Ce texte nous fait le récit de l'entrée triomphale de Jésus à Jérusalem : cela semble être le point culminant de son ministère. Il déchaîne l'enthousiasme. C'est aussi pour lui le début de la fin, une étape sur un chemin qui va aboutir à sa mort crucifié. L'ânesse et l'ânon sur lesquels Jésus monte sont une indication de son but en entrant dans la ville sainte. Il fait ainsi référence à une vieille prophétie (Zach. 9, 9) : il vient comme le messie, l'envoyé de Dieu, le roi attendu depuis des générations. Mais il vient avec douceur, non comme le roi guerrier, mais comme le roi guérisseur qui accueille le petit, le pauvre, l'exclu dans leur malheur et leur indignité pour les rétablir.
Les foules ne s'y trompent pas : l'entrée de Jésus suscite l'enthousiasme populaire. Elles accueillent Jésus, expriment toute leur attente envers lui par ce cri : hosanna, " sauve, de grâce ". Tout est possible, tout peut arriver, le roi est revenu, tout va changer.
Cela me rappelle un film que j'ai vu, qui montrait l'entrée triomphale du Général de Gaulle à Paris, à la tête des troupes alliées, en 1945. C'était la libération, la fin de l'oppression. Les foules en liesse l'acclamaient avec un enthousiasme et une joie débordants. L'avenir s'ouvrait à nouveau, tout redevenait possible. Pourtant ce que Matthieu nous raconte dans ce récit n'est pas l'histoire d'un triomphe, mais l'histoire d'une grande déception. Quelques jours plus tard, ce roi sera cloué sur une croix, exposé aux insultes des passants : toutes leurs attentes, leurs aspirations, leurs espoirs qu'ils avaient osé mettre en ce prétendu roi sont cloués là, brisés, ruinés.
Et lorsque le roi reviendra à la vie, après 3 jours dans le tombeau, ce sera presque en secret. Il sera accueilli par quelques femmes, par les doutes et les peurs de ses disciples, par l'incrédulité de la plupart. La naissance de l'église se fera dans ce climat-là, non pas dans le climat de l'enthousiasme qui s'exprimait dans notre récit.
Ce chemin qui va des rameaux à la résurrection en passant par la croix me parle d'un chemin que nous sommes tous appelés à faire un jour si nous voulons vraiment accueillir et suivre Jésus. La foule qui l'accueille dans notre texte l'accueille en mettant beaucoup de choses sur lui. Il n'arrive pas en terrain neutre. Il doit prendre sur lui (comment faire autrement ?) tout ce que cette foule enthousiaste lui projette dessus :
- Leurs visions de Dieu, variées et même contradictoires :
· celle du Dieu d'Israël, guerrier et exigeant, qui veut la pureté de la race, du sang, qui combat pour son peuple élu et l'invite à combattre en son nom,
· celle du Dieu saint et lointain, attaché à la stricte observance de ses lois, à la pureté rituelle, dont on ne peut s'approcher qu'à travers des sacrifices, des rites, une soumission absolue,
· celle du Dieu sauveur et guérisseur qui va tout arranger pour ses élus à travers de grands miracles, résoudre tous les problèmes, inaugurer l'âge d'or.
- Leurs visions du monde qui vont avec ces images de Dieu, avec les bons et les mauvais, les élus et les rejetés, les opprimés et les oppresseurs.
- Tous leurs désirs, aspirations, regrets, besoins, souffrances, ceux de chaque individu qui compose cette foule.
Cette foule enthousiaste est prête à beaucoup pour ce roi qui vient. Elle est pleine d'attentes. Elle l'accueille à bras ouverts. Jésus ne méprise ni ne rejette ces acclamations : tous ces désirs et ces aspirations ont quelque chose de légitime, toutes ces souffrances et ces besoins sont dignes d'être accueillis. Mais cet enthousiasme a aussi quelque chose d'ambigu. On peut entraîner une telle foule à quasi n'importe quoi : à casser du Romain, à libérer Jérusalem de ses oppresseurs, à accomplir des merveilles et des horreurs. C'est de ce genre d'enthousiasme que se sont nourris les croisades, la construction des cathédrales, la purification ethnique, tous les sectarismes, tous les fanatismes religieux et politiques de tous les temps. Jésus ne va pas se laisser piéger et enfermer ni par cet enthousiasme et ces attentes, ni par les images de Dieu qui sont derrière :
· il refuse le Dieu guerrier, il n'entraînera pas la foule sur le chemin de la violence,
· il refuse le Dieu légaliste, il ne va pas les endoctriner, les fanatiser, les attacher à sa personne par des règles et les emmener sur le chemin d'une obéissance aveugle,
· il refuse le Dieu tout-puissant qui arrange tout par des miracles en faveur de ses élus, qui attire l'admiration des foules et les subjugue.
Il aurait pu emmener les foules sur ces chemins : il aurait eu de solides appuis pour cela dans les attentes de ces gens. Il en aurait eu les capacités. Il aurait eu des appuis dans la Bible et dans la manière dont elle était comprise à cette époque. Sur ces chemins, on suit un leader, on a raison, on peut haïr ou mépriser nos ennemis et se sentir bien avec ceux qui sont comme nous. On peut en même temps être héroïque et rester comme un petit enfant qui suit son papa sans se poser de questions. On reste dans le cercle vicieux de l'agression et de la violence : pas seulement la violence physique. Il y a une forme de violence dans le jugement, dans le fait de désigner les élus et les perdus, dans toutes sortes d'attitudes mentales et spirituelles à l'égard de l'autre, et ainsi cela nous concerne aussi, nous chrétiens " civilisés " du 20e siècle. On sait comment on doit être, on sait comment est Dieu, on a des recettes, les certitudes sont solides, les questions trouvent vite des réponses.
Mais Jésus a laissé la foule et son enthousiasme pour prendre un autre chemin, celui de la croix et de la résurrection. Ce chemin il l'a fait tout seul. Il a refusé de séparer l'humanité en deux. Il est mort pour tous les hommes en s'identifiant à chacun. Il a choisi l'accueil et la réconciliation. Il a révélé une image de Dieu radicalement nouvelle qui nous oblige à remettre en question toutes nos manières de voir Dieu. Mais pour cela il a donné sa vie, et c'est la résurrection qui a été l'attestation de Dieu que ce chemin était le bon. Il a aussi montré un vrai exemple de ce que peut être un homme.
Ce chemin, il l'a inauguré pour toute l'humanité, mais c'est un chemin que chacun doit trouver pour lui-même. C'est un chemin d'amour, de liberté, de justice, de vérité. Sur ce chemin, il y a une croix qui m'invite moi aussi à donner ma vie, à respecter et à accueillir l'autre et moi-même, à faire tomber les barrières. Sur ce chemin il y a l'espérance de la résurrection et l'audace de découvrir Dieu tel que Jésus me le révèle et non tel qu'il est dans mes attentes, mes images, mes fantasmes. C'est un chemin exigeant. J'y marche et je n'y trouve pas de réponses toutes faites, pas de " Comment faire pour être un bon chrétien ? ". J'y découvre l'importance de la relation avec l'autre. Jésus m'y invite à y investir et à y développer mes désirs et mes aspirations les plus profondes. Je m'y retrouve souvent face à moi-même. J'y apprends l'humanité au contact de Jésus. C'est sur ce chemin que Jésus nous invite, nous rencontre, nous soutient, nous apprend à le connaître.
Amen !