Qu'est-ce qu'on rallume?

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Besoin de la surprise

Vous connaissez certainement ces moments où la mère est seule avec son bébé, après le bain, quelques minutes avant le repas ; quand elle s’amuse avec son petit. Penchée sur la table à langer, elle l’excite en le chatouillant de façon répétitive ; elle approche son visage qui exprime des mimiques étranges, tantôt comme des gronderies, tantôt des airs de surprise, tantôt des froncements de sourcils comme si elle était très fâchée. La prosodie de sa voix est à l’unisson de ses mimiques : tantôt enjôleuse, tantôt grave, tantôt presque inquiète. Pendant ce manège, sa main légère monte doucement le long du ventre, se dirige vers le cou, va parfois jusqu’au visage et soudain devient plus pressante, chatouilleuse, ce qui fait rire l’enfant. Alors la maman s’arrête, puis recommence aussitôt ; cette fois, le bébé semble attendre avec impatience la chatouille, mais voilà que la main maternelle s’attarde, fait durer l’attente, impatiente le bébé. Et c’est au moment où il ne s’y attend pas que la chatouille le surprend. Ravi de cette tromperie mais un peu déstabilisé, il en redemande. La maman, elle aussi ravie, recommence et introduit une nouvelle variation que le bébé semble pressentir : il est doublement heureux de la chatouille et de sa capacité débutante à comprendre la règle du jeu. Traîtresse, la maman introduit une dernière variation : avant même que son bébé soit prêt, la main jaillit et elle chatouille soudain le cou de son bébé et celui-ci, étonné, regarde sa mère. Triomphante, elle clôt le jeu d’un sonore et jubilatoire : « je t’ai eu ! » Mère et bébé se sourient, ravis l’un et l’autre de la tromperie, de la surprise, de l’étonnement.
Cette description de la mère et de son enfant ouvre le très beau livre qu’un sociologue français du nom de Daniel Marcelli consacre au phénomène de la surprise. Et tout son propos consiste à nous faire découvrir, alors que nous vivons dans un monde – marqué par le sérieux – où plus que jamais nous essayons de tout rendre prévisible et maîtrisable, que nous avons besoin, à tout âge et en toutes circonstances, de la surprise, de l’étonnement, si nous voulons rester véritablement des êtres humains.
Oui, écrit Marcelli, nous pouvons organiser nos vies, nous pouvons gérer nos travaux et nos agendas, nous pouvons effectuer les bons placements dans les meilleures banques possibles et déployer toute l’énergie du monde pour cultiver nos jardins, mais notre humanité la plus profonde ne se développera toujours qu’au travers des surprises que nous apporte la vie ; au travers des étonnements dont nous serons capables.

Des mages émerveillés

C’est bien là l’un des messages essentiels de Noël et de l’histoire des mages tout particulièrement : des mages venus d’Orient se sont laissé étonner par une modeste étoile apparue dans le vaste ciel ; et intrigués, ils se sont mis en route. Ils se sont laissé extraire de leurs occupations ordinaires, extraire du pays où ils avaient leurs attachements, leurs traditions et leurs sécurités, pour s’engager à travers les vastes déserts de rocaille et de sable, à la découverte de ce que cette étoile surprenante pourrait bien leur signifier. Et voici que, au bout de leur cheminement, arrivés auprès de l’enfant d’une simple famille de charpentiers sans le sou, ils sont encore capables de s’émerveiller devant ce petit. Ils se mettent à genoux et déballent devant lui les cadeaux les plus rares et les plus précieux de leur époque.
Tout le contraire, en fait, des officiels de Jérusalem ; prêtres, savants, spécialistes des Écritures et bien sûr, le lamentable roi Hérode. À eux tous, ils disposaient pourtant de la culture nécessaire pour décoder ce qui se passait à Bethléem, puisqu’il était écrit, dans une prophétie du Livre des Nombres, qu’une étonnante naissance aurait lieu au sein du peuple d’Israël, en lien avec l’apparition d’une étoile ; ils pouvaient comprendre. Mais – à part Hérode quelque peu inquiet pour son pouvoir – personne ne bouge ; personne ne voit en quoi cette naissance pourrait le concerner.

Dieu se donne dans l’humilité

Chers frères et sœurs, le message de Noël est d’abord un appel à l’étonnement. Toute l’histoire de la Nativité que nous rapportent les Évangiles est d’abord une invitation à nous laisser surprendre dans nos existences. Mais attention : c’est à un étonnement bien particulier que nous sommes invités. L’étonnement devant ce qui est humble ; devant ce qui, apparemment, ne paie pas de mine, ne présente rien de particulièrement remarquable.
Une étoile, un enfant, pas de quoi remuer ciel et terre, à première vue ! « Et pourtant – nous disent les textes – c’est là qu’il y a du divin ! C’est justement là que se trouve Dieu ! Si vous voulez accéder à ce qu’il y a de plus grand, de plus vrai, de plus beau et de plus intensément vivant au monde, c’est par ce qui est humble, qu’il faut vous laisser intriguer. »
Je ne sais pas si nous nous rendons bien compte de ce qu’implique ce message. Car, c’est une manière de rompre avec le réflexe – commun aux hommes de tous les lieux et de toutes les époques – de se laisser attirer surtout par ce qui est grand, ambitieux, prestigieux et fort. C’est une manière d’inverser le mouvement de toutes nos quêtes et de tous nos désirs.
À le prendre au sérieux, c’est, en tout cas, un message particulièrement remuant pour nous tous, hommes et femmes de ce début de 21e siècle. En effet, alors que nous sommes tous engagés, à un degré ou à un autre, dans un monde entraîné dans une course folle à la production, à la croissance continue et à une efficacité toujours plus grande. Alors que nous sommes tous, au quotidien, enjoints à viser toujours plus haut. À travailler plus, à consommer plus et à faire toujours plus et mieux. Le message de Noël vient nous dire : « Fais ce que tu as à faire, mais n’oublie pas : rends-toi attentif à ce qui est humble, modeste, ordinaire. Ne méprise pas ce qui est petit, simple et fragile. Car c’est là que tu trouveras ce dont tu as besoin pour advenir à ton humanité profonde. »

