Le pasteur moderne que j'essaie d'être se risque de temps en temps à utiliser des moyens de communication modernes. Aussi ce matin, j'aimerais vous lire un échange d'emails, c'est-à-dire de courrier électronique via internet, que j'ai eu durant les semaines précédentes.
Voici le message qui a tout déclenché :
de didier.halter@netplus.ch à esaie.prophète@royaumedescieux.org
Monsieur le prophète Esaïe et cher collègue,
Ayant trouvé ton adresse email sur le site: www.royaumedescieux.org, je me permets de t'écrire dans le cadre de la préparation de ma prédication du dimanche 18 mai prochain.
En effet, il me sera donné de prêcher sur l'oracle qui est consigné au chapitre 12 de ton livre et sur lequel je me permets de t'interroger, souhaitant prononcer une parole qui soit conforme à celle que tu as toi-même prononcée il y a 2700 ans. Vois-tu mon cher Esaïe, mon principal problème, c'est que je suis moi-même un habitant de Sion et tu demandes à la population de Sion de se réjouir.
Or il m'arrive de trouver que les sujets de réjouissances sont plutôt rares. J'ouvre les journaux comme chaque matin et j'y découvre son lot de catastrophes, assassinats et autres nouvelles des plus réjouissantes. J'y découvre que le refus de l'étranger grandit chaque jour davantage et que reconnaître l'autre comme un frère est de plus en plus rare.
Alors je te demande : de quoi puis-je me réjouir en tant qu'habitant de Sion ? Merci de ta réponse rapide. Bien à toi
Didier Halter, pasteur.
Et quelque temps plus tard, je reçois la réponse suivante :
Monsieur le pasteur, cher collègue,
J'ai bien reçu ton e-mail à propos du chapitre 12 du livre qui rassemble mes oracles. Je suis heureux de savoir que ces paroles prononcées il y a bien des siècles, trouvent encore un écho et un intérêt aujourd'hui. Néanmoins, au risque te décevoir, je crains que tu n'habites pas exactement le même Sion auquel je pensais lorsque je disais : "Réjouis-toi, ville de Sion !" Je pensais quant à moi à la ville de Jérusalem, et plus particulièrement, à ce que notre commun Seigneur veut faire de cette ville à la fin des temps. Or, à moins que je sois mal informé, la ville de Sion que tu habites a beau être charmante et bien entourée, elle n'en demeure pas moins relativement éloignée du royaume de Dieu et de la Jérusalem céleste, comme beaucoup d'autres villes d'ailleurs.
J'espère avoir éclairci sur ce point ta compréhension et je te remercie de tes questions.
Bien à toi.
Esaïe, prophète
Vous me connaissez un petit peu, je n'étais pas prêt à lâcher le morceau comme cela. Parce que la réponse d'Esaïe me paraissait esquiver le problème. Et voilà que je lui renvoie un nouvel e-mail, un nouveau message.
Monsieur le prophète, cher collègue,
Merci de ta réponse, etc., etc., mais... Mais les oracles que tu as prononcés ont une valeur intemporelle, me semble-t-il, puisqu'ils figurent dans mon recueil biblique. Ils ne concernent plus seulement les habitants de Jérusalem de ton époque, mais ils peuvent concerner chaque femme, chaque homme d'aujourd'hui, quel que soit la ville ou le village qu'ils habitent.
Alors, s'il te plaît, en quoi puis-je me réjouir aujourd'hui à Sion ou ailleurs ? En quoi puis-je avoir moi aussi une occasion de joie ? Et d'ailleurs la joie peut-elle ainsi se provoquer sur commande, fût-elle prophétique ?
S'il te plaît, cette fois-ci réponds-moi précisément. Bien à toi.
Didier Halter
La réponse ne se fit pas attendre et Esaïe m'écrit quasiment par retour de courrier :
Mon cher Didier,
Je me permets quand même de te signaler qu'entre mon oracle il y a quelques siècles et toi aujourd'hui, il s'est quand même passé un événement majeur. Puisque la plupart des promesses de Dieu que j'ai annoncées dans mes oracles se sont accomplies en la personne de Jésus le Christ, le charpentier de Nazareth, celui qui est la source de toute joie. Aurais-tu perdu cela de vue ?
Bien à toi.
Esaïe
La réponse d'Esaïe était évidemment un peu cinglante.
Aurais-je perdu de vue que, entre Esaïe et moi, se trouvait la personne du Christ, la source de toute joie ? Et que, en lui, bien des paroles et des promesses s'étaient accomplies. N'empêche que, piqué au vif, je n'ai pas pu m'empêcher de lui envoyer un nouvel e-mail.
Monsieur le prophète, cher collègue et néanmoins ami,
Je te remercie de ta réponse, qui met très justement le doigt sur un point central, mais que je trouve encore un peu théorique. D'accord, le Christ est le signe par excellence de la présence aimante de Dieu et nous avons là de quoi nous ne réjouir. Mais il y a quand même des jours où ce signe me paraît quand même un peu moins clair que d'autres, et où la joie n'est pas vraiment au programme. Face à ta théorie séduisante, aurais-tu quelque chose d'un peu plus concret à me confier ?
Bien à toi
Didier
Plusieurs jours ont passé avant que le prophète Esaïe ne me transmettre sa réponse. Et voilà qu'un matin en ouvrant ma boite e-mail, elle met un temps fou à se charger. Et je reçois un long document que je vous résume ici. En fait la réponse du prophète tenait en deux points principaux. Tout d'abord, Esaïe me disait :
Je t'invite à ouvrir les yeux sur la réalité qui se tient autour de toi, où plus exactement à changer de regard sur cette réalité et à essayer de découvrir ce qui se glisse entre les images. Regarde autour de toi, me disait Esaïe et tu verras bien des sources de joie.
