Le levain dans le pain

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A l'époque de Jésus, comme à la nôtre, on utilisait du levain pour fabriquer le pain. Le plus souvent, un morceau de pain fermenté était introduit dans la nouvelle pâte. Malgré son efficacité, le levain était considéré comme impur. Avant de célébrer la fête de la Pâque, les familles juives devaient éliminer tout levain de leur foyer. Les temps où les Israélites avaient été nomades et s'étaient nourris de galettes avaient probablement été idéalisés. Malgré son goût flatteur, le pain levé apparaissait comme une substance altérée, presque corrompue.
Cette perception négative du levain est encore repérable dans un passage de Luc qui invite les disciples à se méfier du levain des pharisiens. Chez Paul aussi, les chrétiens de Corinthe, appelés à réaliser leur idéal de vie, sont comparés à du pain sans levain.
Alors, en donnant un caractère positif au levain dans une petite parabole, Jésus surprend ses auditeurs. Un peu de levain suffirait à faire lever une pâte énorme d'environ 24 kilos, trois mesures antiques.

Semée dans un monde immense et stérile, la Parole du Christ va faire son chemin. L'œuvre de Dieu grandira, s'épanouira et transformera l'humanité. Inauguré dans des signes humbles et modestes, le Royaume de Dieu est destiné à un accomplissement ultime.
Les interlocuteurs de Jésus ont peut-être été choqués par cette parabole. Mais l'image est très suggestive. Elle part de l'expérience quotidienne et souligne que Dieu peut réaliser son projet même au travers d'éléments apparemment négatifs.
Le bon pain de notre vie n'a-t-il pas aussi souvent été fabriqué par la fermentation de nos difficultés et de nos souffrances ? Parfois, pour échapper à la pesanteur de l'existence, les humains choisissent la fuite.

En décembre et en février, les Romains organisaient des fêtes qui permettaient de se défouler et d'inverser les rôles sociaux. Ces festivités païennes n'ont pas pu être éliminées par le christianisme. L'Eglise a bien tenté de les récupérer, de les canaliser. Mais elle a souvent été débordée par les ripailles, les transgressions morales, les spectacles ridiculisant les autorités politiques et religieuses.
Avant les temps austères du carême, chacun s'autorisait à vivre dans l'abondance et la liberté, à fêter Carnaval, c'est-à-dire à profiter de la vie avant "d'ôter la viande " comme l'indique son étymologie.
Il semble qu'au XIIIe siècle déjà, les masques ont fait leur apparition au Carnaval de Venise, permettant la dissimulation du personnage social, favorisant la parodie et les travestissements. Mais les autres villes européennes connurent des festivités équivalentes.
Au XIXe siècle, les bals masqués étaient à l'honneur au Carnaval de Vienne. Robert Schumann s'en inspire pour nous faire réfléchir au sens de la vie.

Le deuxième mouvement du Carnaval de Vienne, Romance en sol mineur, semble interrogatif et nostalgique. Laissons le levain schumannien s'installer dans nos cœurs et nos esprits. La vie de Robert Schumann est celle de toutes les passions : pour la Nature, pour la poésie, pour la musique, mais aussi pour Clara Wieck, qu'il aime par-dessus tout. Pour obtenir l'assentiment du père de sa bien-aimée, Schumann doit prouver qu'il peut apporter un revenu suffisant au futur foyer. Il se rend à Vienne en 1839 pour y transférer sa revue musicale ou trouver un poste de professeur.
La capitale autrichienne sourit tout d'abord au compositeur. La vie y est agréable et les habitants sont accueillants. Mais la désillusion survient bien vite. Le milieu musical est déchiré par de petites luttes intestines. Faire sa place comme chef d'orchestre ou professeur de musique semble impossible. Schumann connaît l'inquiétude et même l'angoisse.
Il renoue toutefois avec l'inspiration. Il crée en particulier " Le Carnaval de Vienne ", qui exprime toute l'ambiguïté de son séjour en Autriche, son tumulte intérieur, mais aussi les contradictions de l'existence humaine. Le compositeur est impressionné par les bals costumés. Les participants cachent leur identité sous des masques. Ces joyeuses soirées permettent certes d'oublier les soucis et les problèmes de la vie quotidienne.

Mais Robert Schumann s'interroge sur le sens de ces festivités. Que cachent-ils ou que révèlent-ils, ces masques ? Où est la vraie personnalité de l'individu ? Le compositeur lui-même se sent tiraillé entre deux personnages : Eusébius, le doux, l'introverti, le mystique, le mélancolique, et Florestan, le passionné, le fonceur, l'exubérant.
Les masques du Carnaval renvoient à la difficulté de se connaître soi-même, de trouver son unité intérieure, d'échapper à la comédie humaine. Qui sommes-nous vraiment aux yeux de Dieu, au-delà de nos rôles sociaux et professionnels, au-delà de nos blessures et de nos maladies ?
Robert Schumann refuse la superficialité ambiante, la médiocrité des sentiments, les mesquineries du quotidien. Il cherche un monde plus vrai, plus authentique, plus harmonieux. Marqué par la tradition luthérienne et le souffle romantique, il ne peut se résigner à une vision matérialiste et rationaliste de l'humanité.
Il est saisi par la quête de l'infini et par la nostalgie profonde propre au Romantisme. On aurait tort d'y voir trop vite un penchant dépressif. Selon Brigitte Françoise-Sappey, spécialiste de Schumann, cette douleur ne peut être que métaphysique .

