Laissons-nous habiter par la flamme de l'espérance

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" Où habites-tu ? " Pour entrer en contact avec quelqu'un que nous ne connaissons pas très bien, la question est on ne peut plus naturelle. En effet, nous sommes des gens de lieu. Nous avons planté nos racines dans une terre, qui, avec le temps, devient un peu la nôtre. Nous vivons avec les gens d'une ville ou d'un village aux rythmes de leurs fêtes et de leurs coutumes; nous prenons leurs habitudes. Nous nous tissons un réseau de connaissances et d'amis. Il n'est jamais facile alors de déménager, de quitter des paysages familiers et des gens auxquels on s'est attaché.
" Où habites-tu ? " La lettre de ce dimanche s'adresse précisément à des gens qui ne peuvent que répondre ceci : nous habitons loin de chez nous, très loin, dans un endroit que nous n'avons pas choisi. Nous nous sommes déportés. Et j'aimerais alors donner deux ou trois précisions autour de cette situation d'exil. Les destinataires de la lettre écrite par Jérémie n'avaient qu'un très mince espoir de revoir un jour leur pays. Ces déménagés de force sont assignés à résidence. Les conditions dans lesquelles ils vivent sont difficiles certes, mais pas catastrophiques. De fait ce ne sont pas de véritables " déportés ". Ce mot éveille, en nous, les images d'un internement et d'un dénuement total. Contrairement aussi à ce que nous imaginons spontanément, les personnes déplacées dont il est question dans cette lettre sont des personnes socialement privilégiées. Vivent en exil à Babylone ceux et celles qui, dans leur pays d'origine, en Israël, avaient le pouvoir politique : le roi et la reine et tout leur staff. Vivent en exil également, des forgerons, des officiers du génie, bref tous ceux qui pouvaient enrichir les Babyloniens. En somme, notre texte mentionne un des premiers transferts de matière grise et de technologie.

Mais la richesse et la connaissance ne préservent pas d'une crise profonde. L'exil comporte aussi dans la Bible une dimension spirituelle; il joue le rôle de révélateur. Il devient une sorte de lieu-test qui pousse ceux et celles qui le vivent à s'interroger sur la solidité et la pertinence de leur foi. Dans ce monde étranger, ces exilés ne savent plus quelle place ils doivent occuper et quels comportements adopter. Ils ne peuvent déployer toute leur personnalité. Ils n'osent pas vivre leur identité collective, en particulier les exilés ne sont pas respectés dans l'expression de leur vie de foi.
A cette difficulté de trouver une juste place et un comportement ajustés, s'ajoutent alors l'indécision et le doute. Devant la multiplicité des propositions religieuses, les exilés ne savent plus qui croire; ils ne savent plus que croire. Ils oscillent ainsi entre l'enthousiasme et l'abattement. Victimes de leur crédulité, ils sont prêts à se laisser bercer par les sirènes optimistes des prophètes les plus enthousiastes qui annoncent un paradis. Ou , au contraire, ils sont prêts, victimes de leur abattement, à se laisser impressionner par les prophètes, oiseaux de malheurs, qui annoncent des catastrophes imminentes. La réponse de Jérémie se démarque à la fois des optimistes impatients et des pessimistes découragés.

Jérémie dénonce d'abord les doux idéalistes qui ravivent le rêve d'un passé enjolivé ou qui font miroiter un avenir radieux et immédiat. Jérémie va combattre de toutes ses forces ces marchands d'illusion. L'attente sera longue, nous dit-il : " septante ans " précise le texte. Le chiffre a une portée symbolique, la même que cette deuxième bougie de la couronne de l'Avent, déposée sur cette table : l'attente est longue, il faut garder patience.
Mais avec la même vigueur, avec la même énergie, Jérémie se démarque de celles et ceux qui sont découragés, de tous ceux et celles qui baissent les bras. L'attente ne sera pas vaine. il faut garder espoir.
Car l'indécision et les doutes qui habitent les contemporains de Jérémie paralysent aussi leurs actions et les cantonnent dans le rôle de spectateurs passifs. A quoi bon entreprendre quelque chose ?
Au cœur de cette crise des croyances et de l'engagement, le prophète invite à un changement de perspective. Il déplace les points de vue et pour cela il commence par transformer les questions, nos questions.
Il ne demande pas : " Où habitez-vous ? " Il ne le sait hélas que trop bien ! Il demande aux gens auxquels il écrit : " Comment habitez-vous ? ", voilà l'interrogation qui tisse la trame de cette lettre écrite pour des contemporains déboussolés.

