Quatre tout petits versets qui contiennent une histoire de minuscules graines. La bonne nouvelle d’aujourd’hui tient dans le creux d’une main. Ces quelques versets de la semence qui pousse toute seule semblent banals et logiques.
Tout paraît si simple dans cette parabole sur la croissance : « D’elle-même la terre produit du fruit », d’elle-même, automate dans la langue de l’évangéliste. Et il est vrai que ceux qui ont la main verte aiment voir avec émerveillement, dans leur jardin ou sur leur balcon, les graines de tournesol pointer leur petit bout de nez vert hors de la terre noire.
Mais dès que nous ôtons le tablier du jardinier pour endosser un costume cravate ou un bleu de travail, le mot « croissance » résonne différemment. Dans notre société marquée par l’emprise de l’économique, ce mot est prononcé avec une nuance chargée d’inquiétude. La croissance et la hantise de la décroissance rappellent que dans la vie quotidienne de beaucoup, rien n’est automatique, rien ne va de soi. Le combat pour vivre et gagner sa vie se conquiert de haute lutte. Le futur est marqué par l’inquiétude.
Dans ce contexte, qu’importent et que pèsent alors les quatre graines de la parabole lue ce matin ? Elle s’intéresse à la venue du Règne de Dieu : « Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui jette la semence en terre… » Et il est suggéré ici que le Royaume est un processus en mouvement, une réalité en croissance.
On ne voit pas grandir une plante à vue d’œil. Notre regard doit s’exercer pour observer la croissance. De plus, nous ne la maîtrisons ni intellectuellement ni pratiquement. Notre texte dit : « Qu’il dorme ou qu’il soit debout, la nuit et le jour la semence germe et grandit et il ne sait comment. »
La parabole baigne tout entière dans un regard rempli d’un avenir plein de promesses cachées. L’ouverture sur le futur est essentielle. Car comment bien vivre le présent, si l’horizon est complètement bouché ? Si la peur du lendemain noue l’estomac, si l’avenir n’est pas ouvert ?
La Bible nous invite à faire une distinction importante entre le « futur » et « l’avenir ». Le monde avance vers un futur dont nul ne connaît l’issue. Un arbre, par exemple, a un futur, mais sa survie est déterminée complètement par les circonstances. Un orage ou la construction d’une route peuvent l’abattre. Ce qui commande le futur, c’est finalement la fatalité de forces non maîtrisables.
Les êtres humains ont aussi un futur mais, en plus, ils ont un avenir. L’avenir dessine un espace ouvert, parce que la créativité, l’esprit d’initiative de l’homme, peuvent s’y déployer. L’avenir n’est pas tributaire seulement des forces extérieures à l’être humain, mais il est façonné par la volonté humaine.
Ce qui nous arrivera sera le résultat conjoint de notre travail humain et de notre confiance dans l’avenir. Et il est bon de redire cette espérance, car à force d’entendre constamment qu’il faut garder les pieds sur terre, on finit par avoir le moral dans les talons. En lieu et place de l’ouverture vers le Royaume de Dieu, notre présent est imprégné par le règne gris et tristounet du « À quoi bon ? », le règne de la résignation. Il arrive que notre espérance soit piétinée. Le sentiment d’impuissance alors nous paralyse. Nous n’agissons plus, tant nous craignons que les petites pousses d’amour et de justice ne servent à rien. Nous disons ainsi par exemple : « À quoi bon acheter une orange et accomplir une marche de l’espoir ? »
Le point central de l’Évangile de ce matin réside dans la certitude de la moisson. Quoi de plus naturel, de moins religieux si j’ose dire, que cette séquence d’un paysan qui sème et qui attend la moisson ? Eh bien, c’est dans ce cadre, au fil de nos travaux et de nos jours que l’espérance se donne à expérimenter. Cette parabole constitue une antidote à l’« inespoir ». La faucille est prête à être prise en mains, mais le cultivateur ne s’est pas encore penché pour couper le blé. Le temps de la moisson va arriver de façon certaine. Mais il n’est pas encore tout à fait de saison. Espérer, c’est vivre dans cette attente confiante d’une moisson à venir.
