Grâce et liberté

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De cette chaire, je vous ai annoncé depuis des années un Dieu de grâce. Tout vient de Dieu et tout nous est offert gratuitement par Lui. Nous ne pouvons mériter quoi que ce soit dans notre relation à Dieu. Les deux premières lectures de ce jour nous l'ont rappelé : Dieu a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut… Mais régulièrement vous êtes venus m'interpeller après cette annonce de la pure grâce de Dieu. L'appel à vivre " grâce à Dieu ", dans la dépendance de Dieu seul vous a souvent choqués de par ses conséquences.
C'est que l'affirmation du don gratuit de Dieu semble irrémédiablement conduire à des impasses. La principale d'entre elles, celle qui choque le plus, c'est que, si tout dépend de Dieu, alors nous ne sommes plus du tout libres. Nous sommes des esclaves, des robots !
Il nous faut effectivement prendre vraiment au sérieux l'interpellation de l'athée Jean-Paul Sartre qui affirme que, si Dieu existe, alors nous ne sommes pas libres ! Quand, en effet, on dit " dieu ", on parle d'un être qui est par définition seigneur et maître de toutes choses. Un dieu qui ne le serait pas ne serait plus un dieu. Il serait un demi-dieu, un faux dieu, un pseudo dieu.
Or, si Dieu est seigneur et maître de toutes choses, je ne suis pas libre, je suis à son service et tout ce que l'on dit de Dieu en tant que libérateur de l'esclavage en Égypte ou du péché en Jésus-Christ n'est qu'illusion, tromperie ! Quand Paul écrit aux Galates : " C'est à la liberté que vous avez été appelés (par Dieu) ", c'est de la frime, car c'est à l'esclavage que nous avons été appelés, nous disent les athées et il nous faut les entendre ! Quand l'Ancien Testament affirme que Dieu libéra son peuple de l'esclavage égyptien, ne fut-ce pas pour le remettre sous un esclavage bien plus absolu : celui de la totale soumission à Yahwé et à ses lois ? Quand on parle de Jésus comme d'un homme libre, ne fait-on pas complètement erreur, car, en tant que fils de Dieu et exemple d'un authentique " vivre grâce à Dieu ", n'a-t-il pas invité l'humanité à la soumission, à l'islam ?
Cette impasse ne vous en semble peut-être pas une. Essayez donc celle-ci : si Dieu est par définition maître et seigneur de toutes choses, si tout événement dépend de Lui, n'est-ce pas à dire que tout est paradoxalement permis ? Si, en effet, tout provient de Dieu, je n'ai plus aucune responsabilité ! Si je vole, ce n'est pas de ma faute. Si je tue, je n'en suis pas responsable. Dieu l'a voulu ainsi ou ne l'a pas empêché ! Je puis dès lors me comporter comme bon me semble. Je ne suis coupable de strictement rien. Dieu est responsable s'il est Dieu. Et si vous me rendez responsables de quoi que ce soit, vous enlevez à Dieu une part de sa divinité.

Ces deux impasses ne montrent-elles pas que le christianisme - comme toute religion du reste - est impraticable ? Dans un cas, je ne suis pas libre. Dans l'autre je suis totalement libre et irresponsable. N'a-t-on pas exploré avec ces deux impasses toutes les possibilités de comprendre notre relation à Dieu ? Et comme l'une et l'autre sont inacceptables, certains diront : cessons de nous préoccuper de Dieu !
Peut-être me direz-vous - pour ne pas nous jeter immédiatement dans les bras de l'athéisme - qu'il existe cependant encore une possibilité de comprendre la relation entre Dieu et notre liberté. Ne pourrait-on pas, en effet, affirmer que, comme nous ne pouvons pas accepter d'être totalement libres et totalement esclaves, il existe une possibilité de dire que Dieu comme nous-mêmes ne serions qu'à moitié libres. Dieu dirige en partie ma vie et les affaires de ce monde et je suis aussi en partie responsable de ce qui arrive dans le monde et dans ma vie. Cette solution à la normande ou à la vaudoise est cependant encore plus insatisfaisante que les précédentes ! Car Dieu n'est plus respecté comme Dieu et nous ne sommes pas vraiment libres. Ni Dieu ni nous-mêmes ne sommes libres ! C'est totalement inacceptable. Ne reste-t-il plus alors que la position athée ? Peut-être y perdrons-nous un absolu, mais pas la liberté, diront certains.

