elle n'a plus de sens.
La seule idée qui vient à Pierre - le plus entreprenant des disciples selon les évangiles ! - c'est «je vais pêcher». C'est son métier, finalement. Ça l'occupera. Et les autres l'accompagnent.
Les disciples tentent de reprendre des occupations routinières, de se réinstaller dans la vie quotidienne. Je trouve à ce texte un goût de lundi matin. Quand il faut se remettre au boulot, reprendre le train-train. Un lundi matin gris et morne. Surtout après la parenthèse extraordinaire que les disciples viennent de vivre pendant quelques mois, quelques années.
Et, en plus, ils pêchent toute la nuit et ne prennent rien, pas le moindre poisson. Un quotidien banal, grisouille, sans intérêt. Et pourtant, Jésus se tient sur la berge ! Les disciples hésitent à le reconnaître : ce n'est pas sa place. Il n'est pas à sa place dans ce quotidien banal et vain. Sa place est dans la douceur du souvenir, ou peut-être dans des apparitions fantastiques.
Que fait-il dans ce petit matin gris ? Dans cet épuisement d'une nuit blanche sur le lac, d'une nuit de pêche vaine ? Que fait-il à préparer un feu de braises ? Que fait-il à griller le poisson ? Il est là comme n'importe qui… Oh, pas tout à fait n'importe qui, tout de même : «Jetez vos filets de l'autre côté, et vous trouverez du poisson.»
Voilà qu'il donne un sens à ce boulot, à ce train-train repris sans conviction. Il vient habiter cette vie de tous les jours. Ils ont jeté le filet, ils l'ont relevé, et il y avait du poisson. Tant et tant. Presque trop. Donc cent cinquante-trois grosses prises - cent cinquante-trois, un chiffre sur lequel on a écrit des chapitres entiers, un chiffre qui dit les hommes et Dieu, les hommes face à Dieu, la présence de Dieu aux hommes…
Tant de poissons. C'est là que l'on commence à reconnaître Jésus. Pierre se jette à l'eau pour le rejoindre plus vite ! Plus tard, Jésus leur partage pain et poisson. A cela aussi, ils le reconnaissent, sans oser dire son nom pourtant : ils n'osent y croire vraiment. C'est à ses gestes, ses actes, ses paroles qu'ils reconnaissent Jésus. Pas à ses traits, pas à son visage. Sinon, ils l'auraient reconnu tout de suite, eux qui ont vécu longtemps avec lui.
Non, Jésus est autre, différent. Il est passé par la croix, par la mort. Il est passé par la résurrection. Il est changé. Il ne s'agit pas d'une «ranimation». Jésus n'est pas un cadavre remis sur pied, Jésus n'est pas un mort-vivant. C'est un Ressuscité. Il est autre, d'une autre nature, d'un autre sens, d'une autre force. Il est de Dieu, de Dieu seul. Ce Ressuscité, les disciples n'en reconnaissent pas les traits. Mais leur cœur, leur foi, leur amour en reconnaissent les gestes, les paroles, le pain partagé. Cette présence qui vient donner sens à leur quotidien.
Cette présence les met en route. Certains parcourront terres et mers au nom du Christ. D'autres demeureront sur place, on n'entendra plus parler d'eux, leur nom ne sera plus cité dans les grands livres - mais je gage qu'ils resteront témoins discrets au jour le jour…
Jésus est mort, il y a longtemps. Sa résurrection aussi date d'il y a longtemps, d'il y a quelque 1'970 ans. Nous sommes bien installés dans nos habitudes, nos travaux quotidiens. Nous aussi, nous avons bien de la peine à reconnaître Jésus sur nos rives. Ce n'est pas sa place. Sa place est à la droite de Dieu, tout là-haut. Et, à la rigueur, dans les églises, à heure fixe, le dimanche matin.
Nous œuvrons seuls. Nous travaillons, nous aimons, nous rions et pleurons, nous discutons, seuls. Mais Christ est sur la berge. Au bout de la nuit, au petit matin, il nous accueille d'un feu de braise et de quelques poissons. Au bout de la nuit, au petit matin gris de nos vies, il est présent, accueillant, disponible.
Nous pouvons jeter le filet de l'autre côté de nos barques. Nous pouvons poursuivre notre travail quotidien, nos tâches, nos peines et nos joies, il est présent. Il y est présent. Il donne sens et force à tout ce que nous faisons, tout ce que nous vivons. Il est parfois difficile de le voir dans notre petit jour gris. Cela nous étonne tellement qu'il puisse être là.
Et puis, il ne «se ressemble» pas. On ne peut pas le reconnaître à ses traits, à son visage. Nous ne pouvons reconnaître Jésus qu'à ses actes et à ses paroles, nous aussi. Tous les actes, toutes les paroles qui me permettent de grandir, d'être bien, d'être moi, sont présences du Ressuscité; toutes les personnes qui m'acceptent comme je suis, qui font chemin avec moi, sont présences du Ressuscité.
Si nous le reconnaissons, si nous comprenons, si nous sentons combien il nous est absolument présent, toute notre vie en sera éclairée, transfigurée. Sans cesse il sera notre référence, le point d'ancrage de notre bateau.
Les disciples, hommes pécheurs devenus pêcheurs d'hommes, iront dire partout qui est Jésus, ce qu'il a fait pour eux, avec eux, ce qu'il fait par eux pour tous les hommes. De nous aussi, de notre quotidien, Jésus le Ressuscité fait son œuvre; si les pêcheurs deviennent pêcheurs d'hommes, alors les maçons scellent l'amitié, les charpentiers bâtissent l'humanité, les femmes de ménage nettoient les idées noires, les épiciers donnent du sel à la vie… je vous laisse continuer : de chaque quotidien peut naître une merveille !
Comme les disciples, nous pouvons, nous devons faire connaître, faire reconnaître le Ressuscité. Soyons présence du Ressuscité dans les petits matins gris de nos voisins, de nos proches. Que notre vie de tous les jours, par la présence sans cesse renouvelée de Christ à nos côtés, devienne - comme celle des disciples - une vie extra-ordinaire, tout en demeurant simple vie quotidienne.
Christ était mort. Christ est ressuscité. Il se tient sur la berge.
Amen.