Boulevards ou grande voie ?

image

C'est sur le thème des " boulevards " opposés aux chemins de campagne, ou sur celui des " portes automatiques " opposées au petit portail grinçant de nos jardins que le texte de l'évangile de ce matin semble nous entraîner. Et cela dans le contexte de la crise originelle pour tout chrétien, puisque ce texte se situe dans la version parallèle de l'évangile de Luc (Luc 13), juste au moment où le Christ prend le chemin, la route, la voie de Jérusalem pour y souffrir et y mourir. Un chemin encore long, bordé d'événements, de paroles et de controverses qui fait plus penser au chemin défoncé qui conduit de Porrentruy à la ferme de Valbert qu'à l'autoroute qui mène de Porrentruy à notre presque " capitale " Delémont.
En fait l'exégèse " moderne " s'est bornée à réfléchir sur cette parole en s'arrêtant à la porte. La teinte alors de la leçon retenue de ce passage est parfaitement, je dirai trop parfaitement moralisante : il y a un chemin large et spacieux qui conduit à une porte béante menant à la perdition, chemin de la facilité et du laisser-aller qui conduit le plus grand nombre à la perdition. Et il y a un chemin étroit, difficile, passant par le renoncement, la souffrance et l'obéissance qui mène à une petite porte étroite qui ouvre sur le Royaume. En bref : " Qu'il est difficile d'être chrétien " !

Les commentateurs modernes se refusent à pousser la porte et d'imaginer ce qu'il y a derrière. Ce n'est pas le cas des commentateurs anciens; leur liberté de l'utilisation du texte biblique le leur permet. Ainsi, Clément d'Alexandrie, à la fin du 2e siècle, début du 3e écrit dans son commentaire sur cette image de la porte " Comment donc monter aux Cieux, dit-on ? La " voie ", la voie, c'est le Seigneur ! Voie étroite certes, mais qui part des Cieux puisqu'il en vient; étroite, mais qui conduit aux Cieux; voie étroite et méprisée sur terre, voie large adorée aux Cieux ! ". Pour lui, la voie qui conduit aux Cieux, n'est finalement pas étroite, mais elle nous paraît étroite. Elle ne peut pas l'être parce qu'elle est le Christ lui-même. Et le Christ n'est pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, l'immense majorité de l'humanité; elle est donc nécessairement grande comme lui. Elle ne commence pas au milieu de nous, puisque c'est lui qui est venue des Cieux vers nous. Elle est donc large, comme l'Amour de Dieu, elle est Voie lactée immensément grande. Mais nous la percevons étroite, car nous nous empêchons nous-mêmes de nous y engager. Celui qui pousse la porte, découvre alors qu'elle ouvre sur un chemin qui se poursuit large et spacieux. En fait, c'est nous qui par notre regard limité rapetissons, redimensionnons cette voie royale, tout à fait assez large pour tous, mais rendue exiguë par notre incapacité à nous y engager franchement et à la faire connaître largement.
La voie qui mène à la perdition, elle, n'est pas plus large en réalité, mais devient à nos yeux boulevard par notre facilité à y cheminer sans poser de questions. Remarquable évidence pour nos pères, qui ne veulent pas comprendre une image hors de leur confiance simple, mais éperdue dans la bonté de Dieu; ils ne peuvent saisir une parabole en la détachant non seulement de son contexte, mais de la foi reçue par l'Eglise. Ils ont raison, car nous reviennent alors en mémoire, comme des confirmations de l'interprétation, les paroles du Deutéronome " J'ai placé devant toi, bonheur et malheur, choisis le bonheur afin que tu vives " ou alors cette parole de Jésus dans l'Evangile de Jean " Je suis la porte, si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé " ou cette autre " Je suis le chemin, la vérité et la vie ". Le texte de la porte étroite n'est plus alors une fiche à classer dans les leçons de morale facile du type " il est plus facile d'être perdu que sauvé ", mais il prend place dans une parole totale du Christ et qui ne nous dit jamais que toujours et encore : la grâce de Dieu est absolue, large, exponentielle, donnée, offerte, mais si mal reçue !

Cette lecture qui nous renvoie à la façon dont notre regard perçoit toujours de manière limitée, nous permet sans doute d'envisager d'une nouvelle manière " la crise ", cette crise du monde occidental, perdu dans ses certitudes, ébranlé dans ses convictions, crise si souvent envisagée d'ailleurs dans le sens d'une voie sans issue dans laquelle ce monde ne peut que s'engager et se fourvoyer, semble-t-il. Il semble comme aimanté par la voie spacieuse qui mène à toutes les fins catastrophiques. Alors il fait apparaître un peu partout des chemins étroits, réservés à des initiés s'illusionnant être les seuls rescapés d'une catastrophe dans laquelle seuls les imbéciles à leurs yeux se précipitent, ce sont les nouveaux adeptes des voies étroites.
Ils n'ont pas, eux, ce regard de l'Evangile qui nous fait discerner que le Christ n'a pas ouvert une voie unique pour quelques élus, mais qu'il est venu sauver l'humanité tout entière. Je sais que c'est dur à accepter, que ça nous fait mal au cœur que le Christ veuille sauver ceux et celles que nous prenons pour des crétins et des idiots, mais voilà, l'Amour de Dieu, il est comme ça ! Il n'a pas de limite et il n'est surtout pas limité par nos catégories.
Notre incapacité à nous engager sur la " grande voie " résulte donc d'un aveuglement certain, parce que la Voie, elle, est toujours là, elle n'a pas changé de nom, elle se nomme toujours, Jésus-Christ. Mais nos yeux sont aveuglés ou plutôt quelque part " on veut nous en mettre plein les yeux ", comme le dit si bien l'expression. Difficile de pouvoir détacher son regard des phares aveuglants mis en place devant nous et qui ne nous permettent plus de découvrir avec notre propre visage.

La féodalité d'aujourd'hui, pour revenir au Moyen-Age, elle se nomme médias et informations, comme le serf n'a pas son mot à dire à la Vérité de son Seigneur, nous sommes inféodés totalement à l'information que nous recevons; elle ne se discute pas, elle ne se conteste pas. Elle n'a aucune humilité et ne reconnaît jamais ses fautes. Elle peut annoncer une chose un jour et le lendemain son contraire, elle n'admettra jamais qu'elle aurait mieux fait de se taire, non, c'est nous qui aurions dû mieux entendre ! Et je n'ai pas besoin de vous faire un dessin sur l'obscurité que fait peser l'information sur la voie chrétienne, sujette de tous les maux. Par exemple, elle braque tous ses projecteurs sur un pape pour bien moins éclairer le Dieu dont se réclame ce pape; elle choisit le scandale au travers de quelques lignes concernant la relation des églises chrétiennes entre elles tirées d'un document de 17 pages, " Dominus Jesus " qui veut parler exclusivement de la relation des églises chrétiennes avec les non-chrétiennes…
Oui, finalement, la voie large et spacieuse est une image bien réelle pour cette surenchère des médias. Une offre toujours plus large et qui mène bien vite à un total appauvrissement de nos recherches personnelles.
Allez, le temps est venu de retrouver la largesse de Dieu dans toute sa simplicité au mépris des modes et des discours de circonstance. La route est grande et belle, mais quelque peu désertée, entrons-y simplement !

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Joël Bertrand
Musique
Ensemble de musique médiévale : "Venance fortunat", dir. Mme Anne-Marie Deschamps