« Comme tous s'émerveillaient de tout ce qu'il faisait, il dit à ses disciples : Ecoutez bien ce que je vais vous dire : le Fils de l'homme va être livré aux mains des humains. Mais ils ne comprenaient pas cette parole, elle leur restait voilée pour qu'ils ne saisissent pas le sens; et ils craignaient de l'interroger sur ce point. »
Ces quelques versets de l'évangile de Luc vont nous accompagner ces trois prochaines semaines, pendant les trois cultes qui vous parviendront du temple de Chailly.
Quelques versets pompeusement appelés la seconde annonce de la Passion, ces paroles répétées et par lesquelles Jésus annonce sa mort prochaine.
Après les événements extraordinaires qui viennent de se passer – Jésus a nourri une grande foule avec quelques pains et poissons, il est apparu tout lumineux à trois de ses disciples, il a guéri un enfant possédé – les disciples auraient bien souhaité faire de Jésus un héros de retour de Salt Lake City avec une ou même deux médailles d'or autour du cou. Ils l'admirent et sont émerveillés par son pouvoir de guérison, par sa capacité à sauter plus haut et plus loin que les autres, mais Jésus résiste. Pas de gourou, pas de héros, pas de campagne électorale. Il annonce simplement qu'il sait fort bien qu'il va être livré aux mains des humains et qu'il en mourra.
C'est que Jésus – celui que Luc appelle le Fils de l'homme, celui qu'on attend depuis longtemps pour nous délivrer – ne se fait pas d'illusion. Il sait de quoi nous sommes faits, d'un peu de poussière, il ne l'oublie pas. Il sait notre limite, notre fragilité, nos maladies, notre humanité, tout simplement. Je crois même que ces limites, il les a reconnues en lui.
Comme nous le racontera le récit du jardin de Gethsémané lorsque Jésus sait qu'il va être arrêté et qu'il ne se fait aucune illusion quant à l'issue de cette arrestation, Il a peur. Il espère tellement que cela n'est qu'un mauvais rêve, qu'il va se réveiller et se retrouver peut-être à Nazareth parmi les siens ou à Béthanie parmi ses amis. Il lutte avec lui-même pour accepter la réalité de sa mort prochaine, il se sent seul et abandonné. Cela lui prend du temps pour consentir finalement à ce qui arrive, avec confiance.
Et j'imagine bien que pendant les trois années de sa vie publique cette bataille du jardin de Gethsémané n'a pas été la seule, j'imagine bien que Jésus a largement fait l'expérience des limites de notre humanité, de la souffrance, des révoltes, des cris qui la traversent.
Mais alors, me direz-vous quelle idée de choisir un texte pareil pour le dimanche des malades. Où donc est l'espérance, où se trouve la consolation ?
Eh bien voyez-vous, après presque 20 ans de ministère un milieu hospitalier, c'est dans un texte comme celui-ci que je fais l'expérience, que j'observe que se trouve la bonne nouvelle qui continue à venir jusqu'à nous à travers les siècles. La bonne nouvelle, c'est que Jésus nous enjoint à écouter la voix de la réalité, à nous la mettre dans les oreilles.
C'est dans la reconnaissance de la souffrance, de la limite de cette humanité que s'ouvre la porte qui mène à la Vie. C'est dans cette reconnaissance que se tissent déjà des signes de résurrection pour les malades, pour leur entourage, familles, soignants.
Pour vous qui êtes malades, vous ne savez que trop ce que cela signifie comme chemin. Vous connaissez les méandres qu'oblige le chemin d'acceptation de la réalité. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Et j'espère que vous avez aussi vécu le jour où la grisaille se fait moins impénétrable et que vous découvrez que votre maladie, votre handicap vous offrent un nouveau regard sur la réalité. Comme cette femme qui me disait récemment les larmes dans la voix combien son handicap visuel l'avait obligée à regarder sa réalité intérieure de manière renouvelée. Contrainte à ralentir son allure, à apprendre à compter sur la solidarité de son entourage, à faire le deuil de toutes sortes d'activités, elle était surprise de remarquer combien souvent des personnes s'adressaient à elle dans le train, l'autobus, pour sa disponibilité, son écoute et c'est elle qui parlait de vie plus riche et intense qu'avant…
Et vous qui êtes peut-être soignants, ne savez-vous pas aussi la rudesse du chemin qui vous oblige à reconnaître que vous ne pouvez pas tout pour les personnes que vous soignez, la rudesse du chemin qui oblige à reconnaître ses limites et à offrir sa présence et sa compassion à défaut de guérir et de sauver.
Cette semaine encore je me trouvais aux soins intensifs, un homme achevait sa vie. Et dans ce lieu de haute technologie où il est possible de tellement faire pour sauver des vies, un médecin et un infirmier sont restés debout à côté de la famille qui disait À Dieu à leur proche, ils ont offert leur présence, leur calme, leur vulnérabilité et ont permis que se vive un moment de vérité et de tendresse qui n'enlève rien à la tristesse, mais qui est porteur de vie.
Et vous les membres de la famille, les ami-es de femmes et d'hommes qui souffrent, ne savez-vous pas combien il peut être libérant et aidant de vivre dans la vérité plutôt que de déployer des trésors d'imagination, des sommes d'énergie à fuir cette réalité, à la cacher, à la travestir ?
La vérité n'enlève pas la peine, mais elle permet de reconnaître ses limites, de demander de l'aide ensemble. Et quand l'amour est au rendez-vous, elle l'approfondit et autorise l'humour qui si souvent allège notre réalité. Qu'il peut être bon de sourire d'une maladresse causée par le handicap, d'un nouvel oubli, d'un effet secondaire dévastateur plutôt que de se laisser écraser sous leur poids.
Une jeune mère de famille, devenue chauve à cause de sa chimiothérapie remarquait combien son absence de cheveux n'empêchait en rien ses enfants de la serrer dans leurs petits bras après un commentaire malicieux sur la douceur de son crâne : « Eux, ils m'aiment pour qui je suis…! »
La bonne nouvelle, comment la formuler dans ce contexte ? Ce que la tradition chrétienne nous dit dans ce temps de Carême, c'est que Jésus, qui est aussi le fils de Dieu, a résisté à ses disciples, a résisté à nos désirs qui souhaitent souvent des consolations faciles, de celles qui recouvrent la plaie, la cachent, mais ne la soignent pas.
Jésus a consenti à entrer dans notre pâte humaine jusque dans ses limites pour nous ouvrir les yeux sur les signes de vie, les résurrections qui parcourent déjà notre existence.
Comprenez-moi bien, Jésus ne souhaite pas la souffrance, mais puisqu'elle existe, puisqu'elle tisse toutes nos vies plus ou moins intensément, il ne veut pas que nous ayons à jeter nos tissages, mais ouvre nos yeux sur la force de vie qui nous anime tous.
Et ce matin, dans ce temple de Chailly, demander une bénédiction, déposer sa souffrance dans la prière, ce matin, où que vous soyez, nommer ce lieu le plus fragile de vous-mêmes qui a besoin de vie, c'est se laisser ouvrir les yeux par le Christ, c'est accueillir sa résurrection au cœur notre existence déjà, aujourd'hui. C'est être résolument confiants que la souffrance et la mort ne sont pas les derniers mots sur nos vies.
Et comme le dit si joliment Ésaïe, nous devenons le peuple qui redonne vie aux ruelles de la ville, aux ruelles les plus sombres de nos vies.
Amen !