Vous pensez bien que je ne vais pas du haut de cette chaire vous inciter à devenir de vrais et bons athées ! Si nous regardons au message biblique, il y a, en effet, de quoi régler ce problème de Dieu et de la liberté. Mais il nous faut accepter de sortir de notre cadre habituel de raisonnement.
Alors repartons, si vous le voulez bien, de la définition du mot " dieu ". Je disais qu'il signifiait un être qui est nécessairement souverain maître et seigneur. En d'autres termes Dieu est l'être le plus absolument libre qui soit. Cela ne signifie pourtant pas que nous devions être des esclaves. Pour le saisir faisons un petit détour par Martin Luther. Lorsqu'il était moine, raconte-t-il, il interprétait la justice de Dieu comme la justice du juste juge par le moyen de laquelle Celui-ci juge et jugera le pauvre pécheur que nous sommes.
La révolution qui se produisit en Martin Luther eut lieu lorsqu'il découvrit que cette justice n'était pas tant celle du juste juge que celle du Père qui, dans son amour, veut rendre gratuitement juste le pécheur que nous sommes effectivement tous. Eh bien appliquons ce renversement à la question de la liberté de Dieu. Celle-ci n'est pas une liberté qui Lui permettrait de faire ce que bon lui semble des pantins que nous sommes. Elle n'est pas une liberté qui ferait que Dieu ne devrait accepter d'être limité par quoi que ce soit. Elle est une liberté que Dieu veut nous donner tout comme la justice était une qualité que Dieu nous offre. Il n'est pas très intéressant de discourir sur la liberté que Dieu posséderait en et pour lui-même. Il est beaucoup plus intéressant de réfléchir à ce qui a lieu lorsque Dieu veut nous rendre libres.

Dès qu'on pose le problème de Dieu et de la liberté en ces termes, l'horizon s'ouvre et les conséquences foisonnent. Permettez-moi ce matin de me concentrer sur l'une d'entre elles seulement !
Il y a donc des situations où Dieu nous veut libres et responsables. Il nous donne sa liberté. Il nous laisse la totale responsabilité de nos choix. Mais dans sa grande liberté, Dieu peut choisir de nous laisser complètement libres ou de nous déterminer à faire tel choix précis. Il est alors des situations dans lesquelles Dieu nous impose subrepticement ses choix. Peut-être avons-nous même l'impression que nous prenons nous-mêmes nos décisions alors qu'en réalité, c'est Lui qui, de manière secrète et cachée, nous mène par le bout du nez.
Mais, me direz-vous, nous voici à nouveau face à un problème insoluble. Nous ne savons pas, dans telle situation présente, si nous sommes libres et responsables ou si Dieu nous conditionne. Et c'est bien souvent longtemps après que nous découvrons que, là où nous avons pris tel virage dans notre vie qui sur le moment nous avait paru être un choix catastrophique, c'était Dieu qui nous avait conduit à le prendre. Et cela l'avait mené à nous faire découvrir telle chose ou telle autre absolument décisive pour la suite de notre parcours.
Pharaon pensait certainement avoir pris lui-même la décision de poursuivre ce peuple de fugitifs dans le désert pour le ramener à la raison et à son lieu de travail forcé. Il ne pouvait imaginer que Dieu l'endurcissait afin que la grandeur libératrice de Yahwé puisse être manifestée. Quant aux hébreux fuyant devant Pharaon ils ne pouvaient non plus interpréter toute cette histoire comme étant conduite, voulue, déterminée par Dieu. Sur le moment ils se sont révoltés. Ils ont préféré la sécurité de l'esclave à l'aventure de la liberté. Ce n'est qu'après coup qu'ils ont pu y lire l'intention du Dieu libérateur.
Inversement, il se peut que je n'aie pas voulu prendre mes responsabilités en telle occasion, non par lâcheté ou faiblesse, mais en estimant que je m'en remettais à Dieu qui pouvait bien mieux juger que moi de ce qu'il fallait faire dans cette situation. Or il se trouvait que Dieu m'avait laissé en pareille occasion la bride sur le cou et que j'aurais dû prendre mes responsabilités, exercer ma liberté. Ne l'ayant pas fait, une cascade de catastrophes s'en est suivie et je n'ai pu qu'amèrement le regretter par après.
Alors que faire ? Me faut-il me considérer comme tout le temps conduit par Dieu ? Me faut-il me sentir toujours libre et responsable ? Comment déterminer à quel instant Dieu me laisse libre, à quel instant il me guide ?

