Écouter le culte :
Il m’a regardé longuement, comme s’il cherchait à discerner en moi quelque chose qu’il ne trouvait pas.
Son regard est allé chercher les sommets de cette chaîne de montagne qui marque la frontière d’avec son pays.
Sa tête - et probablement son esprit aussi - se sont immobilisés. Le passé proche venait le visiter une fois encore entre ces rangées de tentes qui marquaient désormais l’espace de sa vie.
Après avoir pris une lente et longue inspiration, il m’a dit à voix basse:
- Viens chez moi, je veux te raconter.
Son chez lui, ce n’était pas chez lui.
Depuis trois semaines, une famille lui accorde l’hospitalité.
Oh ! trois fois rien: un maigre matelas de mousse qu’il roule le matin et déroule le soir, un tabouret qui porte quelques affaires, et un calepin noir aux bords écornés dans lequel il écrit…
…il écrit quoi ?
Il ne me l’a pas dit. Mais il écrit, comme pour se souvenir, comme pour refuser d’oublier.
Il est parti de chez lui un matin après une nuit de pluie d’obus, de roquettes, de maisons qui s’écroulent, de cris et de pleurs d’enfants.
Depuis quelques semaines, il tentait vainement de trouver son cousin qui était venu le chercher. Sans nouvelles, il s’est décidé à s’en aller.
Alors il est parti à pied.
Longeant le maigre filet d’eau qui faisait office de rivière, il l’a quitté après le croisement où il fallait choisir entre le sud et la route de la plaine. La frontière était à 35 kilomètres.
Une grosse journée de marche.
Mais il savait qu’il ne pourrait jamais l’atteindre par la route.
Il lui fallait passer par la montagne.
Tard le soir, il arriva près d’une bergerie. Il salua les hôtes selon la tradition de ce pays, en demandant des nouvelles de chaque habitant. On échangea les bénédictions d’usage, mais on lui fit comprendre qu’ils ne pouvaient pas l’accueillir.
Le chef de famille regretta, tout en lui expliquant que, dans cette région, les rebelles jouaient au chat et à la souris avec les troupes du régime.
Il s’en alla et trouva une grotte sur le revers de la montagne et il s’installa pour la nuit.
Dans son sommeil, des rêves étranges le visitèrent. Il revit très clairement le visage de son père mort voici 30 ans. Il lui souriait, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il était assis au milieu de la cour de son enfance, entouré de gens venus d’ailleurs, habillés étrangement. Le vieux joueur d’oud faisait chanter son instrument et racontait des histoires de voyageurs, d’étoile, de nuit glaciale.
Tôt le matin, il se réveilla, ramassa ses affaires, releva le col de sa veste et sortit. Le temps s’était rafraîchi. Il fallait traverser la frontière avant que le monde ait repris ses activités.
Deux heures lui furent nécessaires, pas plus, pour se rendre compte qu’il était enfin dans un autre pays.
Les arbres portaient les dernières olives, et les moulins distillaient cette odeur un peu âcre qu’il connaissait si bien.
Les parfums de la terre, le bêlement des troupeaux, les bruits de la route avec ces vieux diesels qui crachaient leur gaz d’échappement.
Tout était semblable.
Et pourtant si différent.
La guerre n’existait pas là où il allait.
On lui avait dit qu’il y aurait de la place pour tout le monde dans la plaine de la Bekaa.
Cet endroit, qui produisait jusqu’à deux récoltes par année, pouvait bien accueillir tous ceux qui se sentaient menacés.
Il entra dans le camp, souhaita la paix à ceux qu’il croisait, et se présenta au chaouich, le chef du camp, un ouvrier devenu par hasard, et surtout par sagesse - le responsable de la vie communautaire.
Celui-là lui offrit un café brûlant, quelques pâtisseries qui lui rappelèrent le goût du pays et ils se regardèrent en silence, parce qu’on connaît déjà les histoires des uns et des autres.
- Il n’y a plus de place dans le camp, lui asséna le chaouich. Tant de gens sont arrivés, que les tentes regorgent de femmes, d’enfants et d’hommes éreintés par tant d’espérances noyées dans la souffrance et le chagrin.
Ils se saluèrent avec ce geste qui conduit la main sur le coeur.
Et il s’en alla.
Juste, au carrefour qui marque la frontière de ce camp avec les terres arables, une femme l’interpella en lui demandant son aide.
Une partie de son toit fait de planches, de bâches de camion et de quelques vieux pneus, menaçait de tomber. Il posa son baluchon et vint l’aider. Ses enfants lui passèrent les clous et le marteau. Et à la fin de l’après-midi, l’abri sommaire était réparé. Pour le remercier, la femme l’invita à partager le repas du soir. Elle le pressa de mille questions.
D’où il venait ?
Qu’est-ce qu’il faisait ?
Avait-il une maison ?
Et sa famille ?
Il lui raconta tout - presque tout: son travail au Ministère de la Culture, le bombardement de sa petite maison de banlieue, la peur et l’angoisse avant de se coucher chaque soir, et l’envie de quitter son pays qui ne pouvait même plus lui offrir un peu de sécurité.
Elle lui raconta le petit commerce avec son mari: une épicerie, droguerie, quincaillerie, boucherie, boulangerie, parce qu’il faisait tout son mari.
La nuit où les bombes avaient été trop intenses, la cache au sous-sol, et le mari fauché par une balle alors qu’il allait rechercher la brebis qui s’était égarée dans le jardin du voisin.
Elle se mit à pleurer.
Il s’est tu. Longtemps.
Puis, il lui avoua qu’il n’avait pas d’endroit où aller.
Elle l’invita à s’installer derrière ce qui lui servait de cuisine. Elle et ses enfants occupaient la pièce commune.
Le lendemain, il se mit à réparer, à consolider. Il alla jusqu’au village, acheta un vieux poêle, donna quelques pièces au propriétaire d’un âne et d’une charrette pour le ramener jusqu’au camp.
Une semaine plus tard, des jeunes portant des gilets avec une croix rouge dessus, amenèrent au camp de la nourriture: du riz, des pois chiches, un peu d’huile, du sucre et de la farine.
Les femmes, qui ont le secret des baklavas, se mirent à la cuisine.
Lui, il les a regardées faire. Il a préparé le poêle, aider les enfants à porter un peu d’eau depuis le grand réservoir et les a écoutés rire et se disputer.
Les voisins ont amené quelques desserts. Les visiteurs se déchaussaient avant d’entrer dans la tente de fortune et déposaient devant la maîtresse de maison ces cadeaux.
Et là, je ne vous ai pas encore dit son nom, je crois ? Il s’appelle Yousef, Yousef se rappela son ami Boutros, le gardien de l’église qui sentait bon l’encens, et qui l’appelait à chaque Noël pour l’aider à préparer la crèche et à déplacer les bancs.
Youssouff regardait tous ces gens, il regardait leurs visages, leurs sourires timides, leurs voix voilées et leurs doigts qu’ils léchaient délicatement pour le miel qui s’était perdu dans les replis de la peau.
Yousef pensa à Boutros, le gardien de l’église qui sentait bon l’encens, à Samir le vendeur de fruits, à Tamar la petite vieille qui donnaient des bonbons aux enfants, à Myriam qui était morte il y a 10 ans et qui lui avait donné deux enfants: Yousef, tout comme lui, et Myriam, tout comme elle.
Et il pensait à tout cela dans son coeur ce soir-là.