Écouter le culte :
Emportés par le syndrome du solipsisme
Connaissez-vous le syndrome du solipsisme ? C’est ce qui arrive aux pharisiens et aux maîtres de la Loi, ce jour-là, lorsqu’ils traînent cette pauvre femme devant Jésus, en l’accusant d’adultère. Ils vivent comme dans une bulle. Ils se racontent une histoire destructrice. Dans leur délire, ils ne voient plus la personne qu’ils ont jetée au sol ; ils ne voient que le péché.
Si vraiment cette femme a trompé son mari, où se trouve donc l’homme qui a fauté avec elle ? Et, si tromperie il y a eu, ont-ils cherché à comprendre, ne serait-ce qu’un instant, ce qui a conduit les deux amants à cette situation ? Oui, les textes anciens évoquent la lapidation pour celles et ceux qui brisent les couples et les familles. Mais quelle lecture font-ils de ces écrits ? La vigueur du texte n’est-elle pas là pour souligner la gravité des conséquences de tels écarts ? Et non pour inciter au massacre à coups de pierres ?!
Jésus ne se laisse pas happer par le délire. Il garde son calme, il reste bien ancré dans le sol et recadre la situation par ces mots percutants : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché, lui jette la première pierre ! » Revenez sur terre, Messieurs ! La vie n’est pas chose facile ; vous le savez parfaitement. Qu’est-ce qui vous incite à une telle furie ? Qu’est qui vous pousse à coller une étiquette si entière et définitive à cette femme que vous avez traînée jusque-là ?
Le réflexe des étiquettes
Les étiquettes… C’est peut-être bien l’un des grands problèmes de nos vies. Ce réflexe de poser en permanence une appréciation sur tout ce qui nous entoure, de qualifier tout ce qui nous arrive et de juger tous celles et ceux dont nous croisons le chemin.
Que nous nous trouvions dans une situation aussi dramatique que celle que nous rapporte l’Évangile ou dans un moment plus banal de notre quotidien, étiqueter nous rassure. Parce que coller des étiquettes nous permet de ne pas être déstabilisés par ce qui se présente à nous. C’est une manière de tenir à distance les êtres et les choses pour qu’ils ne dérangent pas notre vision du monde, l’identité que nous nous sommes donnée, la programmation intérieure que nous nous sommes construite. Étiqueter ? C’est une tromperie qui nous arrange. Nous pouvons nous dire : chez moi, tout va bien, puisque je me concentre sur un problème qui est en dehors de moi.
Et c’est certainement ce que se racontaient nos pharisiens en leur for intérieur : si nous considérons que le péché, c’est elle, alors le péché, ça n’est pas nous. Et si nous estimons que son péché d’adultère est si grave, alors nos péchés à nous peuvent nous apparaître comme des broutilles.
Or, nous comprenons bien que l’étiquetage – le jugement – tout en nous rassurant peut-être, nous sépare des autres. Qu’il peut nous rendre insensibles à celles et ceux qui nous entourent parce que, en jugeant autrui, nous sommes obnubilés par la préservation de nous-mêmes.
Ainsi, à chaque fois que nous posons un jugement, nous augmentons un peu plus notre enfermement – notre syndrome de solipsisme. Oui, à chaque fois que nous posons un jugement, nous nous retranchons de la réalité, parce que, perdus dans la justification de nous-mêmes, nous ne percevons plus vraiment ce qui se joue autour de nous. Le jugement – l’étiquetage – nous déréalise.
A ce propos, vous connaissez peut-être cette brève histoire, trouvée dans un livre de spiritualité. L’histoire de cet homme qui emmène son fils sur une montagne pour lui montrer le pays de l’Ennemi. « Tu vois », lui dit-il, rempli d’animosité, « là en bas, dans cette plaine, c’est le pays de l’Ennemi. Devant toi, au loin, tu as les maisons de l’Ennemi. Là-bas, broutant paisiblement dans les champs, ce sont les vaches de l’Ennemi. Le fleuve qui coule dans le pays de l’Ennemi alimente les moulins de l’Ennemi. Et tout près de la forêt, on voit les silhouettes de l’Ennemi qui joue avec ses enfants ». Le fils commence à voir apparaître le paysage qui s’étend devant lui sous un jour très particulier. Et surtout, il sent monter en lui une haine féroce contre ces êtres qu’il voit s’amuser au loin sous le soleil. Mais voici que le père ouvre sa carte topographique pour planifier le chemin du retour et qu’il réalise qu’il s’est trompé de sommet. Ils sont au mauvais endroit avec son fils. Et l’Ennemi ? L’Ennemi habite dans une vallée parallèle, cinq kilomètres plus loin. Ceux qu’ils ont vus avec leurs maisons, leurs vaches, leur fleuve et leurs jeux étaient des compatriotes.