Puisqu'un voile d'ignorance m'empêche de déterminer si Dieu intervient ou n'intervient pas, nous avons deux cas de figure à examiner. Explorons d'abord l'attitude consistant à penser qu'il faut laisser Dieu être le maître absolu. Nous décidons de rester totalement disponibles à l'action de Dieu. Notre destinée est entre ses mains. Tout est décidé par avance. C'est là l'attitude que, dans l'histoire de la pensée, ont prônée, par exemple, les stoïciens. La seule chose que nous puissions faire, disent-ils, c'est de cultiver une attitude intérieure d'acceptation de notre sort. Il nous faudra nous souvenir de cette idée qu'une liberté intérieure est chose importante. Pourtant cette attitude n'est globalement guère satisfaisante. Je l'ai déjà montré, nous risquons ainsi de passer complètement à côté de la liberté que Dieu nous offre. Nous risquons de courir à la catastrophe par refus de nous vouloir responsables.
L'autre attitude - celle qui veut que nous nous sentions constamment libres et responsables - est-elle alors vraiment meilleure ? Est-elle praticable ? Je le pense et voici pourquoi :
Quand Dieu me laisse ma plénière liberté, il n'y a guère de problèmes. Il me propose de prendre mes responsabilités et je les prends. Certes par mes propres forces je ne puis faire les bons choix, mais en me laissant guider par sa parole, il n'y a pas de raisons pour que je ne puisse prendre mes responsabilités à bon escient.

Maintenant que se passe-t-il quand je me crois libre de choisir comme bon me semble et qu'en réalité je suis déterminé par Dieu à faire tel choix ? Pour répondre à cette question, présupposons que Dieu est cohérent avec lui-même. C'est la moindre des choses qu'on puisse attendre de Lui ! C'est dire que si je me laisse guider par la volonté de Dieu, ce que je choisirai de faire ne risque pas d'être en contradiction avec la direction dans laquelle Dieu voudrait subrepticement me conduire. Oh certes, le pécheur que je suis risque toujours d'en faire un peu ou même uniquement à sa tête. Faisons ici confiance à Dieu que, comme en beaucoup d'autres circonstances, il nous rattrapera et nous conduira sur le bon chemin. Si nous pouvons donc nous détacher de nous-mêmes et vraiment mettre en œuvre - grâce à Dieu - sa volonté, nous ne risquons rien à faire, en toutes circonstances, comme si nous étions totalement libres et responsables de nos actes devant Dieu. Que Dieu nous conduise ou qu'il nous laisse libres, nous avons une seule ligne de conduite à adopter : chercher à mettre sa volonté en œuvre.

Mais quelle est donc cette volonté de Dieu qui doit inspirer notre liberté responsable aussi bien lorsque nous sommes laissés libres que quand Dieu veut nous conduire et que, sur le moment, nous ne le savons pas ? Ce ne saurait être autre chose que ce qu'il nous a donné à connaître aussi bien en Moïse qu'en Jésus. C'est ce qu'Il offre comme sens à toute vie humaine : L'aimer Lui par toutes les fibres de notre être et aimer notre prochain comme nous-même.
Ce double amour a au reste encore affaire avec notre liberté. Aimer Dieu seul en tout ce que nous sommes, c'est, en effet, vivre dans une totale dépendance à son égard. C'est le laisser être pleinement Dieu. Et c'est aussi prendre infiniment distance à l'égard de toutes les futilités de ce monde et de notre vie. Pourtant cet amour de Dieu ne va pas sans amour du prochain et de soi-même. Libéré de ce monde par mon attachement à Dieu, je suis renvoyé, par ce même attachement à Dieu, à ma prise de responsabilités à l'égard de moi-même comme d'autrui. Ces responsabilités librement assumées consistent à faire accepter Dieu comme maître et seigneur autour de moi. Elles consistent aussi à défendre le droit de chacun à la liberté : les droits de l'homme. En se donnant ce programme d'action, je ne crois que nous allons faire obstacle à l'œuvre secrète de Dieu en nous et nous donnerons une juste orientation à ce que nous faisons lorsque Dieu nous laisse libres et responsables. Que Dieu nous prédestine à quelque chose de précis ou qu'il nous prédestine à la liberté, nous serons dans le droit fil de ce qu'il veut pour nous et pour le monde !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Monique Fontannaz
Musique
Jacqueline Berguer, chantre