Cette nostalgie ne nous ouvre-t-elle pas le chemin vers notre véritable humanité et la spiritualité ? Comme l'écrit le philosophe Cioran " dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter " !
Cette nostalgie est avant tout un élan vers les mystères de l'Univers et de Dieu, ou en termes plus bibliques, une recherche du Royaume de Dieu. L'Evangile souligne fortement cette tension entre ce monde-ci et une autre réalité, tout en annonçant un accomplissement ultime.
" Rien n'est voilé, qui ne sera dévoilé. " dit le Christ. Un jour, les vérités de l'Evangile seront pleinement manifestées. En attendant, le quotidien demeure contradictoire, ambigu, souvent douloureux, pour Schumann comme pour chacun de nous.
L'intermezzo en mi bémol mineur, que nous allons écouter, exprime bien l'âme tourmentée de Schumann. Ce mouvement magnifique est un cri nostalgique, un appel à un monde plus lumineux, peut-être une invocation pour le Royaume de Dieu

Du levain nauséeux permet au pain de grandir et de prendre un goût délicieux. Un Carnaval aux lointaines origines païennes et au défoulement souvent peu moral devient chez Schumann un lieu d'interrogation et d'ouverture au monde spirituel.
Le Royaume de Dieu n'est pas nécessairement lié au cadre des Eglises ou à des actes liturgiques. Dieu le suscite dans le vécu même des humains, souvent là où on l'attend le moins. Mais il reste toujours voilé, caché.
Dans un Carnaval, la dimension spirituelle est également dissimulée. Mais la musique de Schumann exprime bien ce mélange de lumière et de ténèbres, de certitudes et d'inquiétudes, propre à nos vies. L'œuvre de ce compositeur si profond, si sensible, nous interpelle par sa spiritualité tourmentée. La foi de Schumann n'a jamais rien de définitif ou de bétonné. Mais elle porte le musicien, jour après jour, dans la joie comme dans la douleur.

Souvent, les notices biographiques sur Schumann oublient de parler de ses préoccupations spirituelles. Pourtant, ce petit-fils de pasteur, admirateur fervent de Bach, entretenait une piété que de nombreux chrétiens d'aujourd'hui ont de la peine à suivre : la lecture quotidienne de la Bible et une vie de prière régulière.
Ce compositeur romantique tourmenté n'a jamais abandonné sa rigueur morale, ses racines protestantes, ses références chrétiennes, même dans la maladie. Sa vie et son œuvre ne sauraient nous laisser indifférents, nous qui traversons une période si désécurisante. Les points de repère traditionnels s'effacent, les paramètres changent, les valeurs de la société évoluent et se transforment.

Il n'est pas toujours facile d'assumer sa liberté sans angoisses. Devant tant d'incertitudes, il peut être tentant de chercher refuge dans des convictions religieuses rigides et absolues ou au contraire dans un athéisme confortable et borné.
La musique de Schumann nous évite le piège de la facilité. Elle nous aide à développer notre quête spirituelle dans un monde troublé. Certes elle exprime parfois les tréfonds d'une âme angoissée, mais elle ne se résigne pas aux ténèbres de ce monde. Elle élève nos cœurs et nos esprits vers la lumière divine, vers ce Royaume que le Christ a inauguré dans ses paroles et ses actes.
Dans un monde implacable, de plus en plus dominé par les préoccupations techniques et par les exigences de rendement, ne serait-il pas salutaire de se laisser porter par le souffle du Romantisme et plus fondamentalement encore par celui du Saint-Esprit ?

Il n'est pas nécessaire de suivre les Romantiques dans leurs recherches d'irrationnel et de surnaturel qui les a parfois entraînés dans des abîmes tragiques. Pour l'instant, on ne peut que constater le travail du levain dans le pain en renonçant à percer le mystère de Dieu. Et pourtant, c'est bel et bien ce levain à l'œuvre dans la pâte, qui nous ouvre une espérance pour cette terre.
Dans les derniers mouvements que nous allons entendre, Schumann exprime une certaine sérénité. Que nous soyons malades ou bien portants, angoissés ou paisibles, libres ou dépendants, puisse cette musique nous apporter la paix retrouvée, après la tempête. Ce Carnaval rejoindra ainsi le levain de l'Evangile qui fait grandir notre vie.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Ian Woods
Musique
Carolyn Woods, piano