Être totalement embarqué dans son histoire propre au point de voir des ennemis là où se trouvent des amis, voilà le syndrome du solipsisme.
Un besoin vital d’être compris
Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés. A parcourir l’Évangile, il m’apparaît que cette invitation à renoncer au jugement ne relève pas d’abord d’une question de morale ; elle renvoie surtout à une question d’existence. Jésus le sait : chacune et chacun de nous, au lieu d’être jugé, jaugé, étiqueté, a fondamentalement besoin d’être considéré, soutenu, compris. Pour vivre, nous avons besoin de la relation, du lien.
Notre besoin vital de lien, le théologien allemand Eugen Drewermann l’explicite d’une manière très intéressante. En effet, écrit-il, nous sommes nés vulnérables – sans fondement. Nous le pressentons tout jeunes déjà, puis nous le comprenons en grandissant : nous ne sommes pas nécessaires à la vie de ce monde. La Terre peut très bien tourner sans nous. Il suffit d’un tsunami ou d’une chute de pierres pour comprendre que la nature n’a pas de sentiments à notre égard. Pour vivre, nous avons donc impérativement besoin de pouvoir compter pour d’autres, d’être aimés par eux, désirés par eux.
Or, le jugement – quel qu’il soit – vient fragiliser ce lien qui nous permet d’être vivants. Qu’il s’agisse d’étiquettes injustement plaquées sur nous sans que celles-ci ne correspondent à qui nous sommes, ou d’évaluations de notre manière de nous en sortir dans l’existence – aurions-nous fauté ! – le jugement abime en nous cette confiance fondamentale qui nous permet d’avancer. Et il nous touche au cœur. Dans nos familles, au travail ou à l’école, combien de personnes ont été littéralement cassées par le jugement durable et définitif que l’on a posé sur elles ? Paralysées, stressées, dévitalisées, incapables de se construire et d’avancer ?
D’ailleurs, dans notre vie quotidienne, quelle valeur ajoutée le jugement pourrait-il bien nous apporter ? Pour vivre, respirer et nous en sortir, nous avons besoin de compréhension : de compréhension quant à ce qui nous arrive et à qui nous sommes et non de censeurs qui viennent nous enfoncer la tête dans le sol.
Oui, le jugement tue. L’histoire de la femme conduite devant Jésus nous en est un avertissement explicite. Qu’il s’agisse de pierres, de mots ou simplement d’une absence de toute considération, sans l’intervention d’un être capable de calme, de bienveillance et de compréhension, la vie est compromise.
Une société sans jugement
Chers amis, chers auditrices et auditeurs, dans quel monde vivez-vous ? Dans un environnement mature où l’on connaît sa vulnérabilité, où l’on assume son besoin de lien, où l’on chemine ensemble pour se fortifier mutuellement et se soutenir dans les moments de faiblesse ? Ou dans un milieu immature, où l’on se retranche de l’autre pour mieux se faire valoir ? Où la vulnérabilité est fuie à tout prix ? Où l’on vous moque lorsque vous êtes dans le doute, où l’on vous méprise quand vous êtes en échec, où l’on vous écarte quand le succès vous fait défaut ?
Jésus a rêvé d’une terre où il fasse bon vivre. Cette terre que chantait déjà le prophète Esaïe, dans un élan tout poétique. Cette terre où la confiance entre les êtres serait complète et où il n’y aurait par conséquent plus aucune ségrégation entre eux. Vous souvenez-vous ?
« Le loup habitera avec l'agneau et la panthère se couchera avec le chevreau ; le veau, le jeune lion et le bétail qu'on engraisse vivront ensemble, et un jeune garçon les conduira. La vache et l'ourse auront un même pâturage, leurs petits un même enclos, et le lion mangera de la paille comme le bœuf. Le nouveau-né s’amusera sur le nid de la vipère et le petit enfant mettra sa main dans la grotte du cobra. On ne commettra ni mal ni destruction […], car la terre sera remplie de la connaissance de l'Éternel, tout comme le fond de la mer est recouvert par l’eau. »
Cheminant à travers la Galilée, Jésus n’a cessé de faire tomber les étiquettes, de balayer les jugements réciproques et de mettre fin aux séparations pour réaliser ce monde où les gens vivraient en lien. Les exclus, les moins que rien, les stigmatisés, les vendus, il en a fait ses frères et ses sœurs, redessinant ainsi les contours d’une vie sociale toute nouvelle.