Pour les auditeurs de l’évangéliste Marc, l’évocation de la moisson signifiait l’heure du jugement de Dieu. Compris comme un moment de vérité, ce qui était caché allait apparaître au grand jour. Pour parler du jugement, Marc reprend en partie des paroles dures du prophète Joël qui parle en termes militaires et guerriers de la « moisson-jugement ». Il la décrit en terme de séparation entre les justes et les injustes : « Que les nations se mettent en branle, qu’elles montent vers la vallée nommée « le Seigneur juge ». C’est là que je vais siéger pour juger toutes les nations d’alentour. Brandissez la faucille, la moisson est mûre. » (Joël 4, 12-13a).
L’Evangéliste parle aussi de moisson, mais son originalité est la suivante : il gomme la nuance de vengeance et de menace que comporte le texte de Joël. L’évocation de la moisson ne représente plus une menace mais une chance. Elle se transforme en promesse : nous pouvons espérer la moisson de Dieu, et non plus la redouter. Parler bibliquement de la moisson signifie ainsi croire à un jugement, mais un jugement dans lequel le mal aura une fin. Il viendra un jour où le mal, tout le mal sera stoppé ; arrêté net dans sa course et dans sa force. Un jour, le mal ne sera plus. Un jour, la justice et la paix régneront.
J’aimerais bien vous en dire plus sur « le pourquoi du comment ». Mais la parabole m’invite à la sobriété. Si elle ne présente pas de conclusion, elle permet cependant de suggérer une interprétation personnelle. Au jour de la moisson, seul le grain de blé est conservé. Je crois que cette récolte finale de blé rassemblera tout que nous avons reçu d’autrui. Elle contiendra tout le bien déposé en nous, ainsi que celui que nous aurons ensemencé.
Tout le reste, c'est-à-dire beaucoup, beaucoup de coups tordus et maladroits, tout le mal de ce qui se tisse dans la trame de nos vies, tout ce qui empoisonne nos relations et qui finit par pourrir la société, tout cela, tout ce foin-là sera détruit, mis en cendre comme les tiges, comme les feuilles, comme la balle du grain devenues inutiles. Les mots tordus, les médisances, la jalousie, la violence, les lâchetés ne serviront même pas à faire du fourrage. Tout cela sera brûlé. Il n’en restera que le blé de la bonté dans la mémoire de Dieu, les graines qui auront germé en acte de justice et de charité. Croyance naïve ? Peut-être, mais utile je crois, pour éclairer cette frontière entre ce que nous maîtrisons et ce qui nous échappe.
Nous ne sommes pas les maîtres de la moisson. Le propre de l’être humain consiste à vouloir tout maîtriser. Il le fait chaque fois qu’il s’enferme dans l’orgueil de se prendre pour le maître de sa vie, de son temps, de ses proches ou de ses collaborateurs.
L’homme doué d’intelligence a certes inventé la technique qui est belle et bonne : par exemple, c’est par elle que nous pouvons être en communication aujourd’hui. Mais il faut reconnaître qu’avec la technique, l’homme se croit seul maître à bord et, ce faisant, risque de devenir un apprenti-sorcier qui ne maîtrise plus ce qu’il a inventé. De l’atome, en passant par le génie génétique, le noble art de la maîtrise technique se transforme parfois en folie dangereuse.
Mais l’excès de maîtrise se manifeste également lorsque nous sommes confrontés à l’injustice. Grande alors est la tentation de nous transformer en justiciers. En tentant de rétablir les choses par une réaction immédiate, la voie illusoire de la maîtrise consistera à faire justice soi-même par la vengeance.
