Persévérer

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Écouter le culte :

Tout commencement est difficile. Et pourtant ! Si la difficulté résidait non pas dans le commencement, mais dans le fait de tenir et de continuer. Le commencement n’est-il pas marqué par l’enthousiasme de la nouveauté, par la joie de la découverte ? La persévérance, quant à elle, est liée à l’exigence de la durée. Commencer un instrument de musique, pourquoi pas ? Mais aller régulièrement aux répétions, voilà une autre paire de manche.
Le message de ce matin invite à la persévérance, mais celle-ci a une couleur et une tonalité bien particulière : « Parce que tu as gardé ma parole avec persévérance, moi aussi je te garderai de l’heure de l’épreuve » (Ap 3, 8). Le texte de ce dimanche invite à garder ses convictions et à attester de sa foi en Dieu, et cela dans un contexte marqué par l’hostilité. Mais alors de quoi se nourrit cette persévérance ? Comment peut-elle se vivre ? Rime-t-elle à quelque chose ? Autrement dit, a-t-elle un sens ? Pour répondre à ces questions, je vous propose de nous laisser entraîner par le récit coloré de l’Apocalypse et le rythme tonique et entraînant du Jazz et, dans cette atmosphère, d’entreprendre un voyage.
Ce périple va laisser pas mal de place pour la rencontre avec l’habitant, puisque je vous propose d’aller à la rencontre des persévérants de la foi, disséminés au cours des siècles et éparpillés sur divers continents. A travers réussites et revers, à travers joies et souffrances, ces persévérants essaient d’exprimer une foi qui les aide à faire confiance dans le lendemain.

Notre voyage commence en Turquie, en Anatolie, plus précisément encore à Alasehir (je ne garantis par la prononciation exacte) ; c’est ainsi que se nomme aujourd’hui la Philadelphie dont il est question dans la lecture biblique de ce matin.
Les habitants de l’époque n’ont pas vraiment de chance. Vers la fin du premier siècle, ils vivent sous le joug de l’empereur Domitien devenu aussi vieux qu’irascible. On raconte que ce monarque (arrivé en fin de règne) est saisi par une sorte de folie des grandeurs : il est habité par la rage de vouloir prouver son autorité. Il veut se faire adorer comme un dieu. A cet effet, il organise d’immenses défilés, lors desquels tout le peuple doit l’applaudir comme le César, comme le Seigneur. Pour manifester l’ordre impérial et pour prouver que lui, le monarque, est le plus fort, Domitien demande à tous les habitants de lui rendre un culte. Or c’est sur ce point précis que la persévérance des habitants de l’Eglise de Philadelphie est testée. Soit les croyants renoncent à exprimer leur foi au Dieu véritable et rien ne leur arrivera, soit ils s’opposent à l’empereur et ils risquent alors la persécution. L’opposition se cristallise autour du pouvoir et de ce culte rendu à l’empereur.
Mais il ne s’agit pas de se jeter non plus tête baissée dans la gueule du loup, c’est pourquoi, la communauté des chrétiens persécutés n’a pas d’autres moyens pour se faire comprendre que d’utiliser un langage codé. Notre texte le montre dès le début : « Ainsi parle le Saint, le Véritable, qui tient la clé de David… » (Ap. 3, 7). Ce langage peut se comprendre grâce aux textes de l’Ancien Testament. Ainsi les termes « le Saint » et « le Véritable » renvoient à Dieu, qui a donné ses pouvoirs à Jésus-Christ. Ce dernier est inscrit dans la lignée des rois, en particulier du roi David, le plus prestigieux d’entre eux.

