Avez-vous eu l'occasion de visiter l'église de Zillis, dans les Grisons ? Au sortir des gorges de la 'Via Mala' qui relient la vallée du Rhin à la région du Splügen, elle recèle une oeuvre d'art unique : son plafond roman constitué de 153 caissons peints au début du douzième siècle.
Dix-sept rangées de neuf dessins, où se reflète la vision du monde que l'on avait à cette époque. Les panneaux extérieurs représentent des monstres ou des scènes marines : monde terrifiant des abîmes que l'on imaginait entourant la terre - les flots sombres de la 'Via Mala' en étaient un surgissement proche et menaçant - mais aux quatre panneaux d'angle du plafond, des anges veillent, ils gardent la création selon l'ordre du Créateur.
Quant aux panneaux intérieurs, ils évoquent ce qui sauve ce monde : Jésus Christ
· d'abord trois rois de l'Ancien Testament, précurseurs de celui qui fut appelé " fils de David ";
· puis une série d'images de la Nativité et de l'enfance de Jésus, avec la visite des trois rois;
· une autre enfin de Jésus adulte, de son baptême jusqu'au couronnement d'épines.
Curieusement, la dernière rangée ne représente pas la mort et la résurrection du Christ que l'on attendrait, mais des scènes de la vie de Saint Martin de Tours, à qui l'église était dédiée, avec l'épisode bien connu du manteau partagé avec un mendiant !
Une bordure particulière met en relief les dessins de la rangée et de la colonne centrales, formant ainsi une sorte de croix. Et au croisement, au coeur des 153 caissons du plafond : la troisième tentation de Jésus.
On y voit le diable, couleur vert bouteille, ailé et cornu, faisant face à Jésus ; de sa patte aux griffes fourchues, il lui désigne un imposant objet circulaire et noir : une sorte d'assiette contenant divers objets qui ressemblent à des pièces de monnaie, des coupes, des coupoles et des tours, des coffrets à bijoux, peut-être, objets esquissés en blanc sur le fond noir.
Face au Tentateur, Jésus ouvre sa main droite en signe de refus, et dans la gauche, il tient un rouleau - celui des Ecritures probablement qu'il allait lire dans la synagogue de Nazareth - et qu'il cite en réponse au Malin !
La troisième tentation figure ainsi à Zillis au coeur même de la vie de Jésus : entre la couronne du roi David, premier panneau de la série et le couronnement d'épines, qui en est le dernier, elle est le point critique, l'instant charnière de la vie de Jésus. Quant au grand disque noir que le Diable propose au Christ, ne serait-il pas un reflet, ou plutôt un reflux du chaos primitif : celui des dessins extérieurs, celui des gorges terrifiantes de la 'Via Mala' voisine ? ce qui guette le monde, si le Tentateur venait à l'emporter !
Cela dit, il reste deux énigmes, au moins, à propos du plafond de Zillis :
· Pourquoi l'histoire de Jésus s'interrompt-elle au couronnement d'épines, sans la moindre allusion à la croix ni à Pâques ?
· Et pourquoi l'histoire du salut est-elle représentée à rebours, partant du choeur vers l'entrée de l'église ? N'eut-il pas été plus logique que la vie de Jésus, de sa naissance à sa Passion, conduise les fidèles vers le choeur et l'autel ?
Pour la première question, on pense que l'artiste serait décédé avant d'achever son œuvre. L'un de ses disciples aurait préféré compléter le plafond par un autre thème et d'autres personnages, d'ailleurs, le style en est différent. Il se peut aussi que la Passion et la Résurrection du Christ aient été représentées dans le choeur qui a disparu, remplacé par un choeur gothique. Mais l'orientation générale des dessins demeure étrange : elle va du choeur vers la sortie !
Je me demandais bien pourquoi lorsqu'une explication m'est venue à l'esprit : et si l'artiste avait justement voulu rappeler qu'être chrétien, ce n'est pas avancer vers l'autel, mais aussi et d'abord, sortir du sanctuaire et cheminer dehors, au quotidien du monde et de ses tentations, en essayant d'y suivre le plus fidèlement possible les traces de Jésus ? Voilà pourquoi la vie de Jésus oriente les pèlerins vers la sortie, vers le monde, dehors ! L'histoire de Saint Martin de Tours prend alors valeur d'exemple : c'est un modèle de vie chrétienne proposé, plus proche dans l'espace et le temps pour les gens de Zillis.