Encore un exemple, le dernier, de cet excès de maîtrise. Il touche les institutions, et en particulier l’Eglise. Devant une association aussi imparfaite, l’impatience nous saisit et nous voulons construire à la force de nos poignets et de nos zèles réformateurs une Eglise qui ressemblerait à un laboratoire parfait et aseptisé du Royaume de Dieu. Cette parabole vient alors à point nommé nous rappeler que, dans nos engagements et dans nos vies, il est aussi nécessaire de se déprendre.
Il est un temps pour s’engager, il est un temps pour se dégager. Il est souhaitable de concilier l’attente et de s’accorder le nécessaire temps de croissance et de mûrissement. Comment donc trouver cet équilibre entre la nécessaire maîtrise et le « laisser-faire » dans la confiance ?
Nous sommes appelés à donner de l’espace à l’action irrésistible de Dieu. Place donc à un accompagnement confiant et responsable, non pas au laisser-aller. En ce jour de la Fête des mères, l’exemple de l’éducation des enfants vient à l’esprit. Conduire un enfant vers demain, lui donner confiance en son pas, nécessite beaucoup de soin et de régularité dans les apprentissages. Il fait appel à la nécessaire maîtrise. Mais il est tout aussi nécessaire dans la tâche éducative de laisser l’enfant se développer à son rythme. Une part doit donc être laissée à la croissance et au « laisser-croître ».
Au cœur de nos projets, une part nous échappe et demeure soustraite à nos plannings, à nos calculs, à nos efforts, à nos tableaux Excel. Une part peut et doit être laissée à l’anarchie de la croissance, laissée à l’imprévu de Dieu. Car si nous sommes trop pris par nos travaux, trop pris par les exigences de l’heure, alors nous devenons prisonniers de nous-mêmes. Nous perdons notre liberté et, avec elle, nos capacités de création et d’invention.
L’Evangile vient questionner la volonté de puissance qui habite notre zèle. Qui veut tout maîtriser risque de tout perdre. Mais pour que cet Évangile puisse devenir réalité, nous sommes invités à une double acceptation. Acceptation du risque d’abord : le résultat de notre action n’est pas garanti d’avance. Que diriez-vous d’un paysan qui renonce à semer davantage parce qu’il sait qu’il risque de perdre sa récolte ?
Acceptation plus fondamentale ensuite : celle de la transformation de notre être. Nous sommes invités à nous laisser travailler par Dieu pour entrer dans un changement de mentalité. Il est si humain d’y mettre trop du sien et pas assez de Celui de Dieu. Notre élan spontané consiste à se fier d’abord à soi-même, de brider toute sa volonté en croyant que les journées ont plus que vingt-quatre heures. A l’inverse, il est aussi trop humain de renoncer à toute action sous prétexte que cela ne sert à rien. Nos réactions spontanées nous conduisent souvent soit dans la voie l’activisme, soit sur le lit de la résignation.
Saurons-nous alors nous mettre au diapason de ce paysan qui est assez sage pour faire œuvre de patience active ? Saurons-nous semer quelques graines de justice et de charité qui, à nos yeux et sans doute, ne représenteront pas grand-chose, mais qui seront des bons grains de blé de l’avenir ? Saurons-nous nous rappeler que dans cette tâche, il est possible de ne pas perdre courage en nous souvenant que Dieu travaille aussi de façon cachée et qu’une fois la semence jetée, il faut faire confiance et la laisser croître ?
Saurons-nous alors prendre garde à tout ce petit rien qui, en fait, comble la vie ou, à tout le moins, la rafraîchit ? Car la vie, c’est un épi fou qui pousse opiniâtrement, qui renaît contre toute attente, défiant tous les paris, tous les déterminismes, toutes les fatalités.
« Pourvu que nous ne cessions pas de croire à la force créatrice qui soulève les pavés et les montagnes ». Mgr Loutan. L’essor de mai 1976.
Amen !