Comment vis-tu dans un temps, dans un lieu que tu n'as pas choisi ?

Les propos de Jérémie sont aux antipodes de toutes les jérémiades. Le prophète a connu le mal-être, le doute et l'indécision; il a traversé l'incertitude et l'angoisse, et cette traversée difficile donne encore plus de force à son appel : construisez des maisons, installez-vous, plantez des jardins, ayez des enfants et lorsque les temps seront arrivés, mariez vos propres enfants. Voyez cette succession de verbes. Il sont d'une tranquille assurance; ils attestent d'une solidité et d'une force surprenante. Nous sommes bien dans l'appel à la vie, dans l'augmentation et non pas dans les diminutions. Message de santé qui nous invite à nous engager là où nous sommes. Nous sommes invités à faire avec la réalité telle qu'elle est et telle qu'elle est aujourd'hui ici, maintenant. La vertu de Jérémie dans ce texte, c'est la vertu du possible. Et pour cela il faut quitter les enthousiasmes éphémères et affronter la durée. Jérémie nous invite " à faire avec ". " Faire avec " : les données et les paramètres de la réalité tels que nous les percevons. " Installez-vous ", demande Jérémie ; donnez-vous le temps de vous engager, avec les moyens qui sont à disposition; oeuvrez dans cette époque, avec les techniques que vous possédez. Par exemple, si les emails sont utiles pour mener une action efficace, pour plus de justice, alors utilisez les e-mails.
Appelés à travailler dans le temps, nous voici appelés à travailler aussi avec le temps. Le temps peut devenir notre allié; il n'est pas toujours notre ennemi. Ce passage de la Bible introduit donc de l'objectivité dans notre engagement : nous nous battons pour des valeurs et des causes qui nous dépassent. Le message de ce dimanche est libérant puisqu'il ne fait pas dépendre la réalisation de nos entreprises, de nos sentiments, de nos impressions. Ces derniers sont forcément versatiles, passagers. Non, les fidélités s'écrivent par-delà les sentiments et les impressions. Elles s'inscrivent dans une foi en un Dieu qui dépasse les images que nous avons de lui. Et tout ce que nous pouvons éprouver et penser n'épuisera jamais cette réalité du Dieu fidèle.

