Vivre sans soucis, facile à dire. Les retraites sont remises en question, les primes d'assurance maladie vont bientôt augmenter. Les exigences de compétitivité et de rendement stressent de plus en plus les hommes et les femmes au travail, les jeunes en études ou en apprentissage et même les personnes âgées qui doivent péniblement s'adapter à un monde en constante mutation.
Comment vivre sans s'inquiéter, alors que le terrorisme fait planer une menace diffuse sur nos démocraties ? Pourtant, cultiver son angoisse ne nous pas à vivre. Bien au contraire. Cette attitude risque de déclencher en nous des migraines, des maux de ventre, peut-être même des maladies plus graves. Devrions-nous alors, nous faire du souci, pour trouver le moyen de ne pas nous inquiéter ?
Il serait peut-être préférable de nous arrêter, de rompre avec l'agitation quotidienne, de prendre une pause dans nos activités routinières, de refuser de nous laisser paralyser par les dangers.
L'autre jour, à l'hôpital, un Français qui avait fui l'occupation allemande en 1942, me racontait qu'il avait été interné en Suisse à Finhaut, dans le Valais. Et là, malgré les angoisses liées à la guerre, il connut l'un des plus grands émerveillements de sa vie : la découverte des prairies et des pâturages couverts de fleurs multicolores au mois de juin. Parfois, les anémones, les gentianes et les orchis peuvent devenir symboles d'une présence qui vient d'ailleurs. Le passage des oies sauvages peut aussi favoriser l'envoi de notre espérance.
Le texte de Mathieu ne nous invite pas à mépriser les besoins du corps et nos occupations quotidiennes, mais à ouvrir nos vies à une nouvelle dimension, celle du Royaume de Dieu, et à retrouver l'essentiel dans nos existences encombrées.
Ce passage de l'Evangile a inspiré Jean Sébastien Bach dans sa cantate 51. Il l'a interprété comme une invitation à la louange de Dieu. Pourtant dans l'année 1730, rien ne pouvait inciter le compositeur à être optimiste et heureux. Après avoir écrit 5 cycles de cantates, pour tous les dimanches de l'année ou presque, il est épuisé. Son travail d'enseignement est harassant.
Les autorités de Leipzig cherchent à baisser son salaire; elles lui reprochent de ne pas s'occuper assez bien des élèves du collège. Dans une lettre au recteur, il se plaint de ses conditions de travail. Et il songe à quitter Leipzig.
Au milieu de cette morosité, il compose cette œuvre admirable "Jauchzet Gott in allen Landen" (Exaltez Dieu en tous pays), chant de joie et d'espérance, transmis par la soprano, éclairé par la trompette, embelli par les violons, et aujourd'hui porté par le piano. La tonalité de do majeur souligne la majesté de Dieu et la joie du croyant, alors qu'un rythme soutenu, le plus souvent en doubles croches, exprime une allégresse profonde, presque trépignante.
Traduction française de la première partie de la cantate :
"Exaltez Dieu en tous pays. Que tout ce que le Ciel et la terre comptent de créatures vivantes exalte sa gloire. Nous allons nous aussi rendre hommage à notre Dieu, de nous avoir toujours assistés dans la souffrance et l'adversité." (Auteur non précisé. Bach ?)
Certains jours, la mélodie se fait plus triste. On a beau ouvrir les fenêtres, contempler le paysage environnant, lever son regard sur l'horizon. On ne voit que l'interminable ennui de la plaine. Les fleurs se sont fanées, les oiseaux ont entamé leur migration, et la mauvaise saison s'est installée dans nos cœurs.
Devant la souffrance et la violence de ce monde, nos gorges se serrent. On n'aperçoit plus que la croix au sommet de Golgotha. On en vient à penser qu'il était plus facile de garder la foi à l'époque de Bach, quand personne n'avait connu les camps de la mort et le goulag. Et puis ce Bach, n'était-il pas un Colosse dans la foi, un rocher que rien ne pouvait ébranler, ni la souffrance, ni le doute ?
Les recherches actuelles modifient l'image qu'on se fait parfois du grand compositeur. Elles soulignent d'abord la situation catastrophique de l'Allemagne après la guerre de 30 ans : des villes rasées et des millions de morts.
Bach commence sa carrière dans un pays qui se relève lentement de ses ruines. Orphelin à 10 ans, il porte sa vie durant les marques de ce drame. Il connaît aussi le terrible chagrin d'être veuf à 35 ans. Il perd plusieurs enfants à la naissance, d'autres à 3 et 4 ans. Certains fils, à l'âge adulte, se réalisent difficilement et lui créent beaucoup de soucis.
Il faut renoncer à une vision de Bach naïvement optimiste. Ces chants de joie, ses chorales et ses Resurrexit ne doivent pas faire oublier les nombreux passages de ses cantates et de ses pressions où l'on ressent la souffrance devant la mort, la montée de l'angoisse, le sentiment du vide.
Comme l'écrit le musicologue Gilles Cantagrelfi : "La mort chez Bach n'est pas que la douce consolatrice." Elle provoque aussi son effroi et son désarroi.
Dans la cantate de ce jour, le récitatif laisse filtrer quelques traces de ses blessures. Composé en mineur, il s'ouvre de façon solennelle, avec des croches répétées aux violons. La trompette se tait et le croyant adresse sa louange à son Dieu, en confessant que sa faible bouche ne peut parfois que balbutier ses miracles.
Traduction française de la 2e partie de la cantate :
"Nous élevons nos prières vers le temple où Dieu demeure dans sa majesté, où sa fidélité toujours renouvelée nous récompense de ses généreuses bénédictions. Nous glorifions ce qu'il a fait pour nous. Et même si ma bouche vacillante ne peut que balbutier ses miracles, ma simple bouche lui sera tout de même agréable."
