Dieu existe : il ne se conçoit pas sans nous

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Un hebdomadaire français, "Marianne", titrait en grand sur sa page de couverture de cette semaine : "Ils sont catholiques, protestants, juifs, musulmans, hindouistes, orthodoxes, gays, anarchistes, Corses, etc., mais... fachos ! "

La critique est grave, mais comme toutes les grandes religions sont épinglées et cela aux côtés de mouvements politiques et sociaux aussi diversifiés que les gays, les anarchistes et les Corses, le slogan éveille un léger sourire, suscite la réflexion et fait naître l'intérêt pour la lecture. Le reproche adressé aux grands systèmes religieux, en substance, est qu'ils "se sont obstinément construits contre ceux qui les précédaient" (p.48). Les bouddhas dynamités par les talibans de Bamiyan en sont une des dernières illustrations dramatiques. Les catholiques dénoncés sont les intégristes souvent assidûment fréquentés par les militants du Front National. Pour les protestants ce sont les unionistes d'Irlande, et pour les musulmans, on retrouve l'incontournable de l'actualité de ces dernières semaines : Hani Ramadan.

L'accusation est grave, elle est un peu caricaturale, mais dans son fond elle est une interrogation adressée à tous les courants religieux dans leur revendication à détenir la vérité. Elle est une mise en garde contre les multiples dérapages qui menacent les mouvements identitaires, notamment religieux, mais pas seulement eux. La dénonciation est malheureusement vraie pour beaucoup de pages de notre histoire. Elle se vérifie jusque dans l'actualité de ces dernières heures, au Kenya, et dans certaines lectures fondamentalistes du fléau du sida.

"Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu : Ainsi qu'il est écrit dans le livre du prophète Esaïe..." (Marc 1:1-2a). Dans cette simple phrase, ces premiers mots de l'Evangile selon Marc, tous les ingrédients nous sont donnés, qui constituent l'antidote de la tentation sectaire, du repli identitaire, du réflexe fanatique ou "facho".

"Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ Fils de Dieu..." Cela signifie qu'en ouvrant l'Evangile on est en face de quelqu'un qui nous dépasse : le Fils de Dieu.

Etre ainsi d'emblée en face de lui implique qu'on ne va pas parvenir à lui progressivement, par des efforts, un parcours initiatique, un catéchisme, voire par la lecture de l'Evangile lui-même.

"Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ Fils de Dieu..." Il est déjà là. Il nous précède toujours, c'est Lui qui est premier, Il nous dépasse, on va être dépassé; lorsqu'on parle de Dieu on doit savoir qu'on va être dépassé. Et même la lecture de l'Evangile, si nécessaire et si vivifiante soit-elle, elle est seconde.

D'ailleurs à la fin de l'évangile de Marc, dans sa page sur la résurrection, sur l'entrée dans la vie, en Marc 16, on retrouve la formule : "Il vous précède en Galilée..." (Marc 16:7) Cela signifie là encore qu'il est déjà là.

Vous pouvez comprendre là l'un des intérêts, théologique, de célébrer la Cène au début du culte. Comme les disciples - et cela est particulièrement vrai dans l'Evangile de Marc où manifestement ils ne comprennent rien à rien - on est dépassé. Dieu nous précède, Il est déjà là.
"Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ Fils de Dieu..."
Ce début, ce titre, ce préambule, cette manière de l'évangéliste Marc d'ouvrir son livre exprime encore autre chose : l'évangéliste nous parle d'un absolu, mais il nous dit d'emblée que cet absolu nous échappe et qu'il est du côté de Dieu.

C'est ce que rappelle à sa façon le prophète dans notre première lecture de ce matin lorsqu'il met dans la bouche de Dieu ces paroles : "Gens du bout du monde, de tous les confins de la terre, tournez-vous vers moi et vous serez sauvés, car DIEU, C'EST MOI ET PERSONNE D'AUTRE." Mettre l'absolu de Dieu en face de nous, cela nous sauve...!

C'est ce qu'ont compris les diverses commissions qui se sont penchées sur la question du maintien ou de l'abrogation de l'invocation du nom de Dieu dans le préambule de notre constitution fédérale. "Au nom de Dieu tout puissant." A ce jour, il a toujours été décidé de maintenir cette invocation parce qu'on a saisi que l'absolu n'est pas de ce monde et que de le placer en Dieu était une manière de se protéger de toutes les déviances totalitaires.

L'invocation du nom de Dieu paradoxalement devient pour la Constitution Helvétique une forme de garantie contre le fanatisme et donc une façon de préserver la laïcité.