Étiqueté·e·s
Depuis une année et demie, je travaille 3 jours par semaine pour la Pastorale œcuménique du monde du travail. Et parmi les femmes et les hommes que j’accompagne, se trouvent de nombreuses personnes issues de la migration qui arrivent en Suisse pour survivre ou pour chercher une vie meilleure. Certaines sont d’origine africaine ou sud-américaine et ont obtenu la nationalité italienne ou espagnole. D’autres viennent d’Afghanistan ou d’Érythrée avec le statut de réfugiés.
Parmi elles, il y a Nurah (c’est un prénom d’emprunt, bien sûr) qui a quitté l’Érythrée, il y a 10 ans, entreprenant une marche de 12 heures à travers le désert, alors qu’elle était enceinte. Elle a traversé le Soudan, est passée par la Lybie pour arriver finalement à Lampedusa sur les embarcations de fortune que nous connaissons. Elle cherche un travail dans l’entretien et le ménage. Il y a Hossain aussi, qui a fui l’Afghanistan il y a 9 ans, laissant derrière lui ses deux filles et sa femme à qui il envoie, chaque semaine, les trois-quarts de son maigre revenu en attendant de pouvoir enfin organiser un regroupement familial. Ingénieur de formation et d’expérience, il est prêt à faire n’importe quel travail. Et il y a Georgette, une infirmière originaire de Côte d’Ivoire avec une expérience dans les soins infirmiers en Espagne de plus de 20 ans. Elle peine à trouver un emploi, dans notre région, où on la traiterait avec respect.
A leurs côtés, je mesure plus que jamais ce que l’étiquetage subi peut générer dans une vie. Ce sont des personnes éminemment courageuses et entreprenantes mais, à présent, elles longent les murs. L’expérience d’être bloquées aux frontières, les prises d’empreintes par la police, les regroupements dans les camps provisoires, les guichets qui se ressemblent tous mais qui ne sont jamais les bons, les humiliations racistes, les paroles qui leur ont fait sentir qu’ils constituent une nuisance les ont abimés. Aujourd’hui, elles perdent leurs moyens lorsqu’il s’agit de faire une photo pour un CV. Aujourd’hui, elles se sentent obligées de retrancher de leur lettre de candidature l’un de leurs deux prénoms, parce que, je cite, « il fait trop musulman ». Aujourd’hui, elles se dévalorisent, alors qu’elles disposent, pour la plupart, d’une formation et une d’expérience largement concurrentielles.
A la Pastorale du travail, nous les aidons à rédiger leurs dossiers, à comprendre le monde professionnel helvétique, à décrocher des entretiens et, parfois à défendre leurs droits. Mais, vous le comprenez bien : notre travail consiste – surtout et avant tout – à porter sur elles, sur eux, ce regard de considération et de confiance qui leur a si cruellement manqué. Face à une société qui leur a fait sentir tellement fort qu’elle ne voulait pas d’eux, nous essayons, d’une certaine manière, de re-passer la frontière avec eux, de leur aménager un accueil dans notre monde qui leur permette de se redresser et de relever la tête. Nous tentons de leur faire ressentir que, dans notre monde, il n’y a plus eux et nous, mais simplement nous, ensemble.
Dans la cour du Temple
Dans la cour du Temple, il reste elle et Jésus. Les pharisiens, les maîtres de la Loi et ceux qui ont assisté à la scène sont partis. Elle l’a échappé belle !
Il ne s’est pas rangé de leur côté. Il ne l’a pas jugée. Occupé à écrire quelque chose sur le sol, il ne l’a pas dévisagée non plus comme l’ont fait tous les autres pendant ces longues minutes. Or, voici qu’il se redresse et la regarde droit dans les yeux : « Eh bien, où sont-ils ? Personne ne t’a condamnée ? »
Elle est donc libre. Le respect avec lequel cet homme l’a traitée lui permet de retourner chez elle et de voir ce qu’elle va faire de ce qui lui est arrivé. Dans tous les cas, elle restera marquée par le déchaînement de violence qui s’est abattu sur elle et par le contraste saisissant entre leurs hurlements et la manière si calme dont il a réagi.
Ce qui est sûr, c’est que, comme il s’est comporté à son égard, elle se comportera à l’égard des autres désormais. Enlève d’abord la poutre de ton œil et alors tu verras assez clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère.
Amen.