Le croyant est maintenant seul devant son Dieu. Il se trouve dans le dépouillement. Il ne peut plus trouver de sécurité et de réconfort dans ses provisions et ses boissons, ni dans ses assurances ou ses comptes en banque. Il ne peut que reconnaître ses limites, sa faiblesse, sa finitude. Il ne peut compter que sur son Créateur et son Sauveur.
Dans la cantate, plus de trompette, ni de violons. La soprano n'est accompagnée que du continuo. La mélodie se fait humble et lancinante.
Le paroissien de Leipzig, comme chacun de nous, perçoit l'aspect éphémère de sa vie. Il est invité à remercier Dieu de son soutien, et à s'engager à vivre en enfants de Dieu, à rechercher le Royaume de Dieu et sa justice. Car la louange, comme l'art, ne doit pas être une fuite devant les aspérités de l'existence. L'adoration de Dieu permet au croyant de retrouver des forces pour s'engager dans le monde. Dans les textes bibliques du jour, les paroissiens de l'Eglise Saint Thomas avaient aussi entendu un passage de l'épître aux Galates qui rappelle l'importance de vivre en enfants de Dieu.
Dans l'épître de Paul aux Galates, aux chapitres 5 et 6 :
"Si nous vivons par l'Esprit, marchons aussi sous l'impulsion de l'Esprit. Ne soyons pas vaniteux, entre nous pas de provocations, entre nous pas d'envie. Portez les fardeaux, les uns des autres, accomplissez ainsi la loi du Christ. Car si quelqu'un se prend pour un personnage, lui qui n'est rien, il se trompe lui-même."
"Que celui qui reçoit l'enseignement de la Parole fasse une part dans tous ses biens en faveur de celui qui l'instruit. Ne vous faites pas d'illusions, Dieu ne se laisse pas narguer; car ce que l'homme sème, il le récoltera. Celui qui sème pour l'Esprit, récoltera ce que produit l'Esprit : la vie éternelle."
Tant que nous disposons de temps, travaillons pour le bien de tous, surtout celui de nos proches dans la foi.
Traduction française de la 3e partie de la cantate :
"Toi le Très-Haut, renouvelle ta bonté chaque matin. Nous éprouvons un sentiment de reconnaissance pour ta fidélité de père. Et nous te montrerons par notre vie de foi que nous sommes bel et bien tes enfants.
Comme une rivière qui s'écoule inexorablement vers le fleuve ou la mer, nos jours défilent sans que nous puissions les retenir, entraînant les eaux cristallines de nos joies ou charmant les boues de nos amertumes."
Dans une folle poursuite, les doubles croches des violons vont décrire des mouvements ascendants puis descendants, comme si des vagues se succédaient les unes aux autres dans une agitation frénétique.
Au milieu de cette écriture très contrastée s'élance le cantique que nous avons chanté tout à l'heure. En notes solennelles, longues et tenues, la soprano interprète le choral bien connu des luthériens, "Sei Lob und Preis mit Ehren", louanges et gloire à Dieu le Père, au Fils et au Saint-Esprit.
Pour les paroissiens de Leipzig, comme peut-être pour nous, le message est clair : au sein de nos vies heurtées et bousculées, peut naître un chant de confiance et d'espérance. Dans un monde instable où tout est en mouvement, où notre existence reste toujours menacée, résonne une voix divine. Dans notre vie laborieuse et soucieuse, il est important de s'arrêter un instant, de rechercher l'essentiel, de contempler les lys des champs et les oiseaux du ciel, d'écouter une cantate de Bach, de nous ouvrir à la présence et la grâce de Dieu.
Le choral, écrit en majeur, nous invite a retrouver la sérénité de la foi, à nous reposer pleinement en Dieu. La cantate 51 porte la notice suivante : pour le 15e dimanche après la Trinité et dans tous les temps. Cette précision souligne bien que l'appel à la paix intérieure peut être partagé dans toutes les étapes de la vie des Eglises, des croyants et des incroyants. Quand la présence de Dieu se fait plus proche, la sérénité regagne notre cœur. Le brouillard se dissipe et le soleil réapparaît avec force. La joie de Bach va finalement éclater dans un alléluia lyrique et virtuose. La trompette retentit a nouveau, accompagnant la soprano dans ses somptueuses vocalises.
Ainsi Bach, confesse sans doute que malgré la souffrance, le mal et l'injustice, Dieu se trouve au cœur de notre vie et qu'il y met la lumière de la Résurrection.
Comme l'écrit Simone Weil◊, philosophe juive d'inspiration chrétienne, décédée en Angleterre en 1943, "La joie de Pâques n'est pas celle qui suit la douleur. Elle est la joie qui plane au-dessus de la douleur."
Que nous soyons aujourd'hui dans les ténèbres ou dans la lumière, puissent l'Evangile et la musique de Bach raviver en nous le sens de la louange, et nous aider à retrouver "la joie qui plane au-dessus de la douleur". Amen !
Traduction française de la quatrième partie de la cantate :
"Louange et gloire à Dieu le Père, au Fils, au Saint-Esprit. Qu'il accroisse en nous ce qu'il a promis dans sa grâce. Faisons-lui confiance, reposons-nous complètement sur Lui. Que notre cœur, notre caractère et notre esprit s'attachent fermement à Lui. Aussi chantons-nous maintenant : ainsi soit-il. Nous y parviendrons, si notre foi nous vient du plus profond du cœur. Alléluia."
Gilles Cantagret : "Le moulin et la rivière. Air et variations sur Bach", Fayard, 1998, p. 535
◊ Simone Weil : "La connaissance surnaturelle", Gallimard, 1950, p. 1