J'ai un très gros problème avec l'argent. Lorsqu'il m'en manque - et il nous arrive tous d'en avoir manqué un jour ou l'autre, je développe des trésors d'habileté pour me convaincre que je peux faire avec moins, et lorsque j'en ai un peu, je me convaincs de besoins personnels pour le dépenser. Sans compter, que dans un cas comme dans l'autre, je me retrouve régulièrement avec la question qui m'a été léguée par mon héritage chrétien : comment le partages-tu ?
L'argent - tout comme la question de Dieu - est attaché à notre vie et nous la portons comme un baluchon dont nous ne pourrons jamais nous séparer, un peu comme la foi d'ailleurs. Moins on en parle, mieux on se porte. Le risque d'une parole conduirait au nécessaire dévoilement de ses intentions et de ses projets. Dans nos pays d'abondance, le problème réel ce n'est pas d'en avoir, c'est ce qu'on peut en faire. Parce qu'au fond l'enjeu est là. Tous les discours de tant de siècles, de tant de traditions, de tant de cultures et de tant d'Eglises autour de l'argent n'ont jamais comblé et ne combleront jamais le fossé indécent - et aussi en Suisse - entre riches et pauvres.
Nous ne pouvons pas éviter cette question. Et le Christ met le doigt sur ce qui gratte : nos relations avec ce que nous croyons posséder et les conséquences qu'elles marquent dans nos contacts avec les autres. L'argent - qui conduit à la gestion des affaires - n'est pas qualifié en soit, issu qu'il serait d'un monde de péché, de scandale, d'un monde sans Dieu. L'argent est placé sur notre route comme un défi de relations, de loyauté, d'honnêteté et de partage. Que nous en possédions, ou que nous en soyons les dépositaires. Cela est aussi vrai pour tout ce qui touche la communauté des hommes : communauté politique, culturelle, sociale. Nous avons reçu un héritage issu de notre histoire ou de notre travail, et il nous est confié en dépôt de gestion. Le Christ nous emmène au cœur de notre condition humaine, celle qui dilapide ce qui ne nous appartient pas. Il ne s'agit pas de tracer une ligne avec d'un côté ceux qui ne sont pas concernés par cette question, et de l'autre ceux qui sont montrés du doigt comme des gaspilleurs. Nous sommes tous, à des degrés divers des dilapidateurs de biens. Le débat écologique nous le rappelle régulièrement.
Face à cette mise en lumière du Christ, nous développons des trésors d'ingéniosité pour nous sortir de cette réalité-là. Nous devenons des spécialistes de l'habileté, des maniganceurs de courte vue parfois au prix d'une habile malhonnêteté. Le gérant de la parabole va se faire des amis avec les dettes des autres. Encore mieux, il réaménage les créances qui ne sont pas les siennes. L'argent, les biens dont il avait la charge sont détournés à son profit, pour ses intérêts et au service de ses projets, avec la complicité de ceux qui sont tout heureux d'avoir été soulagés d'une partie de leur dette. On peut même offrir du bonheur avec ce qui ne nous appartient pas.
Quel talent ! Voilà la réaction du maître ! Quel talent ! Quel talent d'ingéniosité, d'opportunisme, de réalisme, d'aplomb ! Quel talent de malhonnêteté ! Il n'y a pas que l'argent dans la vie, il y a aussi les bijoux, les fourrures, les voitures et les combines. Et c'est là toute la question: au service de quel projet de vie sommes-nous engagés ? Comme personne, comme croyant, comme citoyen, comme Église.
Il ne s'agit pas d'abord de réaliser un programme avec des objectifs qu'il nous suffirait d'atteindre. De démontrer notre crédibilité à occuper des postes à responsabilité. Mais de nous interroger sur ce qui nous lie à ce qui nous a été confié. Sur nos propres loyautés.
A quoi et à qui au regard de Dieu sommes-nous des femmes et des hommes loyaux ? Cette question ne s'adresse pas à ces petites frappes qui détroussent l'argent ou les biens des autres. Cette question vient bousculer notre propre manière d'arranger et de gérer les biens qui nous ont été confiés. Et ce n'est pas, comme certains voudraient nous le faire croire, une question qui n'a rien à voir avec notre foi; c'est précisément parce que nous remettons notre vie à Dieu que nous ne pouvons plus nous cacher.