Les chrétiens de la Philadelphie de l’Apocalypse reconnaissent là un Dieu qui les aide à tenir tête à la pensée unique du régime impérial. Persévérer signifie garder son identité, garder sa capacité de réaction face aux enflures et démesures que produit l’orgueil humain. Persévérer ici devient synonyme de lucide résistance contre l’envie de suivre nos réactions spontanées, pour les uns celle de l’ivresse du pouvoir, pour les autres celle de l’abdication devant la loi du plus fort. Les habitants de Philadelphie sont exhortés au courage de ramer à contre-courant, en acceptant l’engagement militant. Par-delà l’enthousiasme des combats d’un jour, par-delà les résultats immédiats, le témoin de la foi doit ramer sur la frêle chaloupe de l’Eglise ou sur le petit bateau d’une organisation humanitaire dans les eaux froides de l’indifférence et de la résignation.
Le réalisme de ce texte se donne à lire comme un encouragement dans la durée, car il ne cache pas la rudesse du chemin ; il dit ce qui est sans passer comme chat sur braise sur l’égoïsme et sur la méchanceté qu’il faut oser nommer et dénoncer comme telle. Car durer, cela veut aussi souvent dire savoir endurer. Mais le texte de ce dimanche est tout entier un appel vigoureux et positif à ne pas baisser les bras. Ce texte se veut ainsi un encouragement pour tous les persévérants de l’ombre qui s’engagent de façon désintéressée pour améliorer le sort de leur prochain, une amélioration qui passe aussi par la dénonciation de ce qui est mal et qui fait mal.

Mais qui garantit que cette persévérance n’est pas une obstination un peu vaine ? Car, après tout, Jean de Patmos n’est lui aussi qu’un homme. Il parle au nom de Dieu, certes, mais il demeure un être humain. Et nous savons hélas, sans faire de longs détours par d’autres voyages historiques, qu’au nom de Dieu aussi on peut tomber dans la démesure, l’excès et l’erreur.
Ecoutons alors ce que les habitants de Philadelphie sont appelés à vivre : « Tu n’as que peu de force et pourtant tu as gardé ma parole et tu n’as pas renié mon nom » (Ap 3, 8). Tu n’as que peu de force. Nous qui espérons justement en avoir beaucoup, nous qui avons tant besoin de plein d’énergie et de courage. A qui n’est-il pas arrivé de rêver qu’il est puissant, fort, courageux ? Et voilà que le réalisme de l’Apocalypse nous renvoie à des êtres humains qui n’ont pas avalé de potion magique. Mais en vérité on peut aussi accueillir ces versets autrement. J’y lis comme une libération de la tentation de se croire fort, comme une invitation à ne pas user ni abuser de notre pouvoir.
En invoquant le nom de Dieu, les chrétiens ne peuvent plus faire n’importe quoi. Ils n’ont que peu de moyens, cela veut dire qu’ils ne peuvent pas, à la force du poignet, être ceux qui mettent le monde à l’endroit. Ils peuvent seulement y contribuer par leurs modestes actes et par la prière, en mettant leur confiance en un Dieu qui les dépasse. Je lis ce verset comme un avertissement contre la théocratie, cette illusion qui consiste précisément à croire que les fidèles de Dieu pourront par leur force amener la volonté de Dieu sur la terre.

Petite Eglise de Philadelphie, souviens-toi que tu ne disposes pas de la force et de la puissance. Le Saint, le Véritable est celui qui vient avec la seule force de la parole, c'est-à-dire la persuasion. Il est venu sans user de ces raccourcis que sont la violence ou la séduction. En invoquant le nom de Dieu, les habitants de Philadelphie veulent non seulement rendre à César ce qui est à César, mais ils veulent aussi prendre ce qui n’est pas à César pour le donner à Dieu. Nous sommes mis à notre place certes, mais cette juste place nous permet aussi de nous engager en sachant que nous faisons ce que nous pouvons. Dans tout engagement, il y a la part de Dieu, la part de notre prochain et notre propre part.
Ce constat sur la limite de notre rayon d’actions ne naît pas d’une sagesse tranquille et réfléchie. Elle est au contraire le fruit d’un combat intérieur et extérieur. Car le désir de toute puissance est tapi au cœur de chacun de nous. L’Apocalypse sent le souffre des passions, elle sent l’ardeur et la sueur de ceux qui retroussent leurs manches, de ceux qui se brûlent les ailes en mettant leur idéal à l’épreuve de la réalité. C’est bien du cœur de l’expérience militante que naît le constat du peu de force. Celui qui parle est celui qui nous appelle à durer dans le combat pour l’honneur de Dieu et cet honneur est piétiné partout où la dignité humaine est bafouée. Voilà pour le revers de la médaille, mais il y a aussi la promesse. « Tu n’as que peu de force », dit l’Apocalypse (3, 8). Sans doute, mais « peu de force » ne signifie pas : « pas de force du tout ». Ton petit paquet de force, mis avec les petits paquets des autres, ça finit par faire aussi du poids. Le texte de ce jour invite à témoigner discrètement auprès de tous les humiliés.
Ce qui caractérise la persévérance des chrétiens à qui est adressée cette lettre, c’est qu’elle est liée à une porte encore ouverte. Il faut tenter une nouvelle fois de montrer que l’humanité est appelée à se reconstruire. Nous n’avons pas à jouer au justicier qui se mettrait au dessus de la mêlée. « Voici, j’ai placé devant toi une porte ouverte que nul ne peut fermer. » (Ap 3, 8). La porte est ouverte ! Même si nous avons peu de force, avec l’aide de Dieu, il est encore possible d’agir.