Prends le temps de t'arrêter et d'arrêter de courir d'un endroit à l'autre, d'une pièce à l'autre, d'un e-mail à l'autre, d'un texte biblique à l'autre, d'un travail à l'autre, d'une rue à l'autre, d'un magasin à l'autre, d'une voiture à l'autre.
Arrête de courir et regarde. Regarde ce vert tendre qui s'épanouit sur les vignes le long des coteaux. Regarde ce soleil déjà chaud qui surgit derrière la colline de Tourbillon au petit matin. Regarde ce rayon de lumière qui vient éclairer ce village accroché aux pentes de la montagne voisine. Regarde comme les derniers névés brillent sous le ciel bleu. Comme les fleurs envahissent petit à petit l'espace et combien leurs couleurs sont douces. Réjouis-toi. Cela t'est donné, cela t'est offert.
Regarde, me dit encore Esaïe, regarde autour de toi tous ces visages. Les visages de ces hommes et de ces femmes, de ces bébés, de ces enfants et de ces adolescents, de ces personnes âgées. Regarde le brillant de leurs yeux, le creux d'une ride, la douceur de leurs mains, la force de leur visage. Regarde, ils ont beaux: ce sont des enfants de Dieu.
Réjouis-toi ! Regarde, ouvre les yeux, change ton regard. Regarde cette main tendue vers toi. Regarde ce sourire à peine esquissée au coin de la rue. Ils sont autant de gestes de tendresses et d'amitiés offerts et partagés. Réjouis-toi.
Ouvre les yeux et regarde et surtout dis toi bien que derrière chaque beauté du quotidien, c'est Dieu lui-même qui s'offre à toi, qui se glisse dans les interstices du paysage, qui se cache parmi les visages que tu observes, qui tend sa main au travers d'une main tendue, et qui te sourit à travers un sourire offert.
Réjouis-toi. C'est merveilleux la vie.
Et puis, Esaïe, m'a encore écrit ceci :
Il y a des jours où tu auras du mal à voir les beautés de la création. Il y a des jours où tu trouveras que les visages qui te regardent sont laids et remplis de haine, pire encore d'indifférence polie. Il y a des jours où tu te diras que Dieu est décidément bien caché, et bien loin. Et que la joie te paraîtra être quelque chose de tellement lointain que peut-être même tu en oublieras le goût.
Alors pour faire face à cela me dit Esaïe, fais appel à ta mémoire. Il me semble qu'aujourd'hui vous passez votre temps à courir et en fait vous vivez d'instant en instant, de temps présent en temps présent, en oubliant que chaque moment s'ancre dans un passé, qu'il en tire ses faiblesses et ses promesses. Une vie sans mémoire est un arbre sans racines quand survient la sécheresse des temps, il a du mal à survivre.
Alors me dit Esaïe: souviens-toi, fais œuvre de mémoire, en regardant ta propre vie au fur et à mesure qu'elle se dessine et se déroule, pour te souvenir de ses temps de joies, de ses temps de bonheur, de ses temps d'émerveillement. Pour te souvenir qu'à travers eux, c'est Dieu qui te faisait un clin d'œil, qui t'adressait un signe. Fais un travail de mémoire.
Comment crois-tu que mon peuple d'Israël ait pu survivre à l'épouvantable catastrophe que fut l'exil en Babylone, si ce n'est en faisant un travail de mémoire ? Qui les a amenés à se souvenir que leur père était un araméen errant, et que Dieu lui avait dit : "quitte ton pays et va vers le pays que je te donnerai", et qu'il s'appelait Abraham, et qu'après lui il y en eut un autre qui s'appelait Isaac, et un autre qui s'appelait Jacob, et encore d'autres. Et qu'ils sortirent d'Egypte et qu'ils reçurent la terre promise et qu'il y eut David et Salomon.
Oui, comment crois-tu qu'ils s'en soient sortis après la catastrophe de l'exil à Babylone, si ce n'est en se souvenant que Dieu avait accompagné chacune et chacun d'entre nous tous ensemble ? Il nous avait accompagnés à travers les péripéties de notre histoire collective.
Ce travail de mémoire n'était, de loin pas, un retour stérile vers un passé remâché de manière nostalgique. Non c'était une mémoire qui donnait confiance, une mémoire qui nous remplissait de joie, une mémoire qui nous remplissait de gratitude et de louange et qui nous faisait dire : Merci Seigneur de nous avoir accompagnés jusque-là. Merci pour ces temps dans ma vie où je distingue les signes de ta présence. Merci pour tous ces moments où un sourire a pu éclairer mon visage. Merci parce que cela m'a donné confiance,
cela me donne confiance en toi et en ce que tu accomplis pour et à travers moi et pour et à travers ceux qui sont autour de moi, en ce que tu accomplis avec moi et avec tous ceux qui m'entourent. La mémoire me dit Esaïe, la mémoire ce n'est pas cet exercice qui consiste à dire : avant c'était mieux. La mémoire, ça consiste à se tourner vers Dieu avec reconnaissance.
La mémoire cela s'apprend et cela s'exprime. Cela s'apprend dans cet exercice perpétuel qu'est la prière où nous pouvons confesser notre foi de manière personnelle en disant à Dieu : je crois parce que là dans ma vie tu étais présent. Et je t'en remercie, parce que le souvenir de cette présence me fait regarder l'avenir avec confiance et que je sais, je ne peux ni le prouver, ni l'expliquer, mais je sais au plus profond de moi, je sais que tu es là et que tu ne m'abandonnes pas.
Oui, les promesses du Seigneur se sont accomplies et elles s'accompliront encore. Et c'est pour nous un sujet de joie et de réjouissance. Loué sois-tu, Seigneur.
Amen !