" Mais pasteur, on est ici comme sur une voie de garage… " C'est dans une maison de retraite qu'une nonagénaire s'exprimait ainsi. Je me trouvais avec une quinzaine de résidentes, certaines prenant la parole, d'autres pas mais écoutant beaucoup, et nous échangions quelques propos sur la vie, la vie " qui va ", comme on dit justement : qui va toujours en avant, au loin et même au-delà ! Avec ce groupe, j'ai souvent le plaisir de pouvoir " philosopher " sur la vie, sur la mort également; j'aime ces contacts dans lesquels on ose ouvertement envisager la réalité à venir.
A l'inverse, je pense à ce couple très âgé chez qui une pensée primordiale, de l'un comme de l'autre, c'est " Pourvu que...! Pourvu qu'il, pourvu qu'elle ne s'en aille pas ! " Cette envie de continuer ensemble encore longtemps est touchante. Ils se désirent tels quels sans fin, mais puisqu'on dit qu'aimer, c'est regarder ensemble dans la même direction, voient-ils ce qui approche ?
Peut-être se disent-ils, dans leur émouvante fragilité :
" Devant, ça va, n'est-ce pas ? Tu ne vois rien !
Non, non, tout va bien ! "
Et pourtant, " ils savent ". En n'intégrant pas la coupure à venir, ils la mettent déjà entre eux; par leur double silence, la coupure est déjà là.
Pourtant, le chrétien n'est pas sans éducation quant à l'au-delà; il connaît un peu de vocabulaire : résurrection, vie éternelle. Il connaît quelques mots, mais a peur de les prononcer. Ce sera bien assez tôt d'en parler, croit-il, comme si évoquer l'hiver avec deux-trois mois d'avance allait faire venir le froid !
Mais au fond, admet-on que " ça continue après "? Que la vie terrestre n'est qu'une part limitée de notre existence, vraiment ? L'au-delà, on le considère parfois comme une récompense. Cette conception ne me semble pas bonne : elle pousse à juger les autres et à s'innocenter. Je préfère considérer la vie terrestre comme un début, comme une sorte d'enfance, d'adolescence. Ensuite, je passerai de ma rivière, de ma vie avec ses berges, ses limites toujours assez proches, à un espace vaste comme un océan.
Paul affirme : " Mourir m'est un gain ! J'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ ! "Je n'y vois aucun désir d'être martyr. Paul est un lutteur, un pasteur d'une énergie peu commune et il n'est pas du tout en train de rêver, d'aspirer au bourreau qui le décapitera ! Si Paul parle de mourir, c'est que pour lui ce sera vivre encore plus ! Vivre ici puis vivre là-bas: vivre toujours!
Mais notre foi est-elle en vie ? Si notre foi est surtout une obéissance sérieuse, appliquée, la mort est inquiétante, car c'est se rapprocher du grand surveillant silencieux. On dit " personne n'en est revenu… " comme si on parlait d'une prison qui ne laisse échapper personne. Si notre foi est une relation, une recherche, un ensemble de découvertes réjouissantes, la mort devient l'espace sans limites où je serai près de la source de toutes choses. On dit " personne n'en est revenu ! " Évidemment : personne n'a envie de retourner dans son ancien enclos de l'ici-bas !.
Mais alors, pourquoi Paul ne se précipite-t-il pas dans le grand passage ? Il affirme être partagé entre les deux mondes. Paul est un homme de cœur et il est partagé entre deux relations : entre son affection pour ceux qui le suivent et son affection pour Celui qu'il suit. Venir sur l'âge, c'est peut-être cela : être partagé de plus en plus entre ses proches et Celui qui est le Tout-proche.
Notre corps ressent certainement cette ambiguïté. D'un côté, il devient trop usé; son fonctionnement est aléatoire, parfois douloureux. Avec les années, il déçoit de plus en plus souvent; le temps s'approche où j'envisage de me défaire de ce corps qui me freine, pour que mon esprit puisse continuer son évolution, en liberté retrouvée. Mais d'un autre côté: quel régal quand la joue ridée reçoit encore le si tendre bisou de l'arrière-petite-fille!
Paul finit par trancher : " Je reste ! Je reste tant que je peux récolter ! On se serait attendu à : " Tant que je peux travailler ! " Paul sait que Dieu est passionné par la Vie et qu'il a déjà tout donné; il faut donc surtout récolter ce que Christ a semé. Quand nous avons toutes nos forces, nous sommes passionnés par nos capacités et nous passons à côté des actes de Dieu. Mais l'âge, parce qu'on peut moins faire, permet de mieux capter ce qui est rare, et Dieu fait toujours des choses uniques dans votre cœur. L'âge, parce qu'on peut moins courir, permet de mieux voir les petites choses, et Dieu ne fait que dans le petit, car Il travaille profond. L'âge, parce qu'on a plus de temps pour penser, permet de mieux réfléchir au sens, et Dieu est celui qui est origine et fin.
Il est bon de pouvoir rester tant qu'on peut récolter. Peut récolter celui qui est curieux. Curieux de Dieu et de ses cadeaux; curieux des autres, de découvrir leurs manières de façonner leurs difficultés d'existence et de créer la vie; curieux de soi, en continuant à s'interroger et en osant des modifications de soi. Je n'ai jamais rencontré de curieux sur une voie de garage !
Être comme des wagons abandonnés à l'extrémité d'une gare qui rouillent peu à peu et dont les fenêtres se ternissent ? Ce n'est pas ce que je vis au milieu de ces grands-mamans en EMS. Nous sommes parfois en salle d'attente, à simplement prendre des nouvelles les uns des autres. Souvent aux renseignements, à la recherche de données inconnues. De temps en temps sur le quai, lorsqu'il y a à prendre congé. Reconnaissance et curiosité. Curiosité de ce qui va survenir, quand notre souffle va se libérer de notre corps inquiet, pour s'élever et rencontrer Dieu sans entrave.