Quant à la troisième tentation, au centre du plafond et de la vie du Christ, elle devient la clé de voûte (ou la pierre d'achoppement !) de notre fidélité - elle nous concerne ! C'est d'ailleurs ce que suggère Denis de Rougemont dans son livre sur " La part du Diable " : " Si vous voulez déjouer le premier tour du Diable, et son second tour du même coup, écrivait-il, si vous tenez sérieusement à l'attraper, je vais vous dire où vous le trouverez le plus sûrement: dans le fauteuil où vous êtes assis. "
Mais quel est l'enjeu de cette troisième tentation qui nous guette, assis " dans nos fauteuils " ou dans nos lits, ou sur les bancs plus ou moins confortables de nos temples ? Je crois qu'il n'est pas inutile de rappeler les deux premières :
· " Ordonne à ces pierres qu'elles deviennent des pains ! " C'est la tentation de l'homme réduisant la création à la seule mesure de ses besoins, de ses désirs et de ses profits : devant lui, la pierre n'a plus le droit de subsister, puisqu'elle lui est inutile. Mais Jean le Baptiste ne venait-il pas justement d'affirmer que des pierres même, Dieu pourrait faire surgir des enfants d'Abraham ? (Matthieu 3, 9)
· " Jette-toi en bas : Dieu donnera des ordres à ses anges, et ils te porteront ! " C'est la tentation de l'homme réduisant Dieu à un pouvoir à la disposition de ses propres besoins, de ses désirs et de ses ambitions : ce n'est plus Dieu alors qui interpelle l'homme, mais l'homme qui se sert de Dieu, commencement de tous les abus du sacré, intolérances et inquisitions.
La troisième tentation entraîne un pas plus loin dans la spirale du défi et de la dépendance : si la première met Jésus au défi d'agir lui-même " Si tu es Fils de Dieu, ordonne donc... ! " et la deuxième au défi de faire agir Dieu " Si tu es Fils de Dieu, lance-toi donc, et il ordonnera à ses anges... ", la troisième l'invite à s'en remettre au Tentateur pour recevoir de lui l'autorité sur les nations :
· " Si tu te prosternes devant moi, si tu t'inclines, je te (les) donnerai ! " C'est le diable lui-même qui devient le maître, l'ordonnateur : " Laisse-moi donc faire ! "
Mais peut-être vous demandez-vous ce qu'est le Diable ? Je crois qu'il est cette voix douce et flatteuse en nous qui sait aussi tirer parti des Ecritures, qui sait aussi très bien parler de Dieu, de ses anges et de ses promesses ! En l'occurrence, le Tentateur fait allusion à l'un des Psaumes que l'on nomme 'royaux', parce qu'ils célèbrent la gloire que Dieu promet aux rois d'Israël. " Demande-moi, et je te donnerai les nations en héritage, en propriété les extrémités de la terre ! " Psaume 2, 8. Et Jésus répond, comme aux deux premières tentations, par une parole du Deutéronome : " C'est le Seigneur Dieu que tu serviras, c'est par Son nom que tu prêteras serment. " Deutéronome 6, 13.
'Ping-pong' biblique révélateur, en ceci que le Tentateur choisit de citer un psaume royal, invitant Jésus à s'insérer dans l'histoire des 'Grands' et que Jésus réplique par un passage de la prière quotidienne de son peuple, le " Sh'ma, Israël " : " Ecoute, Israël : Le Seigneur notre Dieu est le Dieu Un ; tu aimeras le Seigneur de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ta force.… Le Seigneur Dieu tu serviras, lui seul... " Deutéronome 6, 3 ss
Alors même que la voix tentatrice lui suggère de se hisser dans la cour des 'Grands', Jésus choisit de s'identifier pleinement à l'histoire de son peuple, à la fidélité quotidienne de tous ces 'petits' qu'il vient rejoindre dans leurs difficultés et leurs détresses. Entre la couronne de David et le couronnement d'épines, la troisième tentation de Zillis souligne le refus par Jésus des trônes et des coupoles, des sceptres et des ors que lui offre, conditionnellement, le Malin.
Ainsi, en plusieurs occasions, Jésus a rejeté l'offre d'une seigneurie sur les autres, une tentation qui découlait parfois des deux premières : quand la foule, rassasiée par le miracle des pains partagés (thème de la première tentation !), voulut le faire roi, et qu'il dut se retirer seul dans la montagne (Jean 6, 15) ou lorsque les apôtres ont envisagé de mobiliser la puissance de Dieu (deuxième tentation !) afin d'imposer l'Evangile par la force et le feu aux villageois récalcitrants ! (Luc 9, 54)
Ce refus de la domination sur les autres nous concerne aussi, nous, " assis dans nos fauteuils " ou dans nos lits ou sur nos bancs d'église ! Nous qui avons appris l'histoire comme l'affaire des 'Grands' : histoire des rois, des princes et des généraux, histoire de leurs empires, de leurs châteaux et de leurs guerres ; nous qui sommes fascinés encore par celles et ceux qui font la 'une' : magnats et présidents, ministres, vedettes du sport ou du spectacle, voire de la religion.
