Écouter le culte :
Frères et sœurs,
Chaque année depuis l’âge de peut-être 14, 15 ans, cette saison d’automne me touche de manière particulière. Les journées raccourcissent d’une semaine à l’autre; la lumière est tout autre qu’en été, plus discrète – on est presque reconnaissant qu’elle soit encore là - et puis l’odeur des feuilles tombées par terre, ces feuilles humides aux couleurs si variées et qui sont en train de disparaître. Elle est curieuse cette période, elle fait penser aux temps passés : l’été avec sa force, le printemps avec ses promesses et elle fait penser – évidemment – à la fin. Chaque chose va trouver un jour sa fin, moi aussi, le monde aussi.
Ce n’est pas une pensée agréable et néanmoins elle n’est qu’à moitié douloureuse. Pourquoi ? Parce que nous appartenons encore à cette vie, à ce monde, à ces années qui viennent et passent – avec leurs saisons, avec leurs espoirs, leurs joies, leurs soucis, leurs déceptions, leurs attentes.
L’année liturgique, l’année ecclésiale connaît aussi une période qui parle de la fin. C’est celle que nous vivons actuellement. Nous l’avons remarqué en écoutant l’épître, en écoutant l’Évangile selon Luc. L’automne qui nous indique notre finitude et les textes qui annoncent une fin, parlent-ils de la même manière, de la même chose ?
Quand Jésus annonce la ruine du Temple, ce n’est pas dans une ambiance fragile, moribonde. « Comme quelques-uns parlaient du Temple, de son ornementation de belles pierres … Jésus dit : Ce que vous contemplez, des jours vont venir où il n’en restera pas pierre sur pierre… » (v. 6.)
C’est face à la beauté du Temple, face à sa splendeur, c’est dans un temps où le présent semble être le tout, c’est là que Jésus parle d’un terme. Ce monde aura une fin. Il n’est pas tout. Il y a, il y aura autre chose que lui. Pour nous aujourd’hui c’est surprenant. Le monde, nos activités, nos préoccupations, nos succès ou échecs nous comblent tellement. Autre chose que cela, une autre dimension que celle-ci ne semble pas exister. C’est ainsi que nous vivons. Avons-nous raison ?
Il y a quelques semaines j’ai trouvé par hasard dans un livre un questionnaire que l’écrivain M. Frisch avait élaboré. Ce questionnaire comportait – parmi beaucoup d’autres – une question qui me surprenait, si j’ose dire, profondément. « Est-ce que, à proprement parler, vous savez ce que vous espérez ? » Il faut imaginer la situation. Un questionnaire. On remplit un papier qui formule beaucoup de questions concernant notre vie privée, notre vie publique. Est-ce que vous êtes plutôt un lève-tôt ou un lève-tard ? Quand avez-vous la dernière fois dit un mot gentil à vos enfants, quand avez-vous la dernière fois fait un bisou à votre épouse ? Et tout à coup : « Est-ce que vous savez ce que vous espérez ? » Cela nous tombe dessus ! Est-ce que cela n’appartient pas à un tout autre ordre, à un tout autre raisonnement ? Non plus les petites préoccupations, mais toute notre vie, son enjeu, son horizon, son pourquoi, son « à quoi bon ».
Soyons honnêtes : Est-ce qu’il y a quelque chose que nous espérons – non seulement ici ou là : que notre équipe de foot l’emportera samedi prochain, que nous retrouverons du travail, que nos enfants réussissent, que la maladie passe. Non ! Un espoir qui va plus loin encore, qui concerne, qui englobe notre vie entière, qui nous concerne – nous dans tout ce que nous sommes.
Nous ne sommes probablement pas habitués à poser cette question, mais ne serait-elle pas – justement elle – la vraie question ? Où mettons-nous notre espoir ? Qu’est-ce que nous espérons à vrai dire ? Question qui lie étroitement notre vie à un, à notre avenir.
C’est là que le message de Jésus nous regarde. Dès le début de son enseignement, il parle de cela : « …le Règne de Dieu s’est approché : convertissez-vous… » (Mc 1, 15) Un message qui nous est dit et qui veut que nous changions, que notre vie devienne autre, que notre vie se déplace.
Dans le texte d’aujourd’hui cela revient. Lui aussi il parle d’un avenir, d’une fin qui est en train d’arriver. Mais que signifie cette fin ? Le Temple sera détruit, il y aura des tremblements de terre, des famines… Depuis toujours on a pris l’annonce de Jésus comme prétexte à faire de calculs : encore autant d’années ! Mais Jésus ne parle pas de cela. « Prenez garde, dit-il, …car beaucoup viendront… ils diront : « C’est moi » et « Le moment est arrivé »… « Ce sont des faux prophètes. »
Non, Jésus ne parle pas de cela. Il n’incite pas au calcul, à la prévision car le calcul – et même le calcul du dernier jour du monde – fait toujours partie du monde : de son cours, de son emprise, de sa volonté de nous faire croire qu’autre chose que lui – que ce monde – n’existe pas. Le monde et nous, nous faisons complot. Le monde et nous, nous voudrions qu’il n’y ait rien d’autre, aucune extériorité ; que le monde soit tout et que tout tombe sous notre maîtrise – même l’avenir. Selon la foi chrétienne cependant, il y a quelque chose qui arrive au monde; qui vient à lui, à nous. Adventus dit-on en latin; l’avent : un temps qui vient. Une nouveauté non seulement dans le monde – il y a beaucoup de nouveautés dans le monde qui sont aussitôt des anciennetés – mais une nouveauté pour le monde.