Si nous sommes prêts à développer des trésors d'habileté pour nous sortir des impasses que nous nous sommes fabriquées, pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire preuve d'autant d'ingéniosité et d'audace pour nous mettre au service d'un projet loyal qui serve la vie ?
Mais bien sûr, mais s'il vous plaît, qui pourrait penser le contraire ? Si l'intention est bonne, et elle l'est. Il y a une croisée de chemin délicate : notre rapport à l'argent. Un argent qui va mettre en mouvement des comportements inattendus, parfois pervers. Un argent qui va tout doucement prendre la place de maître. Un argent qui va jusqu'à ouvrir en nous des retournements capables de renoncer à toutes les loyautés. Le Christ nous le redit avec force : les petites comme les grandes, celles à l'égard des autres, comme celles à notre propre égard. Il n'y a d'échelles de valeurs sur ces questions-là. Nous devenons prisonniers consentants d'un projet qui n'est pas celui de Dieu. C'est la rupture. C'est l'expérience fondamentale du péché. Le mot est lâché, les poils se hérissent, les Églises pourraient prêcher autre chose, si vous croyez qu'on a envie d'entendre ces choses-là.
Alors, au nom de l'Evangile, laissez-moi redire deux choses aujourd'hui :
- la première, c'est que nous sommes tous, là où nous sommes, dans le quotidien que nous portons, dans la foi que nous partageons, dans les difficultés que nous traversons, nous sommes tous dignes de confiance. Depuis la nuit des temps, Dieu a décidé de faire de l'homme un partenaire de confiance. Nous le rappelons avec force aujourd'hui : en famille, en couple, en amitié, en entreprise, en politique, la confiance est ce qui porte prioritairement les relations humaines. Ce n'est pas une option, un plus, une espèce de décoration pour des gens de bonne compagnie, c'est le cœur du projet de vie de Dieu pour ce monde. Tout le monde: la création, le travail, les affaires, les projets personnels, rien ne peut se bâtir sans la confiance, c'est-à-dire sans cette expérience qui consiste à renoncer à la peur, à la crainte, aux doutes. La suspicion ne peut conduite qu'à l'isolement et à la solitude. Nous sommes tous attelés à la construction de ce monde: pas seulement celui de notre sphère privée, ou de nos affaires financières, mais le monde tout entier avec le conflit irakien, les catastrophes écologiques, la distribution scandaleuse des richesses, et l'orgueil de nos Églises. La confiance, ce n'est pas le moteur des affaires et le refus de voir les problèmes. La confiance appelle la confiance, au point que les petites, comme les grandes choses sont dignes de confiance. Au point d'appeler l'homme à leur gestion, un homme - une femme digne de confiance.
La deuxième chose, c'est que cette confiance est menacée par nos peurs, nos incohérences, nos refus de placer Dieu à l'autorité de nos vies. Ce n'est pas tant que nous le refusions, que nous nous arrangions avec nous-mêmes, avec nos propres critères d'autorité. Oui à Dieu, mais qu'il reste dans le coin que nous lui avons assigné. Et nos critères d'autorité vont être dictés par l'argent. Cet argent va prendre possession de nos vies et surtout prendre la place de Dieu lui-même, au point que nous mettions notre seule confiance dans l'argent, au point de nous faire des amis avec l'argent, au point de renier nos propres convictions pour servir l'appétit de l'argent. Un argent tout-puissant, un argent qui détermine nos choix, nos engagements, nos relations.
Je continue d'avoir de réels problèmes avec l'argent, entre le serviteur qu'il devrait être, et le maître qu'il est parfois. Mais comprenons-nous bien, il ne s'agit pas de diaboliser l'argent. Mais de le remettre en place, à sa place. Aujourd'hui les Églises du canton de Vaud, avec quelques autres célèbrent le Jeûne fédéral. Un temps d'arrêt qui dépasse les tartes aux pruneaux et les loisirs augmentés d'un lundi férié.
Cette journée de Jeûne est encore là pour réentendre la confiance que Dieu nous témoigne, pour replacer notre foi en lui, et pour réengager avec Lui un projet de vie au service de notre monde. Notre offrande de ce jour sera le signe visible de notre décision et de joie à partager ce qui nous a été confié. Pour le monde et pour la gloire de Dieu.
Amen !
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