" Soyez soucieux de la prospérité de la ville où je vous ai déportés. "
Habiter le pays signifie aussi cohabiter pleinement avec ceux et celles que nous n'avons pas forcément choisis. Vaquer à ses occupations, c'est bien, mais Jérémie va plus loin encore lorsqu'il pose les bases d'une vie sociale solidaire. Et il nous rappelle en quoi consiste cet être ensemble.
Avant d'être un devoir, la solidarité est un fait. Nous sommes co-humains, toutes et tous, nous formons, ici et ailleurs, une même communauté de destin. Nous sommes logés à la même enseigne, embarqués sur le même bateau : " être solidaire " signifie " appartenir à un tout ". En ce sens, la solidarité est d'abord le constat d'une appartenance qui nous échappe. Nous partageons, par exemple, notre immeuble ou notre lotissement avec des gens qui ne sont pas tous nos amis et pourtant nous y retournons tous les soirs. Nous travaillons avec des gens que nous n'avons pas forcément choisis. Nous devons œuvrer avec les personnes telles qu'elles sont et non pas telles que notre imaginaire les façonne.
Nous avons oublié que nous faisons partie d'une même communauté de destin. Nous avons oublié que nous étions solidaires de fait. Cette solidarité qui devrait être évidente ne l'est justement plus aujourd'hui. Jérémie alors se charge de nous rappeler cette évidence devenue si peu évidente. Ce qui fait qu'un corps est solide, c'est l'idée que toutes les parties se tiennent. Nous avons oublié que la solidarité signifie la cohésion de l'ensemble.
A l'heure où pullulent les groupes, les clubs, à l'heure où fleurissent les communautés, à l'heure où se font et se défont les clans et les bandes, en ce temps des tribus, la cohésion de notre société est menacée. Le prophète a raison alors, de nous rappeler que la solidarité, c'est le contraire du choix. Etre solidaires signifie prendre conscience que nous sommes plongés dans une même histoire. La solidarité, c'est l'objectivité. L'écologie et l'économie se chargent de nous rappeler que nous sommes liés les uns aux autres. Nous savons que la condition de notre propre bien-être, de notre tranquillité est liée à celle d'autrui. En défendant les intérêts des autres, je lutte aussi pour ma propre survie.

Mais n'y a-t-il pas dans cette lettre aux exilés et dans ce rappel une loyauté un peu suspecte ? Franchement, cette collaboration avec ceux qui ont obligé les israélites à quitter leurs pays ; cette collaboration avec les ennemis n'est- elle pas un peu lâche ? C'est ici que l'appel à l'intercession devient capital, car la co-humanité ne suffit jamais à édifier durablement une société. La logique de l'équivalence où chacun trouve son compte restera toujours insuffisante. L'intercession, je veux dire ce mouvement que j'effectue vers autrui et pour autrui devant Dieu, ce mouvement est essentiel à la construction d'une société plus juste et plus humaine. Et toute l'audace de Jérémie dans ce passage est précisément de rappeler à cette poignée d'exilés qu'il ne suffit pas de coexister pour œuvrer à la prospérité de la ville. Il s'agit aussi de prier pour elle. " Priez pour elle, oui dans sa paix, la paix sera pour vous " traduit André Chouraqui. Nous sommes appelés à prendre soin d'autrui, à avoir souci de l'autre. Et en ce sens l'acte d'intercéder est difficile, car la prière devant Dieu pour autrui commence par aiguiser notre conscience ; elle marque en nous une douleur que nous voudrions naturellement éteindre. L'intercession avive en nous la conscience du malheur des autres et leurs situations de détresse. L'intercession est difficile aussi parce qu'elle nous rappelle que celles et ceux pour qui nous prions ont besoin de notre temps, de notre générosité. Intercéder nous engage, auprès de celles et ceux qui ne nous sont pas d'emblée proches, que ce soit du point de vue des sentiments ou de la géographie. Souvent nous intercédons pour des gens que nous ne connaissons pas directement. Qui parmi vous, avant ce dimanche 10 décembre, connaissait Andrey Klimov, dissident biélorusse, pour qui les Eglises nous invitent à prier et agir ?

Jérémie va ouvrir encore une autre facette de l'intercession :lorsqu'il demande de prier pour les habitants de la ville, il demande de prier en fait, pour ceux qui sont la cause de l'exil. Et il n'est donc pas surprenant que nombre de commentateurs ont vu dans ce passage une des origines possibles de la prière pour les ennemis.
Reste, si nous suivons le fil du texte, le plus important : En vérité ce n'est pas à nous d'habiter. En vérité, nous devons nous laisser habiter : laisser venir du plus profond de soi-même cette petite flamme de l'espérance. Tout, absolument tout, vient de là. " Vous me rechercherez " dit le Seigneur " et vous me trouverez, vous me chercherez du fond de vous-mêmes et je me laisserai trouver par vous. On peut " traduire " sans hésiter " je vous habiterai, je vous restaurerai ".

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Paul-Louis Siron
Musique