Écouter le culte :
Nabucco. Nabuchodonosor, le roi de Babylone (605-562), le Nébucadnetsar de nos enfances protestantes : six syllabes qui ont fait rêver et terrifié plus d’un. Qui de nous ne l’a pas imaginé dans la fameuse vision du colosse aux pieds d’argile, cette statue gigantesque qui s’écroule à grands fracas et dont le prophète Daniel s’est fait l’interprète. Qui ne l’a pas imaginé aussi lors de l’épisode de la fournaise ardente dans laquelle il précipite Shaddrak, Meshak et Abed Négo, trois amis de Daniel, condamnés au supplice pour avoir refusé de l’adorer comme un dieu, et qui s’en sortiront indemne !
L’histoire, celle des livres d’histoire, connait Nabuchodonosor pour avoir été un roi important, qui a régné longtemps, acteur de nombreuses constructions et restaurations d’édifices religieux et civils de son vaste royaume. On sait qu’il a considérablement agrandi les murailles de Babylone (on peut en voir une partie à Berlin, la porte d’Ishtar au musée de Pergame). On lui attribue aussi la construction des fameux jardins suspendus de Babylone, l’une des sept merveilles du monde. Nabuchodonosor n’est donc pas seulement ce tyran sanguinaire des récits bibliques ou du livret de Verdi !
Son nom est attesté 92 fois dans le Premier Testament, ce qui est énorme pour un roi païen. On en parle de manière substantielle dans le livre de Daniel, dans le 2ème livre des Rois, mais dans le livre du prophète Jérémie, et celui d’Ezéchiel, et à multiples autre endroits.
Pourquoi donc ?
Qu’est-ce qui lui vaut un si grand honneur (si on peut dire) ? Eh bien, c’est ce que nous relate la lecture du 2ème livre des Rois. C’est parce que c’est lui qui a envahi Juda, déporté et exilé ses habitants, rasé Jérusalem et surtout détruit le temple et emporté toutes ses richesses à Babylone. Quelle horreur ! Quelle violence ! Ça s’est passé au sixième siècle avant notre ère, en 587 exactement.
Pourquoi cela ?
Nabuchodonosor, qui avait vaincu les Assyriens (Ninive – Mossoul) au nord, et les Egyptiens au sud, éprouvait quelques difficultés avec le petit peuple de Juda, Jérusalem se trouvant sur une route commerciale centrale. Il décida donc de le soumettre, il a déporté au total entre 3 et 20 mille personnes, les élites religieuses et intellectuelles et les artisans de haut niveau. Et il les a installés pour coloniser, développer et cultiver des terres près de Babylone, des terres qui avaient été désertées suite à des guerres et des famines.
Etre déporté – hormis être tué – être déporté est sans doute une des choses les plus terribles qui puisse arriver. On perd tout, ses biens, sa maison, ses racines, ses habitudes et on est jeté sur les chemins.
Pourquoi donc en parler alors ?
Parce qu’il s’est avéré (avec le temps) que cet exil, l’Exil à Babylone, a été la chance d’Israël. Oui, vous entendez bien, la chance d’Israël !
En quoi direz-vous ?
En de forts nombreux domaines, si nombreux qu’on ne peut que les évoquer brièvement :
La destruction du temple a contraint le peuple de Juda à adapter sa foi aux nouvelles conditions. L’interruption des sacrifices a nécessité une réorganisation de la religion dans un sens plus spirituel, et c’est l’obéissance à la loi (la Torah) qui est devenue le centre du judaïsme.
La fin de la royauté a nécessité une toute autre gouvernance où les religieux ont pris une place prépondérante.
Les difficultés de transmission des récits fondateurs a nécessité de les collecter, de les organiser et parfois même de les mettre par écrit. Les recherches actuelles en sciences bibliques ont montré que la Bible hébraïque est bien plus récente que ce que l’on croyait. C’est l’Exil qui a fait notre Bible telle qu’elle est. Ce n’est pas rien !
Il faut dire encore que la rencontre avec d’autres mythes a enrichi les récits hébreux, et permis de les orienter (les récits de création, du déluge notamment). Et c’est à Babylone que la semaine de sept jours et le respect sacré du shabbat a pris toute sa dimension.
Et tellement d’autres choses tout aussi passionnantes, mais qui nous conduiraient trop loin…
C’est finalement – pour faire court – grâce à cet événement funeste, ressenti et présenté comme une punition divine, que le judaïsme doit son existence. C’est à ce moment-là qu’il prend ce nom : judaïsme provenant du nom de la tribu de Juda.
La question qu’il faut se poser maintenant c’est : comment les choses se sont passées pour que cet exil ne soit pas la fin de tout ? Ça aurait pu l’être !
Et c’est là que l’orchestre Amabilis va nous introduire à la réponse, en nous jouant quelques mesures d’une des pièces de Verdi, un extrait de l’ouverture de Nabucco.
Vous l’avez reconnu ? « Va, pensiero », l’air des Hébreux :
Va, pensée, sur tes ailes dorées
Va te poser sur les versants, sur les collines
Où embaume, tiède et suave,
L’air doux de la terre natale
Sur les rives du Jourdain,
Les tours renversées de Sion.
O ma patrie, si belle et perdue !
O souvenir, si cher et funeste !
Harpe d’or des prophètes du destin,
Pourquoi pends-tu, muette, aux branches du saule ?
Ravive les souvenirs gravés dans nos cœurs,
Parle nous du temps passé (…)
Laisse le Seigneur t’inspirer une harmonie
Qui nous donne la force d’endurer nos souffrances !
Ce texte du chœur des Hébreux reprend exactement le thème du Psaume 137 qui nous a été lu tout à l’heure :
Sur les bords des fleuves de Babylone,
nous étions assis et nous pleurions,
en nous souvenant de Sion.