Ce n'est pas que le pouvoir serait mauvais en lui-même : au contraire, il est indispensable à toute institution, toute société qui veut subsister et se développer. Il se corrompt pourtant et il se pervertit, lorsqu'il en vient à ignorer ceux qu'il prétend servir, lorsque les chiffres remplacent les personnes, lorsque plans et projets se substituent à la rencontre du réel et que la simplification des schémas généraux occulte la complexité de la vie quotidienne des hommes. Or, c'est justement là le point de vue que le Tentateur présente à Jésus Christ : " il le conduisit plus haut et lui fit voir en un coup d'oeil tous les royaumes de la terre. "
Voir le monde d'en haut, à distance, d'un seul coup d'oeil : voilà le coeur, l'enjeu central de la troisième tentation. Les lunettes du Diable sont un télescope qui réduit l'humain à un simple détail, un 'détail de l'histoire', comme disent certains. 'Détails', hommes et femmes dont les villes furent bombardées, dont les pays sont boycottés, privés de ressources et de remèdes " pour la bonne cause ", dit-on, pour faire tomber un tyran ; 'détails', hommes et femmes dont les villages et les champs furent et sont encore submergés "pour le progrès" qu'est censé représenter un barrage, au profit (bien sûr !) du peuple entier ; 'détails', hommes et femmes déplacés, licenciés en vertu d'une force accrue de concurrence, dont on assure qu'elle permettra la création et la pérennité de nouveaux postes de travail.
C'est ainsi que l'on voit l'histoire aux lunettes du Tentateur, et l'on en perd de vue ce que Denis de Rougemont considérait comme " la règle d'or " : " l'étalon-homme " (op. cit. p. 126). On ne regarde plus l'être humain dans sa singularité, dans sa difficulté quotidienne de vivre, pour ne considérer que les grands nombres et les grands mots : progrès, patrie, prospérité, ou même religion ! Vient alors le temps de l'arbitraire, car qui peut décréter, avec le Tentateur : " Je donne à qui je veux ", est toujours capable aussi d'opérer l'inverse : de " prendre à qui il veut " !
Mais en quoi tout cela nous concerne-t-il, vous et moi, qui ne sommes ni généraux d'armée, ni PDG d'empires financiers, ni vedettes du monde médiatique ? J'évoquais tout à l'heure l'histoire, telle que nous l'avons apprise à l'école. Or, Paul Ricoeur, le philosophe, en préconise une autre approche : " Les vies humaines ont besoin et méritent d'être racontées " écrit-il, et notamment celles " des vaincus et des perdants " qu'il faut " sauver " de l'oubli. " Toute l'histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit. " Temps et récit I, p. 115.
Laissons la 'vengeance', mais prenons acte du devoir de mémoire à l'égard des victimes, qui inclut aussi, au présent, la responsabilité de parler des laissés-pour-compte réduits au silence, de tous ces " détails " ignorés des 'Grands', de leurs statistiques et de leurs stratégies. Si nous les ignorions aussi, nous aurions cédé à la tentation de nous placer nous-mêmes 'en haut', à l'écart, dévisageant le monde à travers les lorgnettes du Diable !
Je me demande d'ailleurs si nous n'y cédons pas déjà, chaque fois que nous portons des jugements généraux sur " les étrangers ", sur " les jeunes " ou " les vieux ", sur "les riches" et "les Grands" aussi !, sur tous ces "autres" qui diffèrent de nous : par peur ou par mépris, par jalousie peut-être et que nous tenons à bonne distance.
Serait-ce dans l'espoir d'exercer quelque pouvoir sur eux, ou pour éviter seulement qu'ils nous interpellent, s'ils devaient nous croiser au détour du chemin ? Denis de Rougemont imaginait le Diable " dans le fauteuil où (nous sommes) assis ". Peut-être justement nous faut-il nous lever, sortir à la rencontre des autres pour résister à ses assauts ! Est-ce par hasard que Jésus fut tenté 'au désert', à l'écart de toute présence humaine ?
A ne plus rencontrer l'humain au jour le jour, le désordre et le chaos risquent de refluer comme dans le disque noir du dessin de Zillis, reflet d'une violence bien plus périlleuse que les gorges de la 'Via Mala'. Ce disque ne contient que des objets : rien de vivant, d'humain. La troisième tentation nous mettrait-elle en demeure de choisir entre :
· la possession cumulée d'objets, qui nous entraîne dans une compétition, une concurrence et des conflits de pouvoir sans fin dans un monde sans ordre, 'dérégulé', dit-on de nos jours ;
· et la reconnaissance de notre humanité commune, créatures fragiles, vulnérables au mal, mais que Dieu invite à vivre en liberté, compagnons précaires que le malheur rapproche ?
Ce que fut justement Saint Martin de Tours, lorsqu'il partagea son manteau avec un mendiant anonyme, son frère, son semblable ! Alors qu'une voix douce et flatteuse nous glisse à l'oreille : " Ne voudrais-tu pas te faire un nom, toi aussi, devenir 'Quelqu'un' de plus haut ? ", saurons-nous écouter cette autre, qui nous dit simplement, comme à Jésus lors du baptême : " Tu es fils, tu es fille, tu es un enfant bien-aimé de Dieu... " ? Regarde : mille autres sont à tes côtés, qui partagent tes rires, tes pleurs, tes pauvretés...
Face au troisième défi du Tentateur pour nous faire perdre notre vraie grandeur d'hommes, c'est à un écrivain du Sud que j'emprunte le mot de la fin, sauf erreur de ma part, le Colombien Gabriel Garcia Marquez : " J'ai appris qu'un homme n'a le droit de baisser son regard sur un autre homme que pour l'aider à se relever. "
Amen !