Mais il est temps de poursuivre notre voyage. Et il vaut la peine alors, avec les musiciens qui nous font l’honneur d’être présents aujourd’hui, de franchir l’Atlantique et d’aller en Amérique. Choisissons alors de nous arrêter à Philadelphie, qui n’a en commun que le nom avec son homonyme turc. Nous voici donc par la magie de l’imagination au pays du blues, des negro spirituals et du jazz. Nous voici en Pennsylvanie. Les connaisseurs savent que John William Coltrane, un saxophoniste de jazz et compositeur à ses heures y a séjourné ; dans les années 1940 et 1950, il fut considéré, avec Charlie Parker, comme un des saxophonistes les plus influents de l’histoire du Jazz.
Dans le cadre de ce culte, nous restons bien dans les mêmes instruments de musique, les trompettes retentissent dans l’Apocalypse autant que dans notre culte. Mais il y a plus que cette similitude. Notre texte nous aide en effet à franchir le temps et l’espace, avec un motif hélas connu, le thème de la résistance dans l’épreuve : « Parce que tu as gardé ma parole avec persévérance, moi aussi je te garderai de l’heure de l’épreuve, qui va venir sur l’humanité entière. » (Ap 3, 10). Ces lignes ont été écrites par une personne qui a été condamnée à l’exil et rédigées pour une communauté persécutée. Ce texte résonne aux oreilles de tous les persécutés, aussi de ceux et celles qui avec infiniment de douleur ont franchi l’Atlantique. C’est toute une histoire, lorsque l’on se met à écouter les habitants de couleur noire, émigrés et exilés de force, opprimés aux Etats-Unis.
Cette histoire commence en 1691, un jour où une frégate hollandaise jette l’ancre en Pont Comfort . C’est le début de la traite de noirs, de l’interminable épreuve de l’esclavage, dans les champs de coton tout particulièrement. Du point de vue religieux, on peut s’étonner : pourquoi les noirs adoptent-ils la religion des maîtres qui les exploitent ? De fait, ce n’est que lors des réveils religieux du 18ème et de 19ème siècles, sous l’exubérance contagieuse du baptisme et du méthodisme, que les noirs ont adopté le christianisme. Pour être plus exact, ils s’approprient un christianisme nourri de l’Exode et des Psaumes, de la théologie des laissés-pour-compte. La musique et les cantiques, véritables sources de cette spiritualité, vont devenir eux aussi le langage codé de ce que vivent ces esclaves. Mais il y plus encore : la similitude de destin entre la Philadelphie de l’Apocalypse et la Philadelphie des Etats-Unis est marquée par une même lecture de l’histoire humaine. Cette lecture rappelle que la grandeur humaine est très souvent payée par le prix de l’effort des anonymes et des oubliés de l’histoire.

