Le passage du livre des Rois que nous avons lu nous raconte un épisode de la vie du prophète Elisée. Comme vous le savez peut-être, Elisée est le successeur d'un autre prophète, Elie, qui était son maître. Elisée, nous dit la Bible, a donc hérité des dons de son prédécesseur et il va, à son tour, accomplir toute une série de miracles et d'actes prodigieux. Nous sommes aux alentours des années 800 avant Jésus-Christ.
Cette histoire se déroule au nord d'Israël, à Sunem, en Galilée. Histoire d'une rencontre comme il y en a tant dans la Bible. Rencontre entre Elisée, l'homme de Dieu, et une femme dont on nous tait le nom, car cette femme, ce pourrait être n'importe qui. Anonymat de certains personnages bibliques comme un vide d'écriture qui doit être comblé par n'importe quel autre nom : le vôtre, le mien. D'ailleurs, ni le mari ni l'enfant à naître ne seront nommés.
On nous renseigne quand même sur cette femme. C'est une "femme de distinction". A travers ces mots, on devine qu'elle doit vivre dans une certaine aisance matérielle. On peut déjà risquer une affirmation qui est importante pour la suite de notre compréhension du texte : c'est une femme qui ne manque de rien. La preuve, c'est qu'elle peut même, à l'occasion, accueillir chez elle un hôte de marque. Quand il passe par Sunem, Elisée se trouve régulièrement invité à table chez elle.
On devine que c'est une femme de caractère qui doit savoir mener et sa maison et son mari. Déjà, c'est elle et non son mari, contrairement aux usages de l'époque, qui invite Elisée. En lisant ce texte, je n'ai pu m'empêcher de sourire en voyant comment le mari n'a pas son mot à dire. Le mari semble absent. L'homme est une sorte d'exécutant des bonnes oeuvres de sa femme. C'est la Sunamite qui est maîtresse chez elle. Lorsqu'elle parle à son mari de son projet de construire une chambre d'hôte pour Elisée, c'est pour mettre son mari devant le fait accompli. Elle parle en "nous" mais elle agit en "je". Même si son dynamisme nous la rend sympathique, on sent déjà que son côté dame patronnesse nous heurte un peu. Même si elle est pleine de bonnes intentions, on se dit que tout cela cache peut-être quelque chose.
Elisée devine vite qu'à vouloir trop en faire, cette femme qui ne manque de rien a besoin, sans doute, d'un petit service. Voici Elisée qui cause avec son serviteur Guéhazi qui lui, soit dit en passant, doit dormir sur la paille : pas de chambre d'hôte pour les serviteurs. Que peut-on faire pour cette femme en échange de son hospitalité ? Elisée met en avant ses relations royales et militaires : a-t-elle besoin d'un petit service en haut lieu ?
Et voici qu'intervient une réponse qui semble anodine dans la bouche de cette femme, mais qui est riche de beaucoup de significations. Elle répond : "J'habite au milieu de mon peuple." Elle veut dire par là, dans un sens courant, qu'elle "vit tranquille" au milieu des siens. Tranquille en ce sens qu'elle n'a pas de problème chez elle, pas de problème de voisinage, pas de problème avec les autorités, un mari parfait parce que bien obéissant. La bonne vie tranquille, sans histoires. Elle n'a besoin de rien. Nous connaissons déjà la suite de l'histoire et nous pouvons deviner, en réalité, qu'elle vit trop tranquille au milieu des siens, d'une tranquillité qui cache une souffrance. C'est trop beau pour être vrai.
On peut se demander ce qui motive une telle réponse chez cette femme. Deux hypothèses me semblent possibles. Sans vouloir faire de la psychologie à bon marché, on sent qu'il y a une atmosphère de refoulement dans les paroles de cette femme. Nous devinons bien qu'il manque quelque chose à cette femme qui prend la place de l'homme à défaut d'être mère. C'est comme si elle avait refoulé en elle ce qui pourrait la faire souffrir. Pour ne pas souffrir ou ne pas ressentir une souffrance, quoi de mieux que de sublimer cette souffrance en bonnes oeuvres ?
La seconde réponse pour expliquer la "tranquillité trop tranquille" affichée par cette femme, c'est tout simplement qu'elle n'a pas envie de se plaindre. Elle doit probablement se dire qu'avec son aisance matérielle, elle n'a pas de quoi se plaindre, elle n'a pas le droit de se plaindre, devant Dieu et devant la société : "Il y a bien plus malheureux que nous." N'est-ce pas là une parole que nous avons entendue ou prononcée ? Elle ne peut être que reconnaissante pour tout ce qu'elle a déjà. Cette réflexion, nous l'entendons souvent aussi autour de nous. Pourquoi nous plaindre et nous lamenter, nous qui ne manquons de rien ? "Parce qu'il y a bien plus malheureux que nous"
Pardonnez-moi d'être si direct, chers paroissiens et chers auditeurs, mais une telle pensée : "il y a bien plus malheureux que nous" qui nous interdit de nous plaindre ou de dire notre souffrance, une telle parole, derrière ses apparences de commisération sur autrui, une telle parole est presque de l'ordre du péché.