Mais revenons à notre début d'Evangile : "Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ Fils de Dieu". Il y va de Dieu, il y va d'un absolu, il y va d'une bonne nouvelle - Evangile signifiant bonne nouvelle - et ici il y va d'un commencement.

La particularité du Dieu, de l'absolu, dont il est question ici c'est qu'Il ne demeure pas une réalité abstraite, c'est qu'Il ne se considère pas comme un de ces absolus humains universellement et à tout jamais, immuablement, valable, mais qu'Il revendique un commencement dans l'histoire...

Lui, Dieu, revendique un commencement dans l'histoire !!

C'est peut-être déjà cela la Bonne Nouvelle !

Qui dit commencement dit un avant, un pendant et un après; une manière de se situer par rapport à cet avant et à cet après.

Le journaliste de l'hebdomadaire français de tout à l'heure suggérait que les grands systèmes religieux "se sont obstinément construits contre ceux qui les précédaient."
Or ici il est dit : "Commencement de l'Evangile de Jésus-Christ Fils de Dieu : ainsi qu'il est écrit dans le livre du prophète Esaïe..." Cela signifie que l'avant n'est ni renié, ni méprisé, il est retenu. On se rattache à l'espérance d'Israël. C'est toute la première alliance qui se miroite dans cette phrase. La première alliance est citée textuellement, elle fait partie du commencement tout en l'introduisant.

En même temps un choix s'opère : ailleurs en effet il est parlé de "la loi et des prophètes" ici seuls les prophètes sont mentionnés : tout n'est pas retenu en bloc et de manière indifférente. Un choix s'opère, les prophètes sont les témoins du tournant et de la prise de recul de Dieu : tantôt de sa mise en garde, tantôt de son ouverture, de son espérance contre toute espérance, de son commencement. Ce n'est d'ailleurs pas le seul choix que Marc opère. Quand on fait des choix, on s'implique, on prend des risques.
Ceci pour l'avant, ce qui précède le commencement, tout en en faisant partie.
Qu'en est-il du "pendant", de l'instant, du "maintenant" du commencement ?
Poser un commencement, c'est établir une réalité arbitraire, mais ce n'est pas indifférent : cela implique un autre choix. Lorsqu'on rédige un ouvrage ou lorsqu'on raconte une histoire, on choisit son commencement. Parfois on commence par la fin pour dire où on veut en venir, parfois on choisit simplement de suivre la chronologie des faits, parfois on ne choisit pas, considérant que la vie est comme un train en marche, avec ses arrêts et ses départs, au hasard des circonstances. Parfois on considère tel événement, tel fait marquant comme un tournant, un commencement dans la vie : ce fait devient alors comme une clé de lecture à partir de laquelle on déchiffre l'ensemble de la vie.

Etablir un commencement ne résout pas tout, mais cela indique que quelque chose se passe; on pourra prendre du recul, on aura un repère, on ne sera pas tout le temps dedans. Encore une manière de résister à une forme de totalitarisme.

L'évangéliste Marc choisit de commencer son Evangile d'emblée avec Jésus adulte; il ne dit rien sur son enfance, son choix n'est pas celui de la chronologie. Il débute sur une parole tirée des prophètes, ici du prophète Malachie (Malachie 3:1s) alors qu'elle est mise sous l'autorité d'Esaïe... Ceci peut-être pour nous suggérer que dans la Bible et pour ce qui concerne le message de la vie et de la vérité, il n'y a pas de place pour les droits d'auteurs, pour une revendication de la vérité individualiste, pour soi. Cette parole du prophète, la voici : "Voici j'envoie mon messager en avant de toi, pour préparer ton chemin..."

Dans l'évangile de Marc beaucoup de choses se donnent à connaître en chemin, il s'agit d'une vérité itinérante qui se découvre, se dévoile comme... en route, en chemin (Marc 8:27; 9:33-34; 10:17,32,46,52). Ici le rendez-vous, ce qui fait commencement avec le Jésus adulte, convie dans le désert c'est-à-dire à un lieu qui évoque le temps de la rencontre avec Dieu, la précédence de la nuée pendant le jour et de la colonne de feu pendant la nuit, le temps du vivre au jour le jour de la manne de Dieu, le temps de l'alliance de Dieu avec son peuple, le temps de l'abandon, du dépouillement des sécurités de l'Egypte qui avaient conduit à une impasse, le temps qui rapproche de soi, de sa terre, de son lieu, de son identité : un lieu de la confiance nue.