Au cours de nos voyages, nous admirons avec raison les grands monuments ; mais n’oublions pas de nous souvenir aussi que rien de grand ni de durable ne s’est construit sans les mains et les efforts des oubliés de l’histoire et du progrès. L’Apocalypse nous fait visiter l’envers du décor. Nous ne voyons souvent que les fastes et les splendeurs des hommes célèbres sous les feux de la rampe et nous voici de l’autre côté du décor, en compagnie des petites mains, ces anonymes sur qui comptent les grands de ce monde. En entrant dans ce côté de l’histoire, nous découvrons des êtres humains qui, grâce à leur travail voire à leurs souffrances, permettent à d’autres d’être admirés.
D’ordinaire, l’histoire oublie le rôle des anonymes. Aujourd’hui, la musique de ce culte nous invite à nous intéresser, au contraire, aux oubliés et aux souffrants. Or, à force d’être exposés à la souffrance et aux difficultés, ces oubliés de l’histoire n’ont plus qu’un souhait : voir venir la fin. C’est pourquoi ils attendent l’épreuve qui viendra sur eux et sur l’humanité entière avec confiance. C’est une manière de dire que le droit sera rendu et la justice sera appliquée pour tous et ceci par Dieu et Dieu seul.

Avec les oubliés de l’histoire, avec les anciens esclaves, le jazz libère et rappelle que le mal n’aura pas le dernier mot, que les opprimés seront libérés. La persévérance devient certes une attente confiante en Dieu, mais une attente impatiente de la sortie de l’épreuve pour tous ceux qui n’ont plus rien à perdre, pour tous ceux qui ne voient plus le bout du tunnel. On comprend pourquoi la persévérance se fait ici une attente active presque fiévreuse, elle est loin de l’effort calme et continu d’un progrès attendu. Elle se fait cri et demande pour tous les êtres humains, pour que la fin vienne. La promesse « Je viens bientôt ! » (Ap 3, 11) nous invite à réactualiser ce que Dieu a fait. Il fait mention à la figure du Christ.
Chaque année, à Vendredi Saint, les chrétiens se souviennent que Christ est devenu l’agneau immolé (pour parler avec les mots utilisés dans l’Apocalypse). Mais cet agneau immolé ne représente pas une victime comme hélas il y en a eu et comme il y en aura encore tant d’autres. A Pâques les croyants se rappellent que l’agneau immolé est un agneau debout et déjà vainqueur dans le secret des forces du mal. Cet agneau debout qui, comme on le voit sur le tympan de nombreuses cathédrales, tient en mains les clés du monde futur et de l’histoire, clé de la justice de Dieu qui reste, malgré les apparences, maître du monde et de l’histoire.

Adossé à cet événement mystérieux et qui ne sera dévoilé totalement qu’à la fin des temps, nous pouvons faire un pas vers le but de notre voyage. Cette ultime destination se nomme la Jérusalem nouvelle. Comme telle cette ville n’existe pas, en tout cas pas à la manière d’une photographie. Cette troisième destination est devant nous, comme un rêvé éveillé, comme un symbole qui rassemble et mobilise. Elle cristallise les besoins de paix et de vie retrouvées. Elle nous invite à poursuivre notre voyage en sachant que nous marchons vers un horizon positif. Certes, la marche reste difficile et périlleuse, elle peut devenir coûteuse. La confiance en cet avenir positif est toujours tempérée par les doutes et les incompréhensions. (Le film « Des hommes et des dieux » en racontant l’histoire des moines de Thibirine illustre ce message de marche confiante et persévérante de la plus belle des manières.)
Aujourd’hui, où que nous soyons et qui que nous soyons, nous voici invités à faire le même acte de foi. Nous voici donc invités à attester que l’avenir est ouvert, nous voici appelés à montrer en paroles et actes que la transformation du monde est possible, surtout avec l’aide de Dieu. Le dernier livre biblique nous dit : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap 21, 3-4). Dans le long pèlerinage vers cette nouvelle Jérusalem, au rythme de l’orchestre du jazz, la marche des croyants peut être assurée et joyeuse, car comme le chante un negro spiritual : « Ô frère ne reste pas au loin,
Ô sœur ne reste plus au loin,
Car mon Seigneur me dit qu’il y assez de place au ciel pour nous tous ».
Amen !

Détails

Avec la participation de
Responsable liturgique : Rose-Annette Guinchard et une étudiante en théologie : Emilie Mussard
Orgue
Musique
Rochette's Good News Band, responsable d'orchestre: Jean-Louis Monnier direction Geroges Joubert Nora Bende, pianiste; Site WEB : http://rogoneba.com/