Il y aura toujours plus heureux et plus malheureux que nous. Et puis qui sommes-nous pour décréter qui est plus ou moins malheureux que nous ? Existe-t-il des critères infaillibles qui permettent de dire ce que sont le bonheur et le malheur ? Est-ce l'argent ? Est-ce l'amour ? Est-ce la santé ? Ce n'est pas sûr, car il y a des personnes qui ont tout cela ou presque et qui vous diront la profonde souffrance, le non-sens de leur vie si pleine à en déborder. Il y a aussi des personnes auxquelles il manque un de ces labels de qualité de vie et qui vous parleront naturellement de leur bonheur à elles. Pourquoi douterions-nous de leur bonheur ?
Le bonheur et le malheur peuvent donc être ressentis différemment et depuis l'Antiquité, même les philosophes et autres penseurs ne se sont pas mis d'accord pour définir de manière absolue ce qu'est le bonheur. Alors, lorsque quelqu'un impose à sa souffrance le silence en se disant : "il y a plus malheureux que moi", il s'arroge inconsciemment le droit de décréter qui est heureux et qui est malheureux. Bref, une telle façon de penser est parfois une manière discrète, inavouée, de mettre en avant notre courage et notre bonne âme.
En outre, se dire qu'il y a bien plus malheureux que nous est source de "déresponsabilisation". Si tous les hommes, depuis les origines de l'humanité sociale, s'étaient dit : "il y a plus malheureux que nous", rien ou presque n'aurait changé dans le sens du progrès.
Un exemple. Ce n'est parce que d'autres sont sans emploi que moi qui en ait un, je dois accepter n'importe quelles conditions de travail ! Si je le fais, cela ne donnera pas plus de travail aux autres et en plus, je permets aux dirigeants de ne rien changer, pour moi et les autres.
Devant Dieu, et même devant la vie, l'homme n'est pas la copie d'autrui. Pour parler de soi, point n'est besoin de toujours se comparer aux autres, heureux ou pas. Tu es unique, en tant que tel et devant Dieu et il te revient de dire ce qui te concerne toi. Dire ta détresse ou ta joie qui t'est personnelle et que Dieu, à défaut des hommes, entend.
La Sunamite vient nous dire qu'elle vit tranquille au milieu des siens. Pourtant, la vie de cette femme est creusée par une absence : elle n'a pas d'enfant. C'est une souffrance personnelle, mais c'est aussi, pour l'époque, une catastrophe familiale et sociale. Mais elle n'en dit rien : elle ne veut pas se plaindre. Elle vit tranquille au milieu des siens, trop tranquille au milieu d'une absence parmi les siens. Voilà sa détresse personnelle qu'aucune aisance matérielle ou bonne action ne peut combler, même s'"il y a plus malheureux qu'elle". Elle refoule sa détresse et ne demande rien, même quand Elisée l'interroge pour la remercier.
Or, elle vit un deuil. Un double deuil. Le deuil de cet enfant qu'elle pense ne jamais avoir (son mari est âgé) fait qu'elle est morte à son désir d'enfant. Son désir de maternité, elle l'a enfoui dans son esprit et dans sa chair comme dans des sables mouvants. C'est comme si elle cachait en elle l'enfant qu'elle a été. Elle ne dévoile rien de ce qui fait un enfant. Car, un enfant, c'est justement un être qui ne peut rien cacher de ses souffrances et de ses désirs.
Cette femme a donc désappris ce qu'est un enfant. Puisqu'elle n'en aura pas, elle ne veut plus "faire l'enfant" en exprimant naturellement sa souffrance et son désir.
Alors, par les questions pressantes du prophète, le texte biblique pourrait être ici, justement, une invitation à ne pas taire, à ne pas dissimuler ce qui nous fait souffrir en secret. Même si nous estimons ne pas devoir nous plaindre, ne pas avoir le droit de nous plaindre parce qu'il y aurait, par exemple, "plus malheureux que nous", cette histoire, déjà, nous invite à redevenir comme les enfants, à dire ce que nous avons sur le cœur, ce qui ne va pas.