« Savons-nous à proprement parler ce que nous espérons ? » Permettez-moi de vous raconter une petite histoire, une petite histoire presque quotidienne.
Il s’appelait M. Duchesne. Nous étions six dans le même bureau. On se voyait du matin jusqu’au soir. M. Duchesne était depuis 25 ans dans l’entreprise, plus longtemps que nous tous. Il était toujours gentil, correctement habillé, presque sans changement d’humeur, peut-être un peu solitaire. Il ne parlait pas beaucoup. Du coup on ne savait presque rien de sa vie privée. Vivait-il seul ou non ?
Une chose cependant était indéniable: il avait un grand amour. Il jouait du violon. Il devait en jouer presque toujours hors des horaires du travail. Car même au bureau il ne se séparait pas de son instrument, il arrivait le matin l’étui du violon sous le bras, qu’il déposait soigneusement contre le mur derrière son bureau et il ne le lâchait pas des yeux. Le soir il le reprenait pour aussitôt rentrer chez lui et jouer.
Maintes fois, nous lui demandions de jouer une fois pour nous. Il refusait toujours. « Une autre fois », disait-il. Le dernier jour avant sa retraite s’approcha. Le directeur avait prévu une petite soirée. Les invités étaient nous six et le directeur. M. Duchesne était venu avec son étui, l’avait déposé derrière lui. Nous avions bien mangé. Le directeur fit un discours, et à la fin, il dit: « Et maintenant, M. Duchesne… Vous nous l’avez si souvent promis, c’est la dernière occasion; jouez-nous un petit morceau, un seul petit morceau sur votre violon. »
M. Duchesne hésita, puis il se leva, prit son étui de violon, le mit sur la table et l’ouvrit avec soin – il nous le montra à tous, il était vide. « Vous savez, dit-il, j’avais toujours voulu devenir violoniste. Cela n’a pas pu se faire. » Et il s’assit calmement sur sa chaise.
Frères et sœurs! Que fut cet étui ? Une tromperie, un rêve, une illusion, un espoir – une vie? Peut-être de tout cela un peu. M. Duchesne vivait avec, vivait pour son étui ou avec, pour son violon ? Difficile à dire.
L’être humain ne peut pas ne pas espérer. Nous venons de l’entendre encore. Qu’espérons-nous ? Espérons-nous quelque chose dans notre vie ? Bien sûr ! Beaucoup de choses. Mais espérons-nous quelque chose pour notre vie? Quelque chose que nous ne pourrions pas nous donner nous-mêmes ?
- Une fin, dit l’automne; la fin de l’année se rapproche.
- Une fin, dit Jésus, une fin pour le monde et pour nous tous.
Mais cette fin, dans les deux cas, n’est pas la même. Dans l’automne l’année s’est épuisée. Dans la prédication de Jésus: il y a le monde et son cours, c’est vrai, mais il y a autre chose encore. Le monde n’est pas tout. Il y a quelque chose qui vient à lui, à nous. Et c’est quoi ?
Une parole. Ce qu’on appelle en langage théologique « le jugement », le « jugement dernier ». Une parole qui compte, qui compte dernièrement, ultimement, infiniment. Nous connaissons tous cette attente d’une parole dont semble pour un moment dépendre notre vie, semble – dans des situations toutes quotidiennes – dépendre ce que nous sommes :
- Va-t-il (ou ne va-t-il pas) me demander pardon ?
- Va-t-il (ou ne va-t-il pas) me dire que ce n’est pas vrai ce qu’il a dit hier : que je suis nul ?
- Va-t-elle (ou ne va-t-elle pas) me dire qu’elle m’aime ?
Aussi surprenant que cela sonne, s’il devait y avoir autre chose encore que le monde et son enfermement en lui, autre chose que nous et notre enfermement en nous, s’il devait y avoir autre chose par rapport à cela : cette autre chose va être une parole.
Y aurait-il une parole qui vaut toute une vie, toute une existence, tout ce que je suis, tout ce que j’aurai été ? Si une telle parole existait, c’est elle qui serait mon espoir. La foi chrétienne croit – et tout son croire est là – qu’elle existe. Il y aura une parole que Dieu me dira et qui vaut ma vie. Il répondra à ce que je suis. Aucun autre ne le pourra. Mais lui il est là pour cela. Il est le Dieu de cette parole: réponse à notre vie.
Savez-vous, à vrai dire, ce que vous espérez ? Oui.
Amen !