La figure qui récapitule ce rendez-vous dans le désert c'est celle de Jean-Baptiste, une figure originale toute marquée par le désert dont il se nourrit (les sauterelles et le miel). Une figure qui par son propos nous vient contre, à savoir "un baptême de conversion en vue du pardon des péchés". Mais cette figure attire aussi, elle attire les foules de toute la contrée "tout le pays de Judée et tous les habitants de Jérusalem". Cela signifie que par son propos Jean Baptiste touche très profondément dans l'humain là où celui-ci ne se sent pas à la hauteur, là où "il rate sa cible" (=le péché), là où il s'accuse, là où s'enracine tout son mal-être, et son mal-vivre.

A cet endroit précis Jean Baptiste parle d'un "baptême de conversion en vue du pardon des péchés" c'est-à-dire d'un retour possible à Dieu, un retour possible vers une personne vivante et non vers une idée abstraite. Dieu n'est pas une image idéale ou un absolu atemporel. C'est une rencontre dont il s'agit, elle se produit en chemin, dans un mouvement.

Dans cette rencontre on découvre qu'il n'y a de réel péché que face au pardon de Dieu; le pardon précède ! (L'affirmation de ce pardon suscite, éveille la conscience et la compréhension du péché.) Sans la grâce il n'y a pas de péché, il n'y a que fautes et remords. Or là il en va d'autre chose, car ceux-ci enferment l'individu sur lui-même alors que le pardon du péché nous libère et nous ouvre.

Dans le couple pardon-péché, en vis-à-vis, l'humain n'a plus à se justifier ou à se défendre, à d'abord montrer patte blanche pour rencontrer Dieu : il ne peut que se recevoir
"...accepter d'être accepté " selon la célèbre formule du théologien allemand Paul Tillich.
C'est cela que l'Evangéliste Marc a placé au commencement de son Evangile. Tel est le visage qu'il donne à l'absolu qu'il nous propose en disant : "Commencement de l'Evangile de Jésus Christ Fils de Dieu".

Ce qui est intéressant, ce qui est à relever c'est que cet absolu ne veut pas se faire sans l'humain. Dieu ne veut pas faire sans nous.

Cela est manifeste dans notre texte dans la manière qu'a Jésus, qu'a Dieu de s'adosser, de s'appuyer, de composer avec Jean Baptiste. C'est comme si Dieu avait besoin de l'humain.
Mais Il nous dépasse et Jean Baptiste le reconnaît sans que cela l'écrase; il dit : "Celui qui est plus fort que moi vient après moi et je ne suis pas digne en me courbant de délier la lanière de ses sandales" (Marc 1:7).

Trois mots de l'après-commencement, de la conséquence de ce commencement jusque dans la rédaction de l'Evangile :

- Dans la suite de l'Evangile, l'humain figuré par les disciples, pourtant choisis par Jésus, restera toujours dépassé. Les disciples ne comprendront pas.
- L'humain assistera à des exorcismes et à des guérisons, mais à chaque fois il lui sera recommandé le silence. Si Dieu répond, Il ne se laisse pas enfermer dans une réponse, Il emmène plus loin.
- Finalement à la fin de l'Evangile alors que tous les proches de Jésus s'étaient enfuis ou se tenaient à distance, le titre de Fils de Dieu, fixé dès le début de l'Evangile en guise d'absolu, est confessé au pied de la croix par celui qui était le plus extérieur et le plus loin de son message, le centurion romain venu arrêter Jésus. Voyant Jésus pendu au gibet, une image repoussante, celle d'un échec patent, voyant cela le centurion dit : "Vraiment cet homme était Fils de Dieu" (Marc 15:39).

Reprenons : l'absolu est en face de nous; il se distingue de nous et Il revendique un commencement ; ce sont là les premiers ingrédients qui peuvent nous préserver de la déviance "facho".

Le commencement, même s'il est arbitraire est de l'ordre d'un choix qui permet le recul et libère.

Le commencement de l'Evangile implique ce qui vient avant et l'intègre. Il proclame un Dieu qui rejoint l'humain là où il est le plus blessé, lui évitant de se justifier et de se défendre, le précédant toujours de son Pardon et de son acceptation qui libèrent.

Ce matin par l'Evangile nous sommes libérés, libérés de la tentation "facho". Libérés de la prétention à la pleine compréhension des choses... et pour Dieu en particulier - pour l'absolu! - libérés du besoin de comprendre Dieu totalement et de le défendre.

Nous sommes libérés de notre besoin de revendiquer la paternité de toute chose (cf les prophètes) et libérés de notre besoin de dénigrer l'autre pour la sauvegarder.

Il suffit que Dieu existe : il se trouve qu'Il ne se conçoit pas sans nous.

Il nous suffit de témoigner de Dieu, sans prétendre prendre sa place.

C'est de cette espérance dont Jean Baptiste a été le premier témoin. C'est cette espérance que nous sommes appelés à vivre.