D'ailleurs, la Sunamite ne peut finalement tout cacher de sa détresse. Inconsciemment, le vide et l'absence la poussent inexorablement vers Dieu. Son empressement à recevoir chez elle l'Homme de Dieu est un signe de son attente. Cette chambre qu'elle prépare si soigneusement pour le prophète, ne fait-elle pas penser à celle qu'elle ne peut aménager pour l'enfant à naître ? Elisée, l'Homme de Dieu, devient en quelque sorte, sans qu'il s'en rende compte, l'enfant de cette Sunamite.
La situation intérieure de cette femme me fait un peu penser à une autre rencontre relatée dans la Bible entre Nicodème et Jésus. Vous savez, ce sage d'Israël qui rend visite à Jésus de nuit pour parler en quelque sorte de théologie. Nicodème rend hommage à Jésus, un peu comme cette femme le fait en accueillant Elisée. Et Jésus lui répond : "Si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.". Nicodème lui répond comme un novice : "Peut-on rentrer dans le ventre de sa mère pour renaître ?". C'est justement là que se situe le nœud essentiel : renaître !
Dimanche passé, je parlais de Socrate, le philosophe grec. Il était, au regard de ses contemporains, un "accoucheur" des âmes. Il permettait à l'homme, parfois dans la douleur, de renaître à la vérité cachée en lui sous la gangue de l'ignorance. C'est un petit peu ce que fait Jésus avec Nicodème, à la différence près qu'il faut renaître non pas à nous-mêmes, mais à Dieu.
La Sunamite et Nicodème : deux personnages bibliques qui sont invités à renaître, mais de manière différente. Nicodème, en oubliant ce qu'il croit savoir depuis toujours et la Sunamite, en se souvenant au contraire de ce qu'elle feint d'avoir oublié ou désiré.
Faut dire que cette Sunamite est coriace ! Elle feint de ne rien savoir alors que tout le monde connaît sa détresse : c'est ce que vient dire Guéhazi à son maître Elisée. Tout le monde sait sauf elle ! Tellement coriace que lorsque Elisée lui annonce la future naissance de son fils, elle l'envoie presque paître : " Comment un homme Dieu peut-il ainsi se moquer de moi ? "
Sa tranquille assurance et son côté dame patronnesse commencent à se fissurer. La tranquille assurance de ceux qui se croient aussi, peut-être, sans reproches : voyez combien cette femme est hospitalière ! Magnifique...
Elle me fait penser à l'histoire de ce rabbin qui, à sa fenêtre, voit son voisin tirer à l'arc. Il est très frappé parce que sur le mur il y a des cibles, et la flèche est toujours au centre de la cible. Et il dit à son voisin : "Tu es un merveilleux tireur à l'arc !" "Pas vraiment !", répond l'autre. "Je tire d'abord et je dessine la cible après."
Non. Tout n'est pas aussi tranquille ou simple que cela. C'est trop beau pour être vrai.
Cette femme avait dit à Elisée : "J'habite au milieu de mon peuple." Ceux qui lisent leur Bible savent qu'il en est un seul qui souhaite affirmer cela : Dieu. Un Dieu qui désire habiter au milieu de son peuple et vivre parmi les siens dans la tranquillité. Un Dieu dont la Sunamite a l'air de douter dès que le prophète lui annonce une bonne nouvelle.
Cette histoire d'annonce de maternité tardive vient donc nous dire quelque chose de plus profond que le simple fait d'avoir un bébé.
Pour le comprendre, il faut avoir recours à l'hébreu, langue du Premier Testament. Le mot "enceinte" en hébreu, c'est "hara". C'est très proche d'un autre mot hébreu, "har", qui signifie "montagne". La femme enceinte a, littéralement, une petite montagne sur le ventre. Allons encore plus loin: le mot "Tora", "Loi de Moïse", vient aussi de la racine "hara", être enceinte, tout comme le mot "parent" en hébreu. Montagne, être parent, Loi divine : ces mots ont une racine commune, "hara", "être en état de grossesse".
La Sunamite, en apprenant qu'elle sera enceinte va devoir faire aussi une autre grossesse, spirituelle celle-ci. Elle aura un enfant, mais elle devra elle aussi renaître. Elle comprendra que Dieu habite au milieu de son peuple seulement lorsque ce peuple sait être "fécond" comme Dieu, ce Dieu qui révèle sa Loi sur la montagne, un Dieu qui est en "état de grossesse" du monde à venir.
Moïse, entre autres, déclarait que l'Eternel est "Rocher", "Montagne" (Deutéronome 32, 4), en ce sens qu'il est le Dieu de la fécondité, de la transmission d'une Parole. La Sunamite pourra à l'avenir transmettre la Parole. Tel est le message que nous entendons ce matin : comme croyants s'inscrivant dans la tradition biblique, soyons nous aussi porteurs du Règne de Celui qui veut habiter au milieu de nous et qui veut enfanter sa Bonne Nouvelle dans nos cœurs.