Aux saules de la contrée Nous avions suspendu nos harpes. Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants, Et nos oppresseurs de la joie: Chantez-vous quelques-uns des cantiques de Sion!
Comment chanterions-nous les cantiques de l'Éternel Sur une terre étrangère ?
Si je t’oublie, Ô Jérusalem,
que ma droite m'oublie !
Que ma langue s’attache à mon palais,
si je ne me souviens de toi,
si je ne fais de Jérusalem
le principal sujet de ma joie !
Alors que les Juifs étaient contraints de jouer de la musique à leurs oppresseurs, ils se souviennent de Jérusalem, ils se souviennent de là-bas, quand ils étaient heureux et libres : « Que ma langue s’attache à mon palais si je t’oublie Jérusalem ! »
Ravive les souvenirs gravés dans nos cœurs,
Parle nous du temps passé (…)
Ils se souviennent !
C’est la puissance des racines, la puissance du souvenir, de la mémoire des choses du passé. C’est la mémoire des traditions, des musiques, des gestes vécus, alors qu’il était libre et sur sa terre, qui a donné à ce peuple exilé la force de rester qui il était. La force de grandir et de se structurer. Et c’est ce rappel, cette actualisation du passé (le mémorial) qui va être le socle de la suite. C’est ancré, que ce peuple a pu rebondir et construire son futur.
Un futur qui le conduira, on le sait, au retour 60 ans plus tard, suite à la victoire de Cyrus. Ce roi de Perse offrira la possibilité du retour des Juifs chez eux et facilitera la reconstruction du temple. La possibilité seulement, car tous ne sont pas rentrés. Il y a bien sûr ceux qui sont repartis à Jérusalem reconstruire le temple, mais il y a ceux qui sont restés sur place tout en gardant leur foi et qui sont devenus un puissant soutien au judaïsme pour la suite des temps, et puis encore ceux qui se sont assimilés.
Belle histoire qui nous vaut sans doute d’être là : notre relation avec Israël est essentielle ! Belle histoire, oui, mais qu’en faire 26 siècles après. Est-elle utilisable, transposable, adaptable ? La réponse est oui, parce que les grands textes sacrés recèlent toujours quelque chose d’universel, d’intemporel, quelque chose qui peut nourrir notre foi et notre amour.
Voyons cela… Voyons cela d’abord sur un plan très général, humain, basique. Que l’on soit croyant ou non, la mémoire, les racines, le souvenir au sens fort sont des réalités qui ancrent, qui nourrissent et qui permettent de construire un futur.
Or, que voyons-nous autour de nous ? La société dans laquelle nous vivons est presque exclusivement tournée vers la nouveauté, elle ne vit que dans et pour un avenir immédiat. Un avenir bien souvent sans but autre que celui d’avancer, si possible, vite. Dans cette frénésie, c’est un cri de salut public que d’inviter à s’intéresser à l’histoire, à la philosophie, aux mythes, à tous les arts, aux traditions. Pourquoi ? Pour avoir des racines sur lesquelles s’appuyer, se nourrir et construire ainsi un avenir solide pour les générations futures.
Et où sont nos racines ? Elles sont à Athènes, à Rome et à Jérusalem. A Jérusalem ? Nous y venons. Dans toute foi et dans toute culture (les religions sont constitutives des cultures), il y a des lieux et des événements fondateurs. Pour nous, chrétiens, notre mémoire va à Jérusalem, 600 ans plus tard, au matin de Pâques, dans un cimetière, devant un tombeau vide. C’est ce lieu et cet événement qui est fondateur, qui enracine et nourrit notre foi : « Souviens-toi de Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts » disait Paul à Timothée, avons-nous entendu, et l’évangile de Jean nous a rappelé que les disciples se sont souvenus des paroles de Jésus lorsqu’il avait dit : « Détruisez ce temple et en trois jours je le reconstruirai. » L’allusion est forte et par cette allusion au temple de son corps, elle touche de près notre sujet.
C’est ce mystère que siècle après siècle, dimanche après dimanche, nous célébrons autour de la table sainte, en répétant les paroles et les gestes de Jésus : « Faites ceci en mémoire de moi. » Ce mystère, évoqué dans la Cène, nourrit notre foi et notre amour. Et c’est de notre amour qu’il va être question maintenant.
Toute cette histoire de Nabucco est une histoire d’exil et de souvenir. Ne pas parler ici et maintenant de la question du drame des migrants serait faire offense à toute cette réalité actuelle, complexe, difficile.
A la différence des Hébreux, les exilés d’aujourd’hui ne sont pas majoritairement des déportés, beaucoup fuient des régimes ou des situations de vie intenables, mais le résultat est à peu près le même, arrivés sur place.
Il faudrait être bien peu sensible pour imaginer que toutes ces personnes n’ont pas, elles aussi, la nostalgie de leurs terres d’origine, de là où elles viennent, de leur cuisine, de leurs musiques, de leurs habitudes, bref, de leurs racines.
Pour eux, comme pour les Juifs de l’Exil, ce souvenir va perdurer. Comme pour les Juifs à Babylone, les exilés vont contribuer à la vie de nos contrées occidentales sérieusement affaiblies par la dénatalité. Ils vont contribuer aussi au bien de leurs pays d’origine en envoyant là-bas tout l’argent possible gagné ici. Avec le temps, certains rentreront chez eux pour reconstruire leur pays, enrichis par leur passage chez nous. D’autres resteront tout en gardant leurs cultures, enrichissant les nôtres et soutenant les leurs au loin.
L’exil a été une chance pour Israël et pour Babylone. Est-ce que ce sera une chance pour nos migrants et une chance pour nous ? La question est ouverte et la réponse est dans nos cœurs et dans nos mains !
Amen