Nés de l’attention aux petits riens

En fait, ils sont nombreux à travers les siècles, les témoins qui ont fait cette découverte : que l’étonnement face à ce qui est humble peut faire naître en nous une vie nouvelle, voire nous faire renaître à la vie tout court.
Prenez, par exemple, François d’Assise ou du moins, ce que l’on rapporte à son sujet. Qu’est-ce qui le fait émerger de la longue dépression de plusieurs années qu’il a vécue ? Un chant d’oiseau ! L’étonnement devant un chant d’oiseau, lors d’une promenade dans les bois ! Un chant d’oiseau ordinaire comme il en a entendu des milliers, durant sa période morne et morte. Un chant qui pourtant, ce jour-là, lui est apparu comme le porteur de toute l’intensité que la vie peut revêtir .
Et Saint Vincent de Paul et l’abbé Pierre et Martin Luther King et bien d’autres encore. Qu’est-ce qui les a ouverts à leur vocation et à ce bonheur incommensurable dont ils parlent tous à se mettre au service de la solidarité et de la justice ? Un regard ! Presque toujours, un regard ! L’intensité d’un simple regard humain dont la détresse les a surpris un jour ou l’autre et qui a libéré en eux toute la générosité qu’ils avaient enfouie dans leur être et à laquelle ils avaient besoin de donner libre cours.
L’enfant dans la crèche, le chant d’un oiseau ou le regard vrai d’une personne démunie. Trois de ces petits riens susceptibles d’ouvrir nos cœurs, de rallumer en nous la vie et de libérer notre générosité ; de nous faire entrer dans une humanité plus authentique, pour autant que nous sachions nous laisser surprendre, étonner, émerveiller.

Dieu en visite

Chers frères et sœurs, c’est une expérience de plus en plus forte que je fais moi-même, ces derniers temps : cette découverte à chaque fois surprenante que c’est dans les événements tout simples, tout ordinaires, que peut naître la vie, la vraie vie de la vie.
Dans des discussions franches et respectueuses, notamment, que j’ai pu avoir récemment avec ceux et celles qui m’entourent; discussions dont je suis ressorti, à chaque fois, avec ce sentiment d’un bonheur profond à sentir la force du lien qui transcende toutes les difficultés et tous les désaccords.
Dans la naissance, également, il y a quelques jours, de mon filleul. À tenir ce petit être dormant en toute confiance dans mes bras, j’ai ressenti, comme rarement, la magie d’une vie qui advient et la responsabilité d’accueillir cette vie.
Mais c’est peut-être dans le face à face avec un homme désespéré, dans une situation désespérée, que j’ai été le plus remué et mis en marche. Démuni face à sa détresse et ne sachant plus que faire pour lui, j’ai été saisi de cette conscience – exprimée un peu naïvement peut-être – que sa présence dans mon bureau, c’était la manière dont Dieu venait à moi aujourd’hui. Événement fulgurant dont je garde, jusqu’à ce soir, le sentiment d’une profonde communion avec ce « frère humain » et d’un désir fou de me dépasser, dans ce que j’ose entreprendre pour aller au-devant des autres.
D’ailleurs, à l’occasion de cette rencontre, j’ai repensé à cette histoire de Noël que l’on raconte parfois aux enfants. C’est l’histoire d’un sabotier qui voit Dieu lui apparaître en rêve et lui promettre qu’il viendra lui rendre visite, encore avant Noël. Et le vieil homme, dès le lendemain, de nettoyer sa maison de fond en comble et de préparer un succulent repas, dans l’attente de la précieuse visite. Mais voilà, la sonnette retentit à plusieurs reprises ; une fois, il se trouve en présence d’un mendiant, une autre fois d’une vieille voisine, une fois encore d’un garçon, qui tous les trois lui demandent un coup de main. Mais il donne toujours cette même réponse : « Désolé, une autre fois. Aujourd’hui je n’ai pas le temps, j’attends de la visite. » Les jours s’écoulent et Noël est déjà passé. Et, un soir, bien sûr, Dieu réapparaît dans l’un de ses rêves. L’homme lui fait alors des reproches : « Tu m’avais promis de venir me trouver, et tu n’es toujours pas venu ! » Dieu ne se laisse pas démonter et répond avec tendresse : « Trois fois, j’ai sonné à ta porte ; et jamais tu ne m’as laissé entrer.».

Soif de naissance

Les mages se sont donc laissé étonner par une étoile dans le ciel, mettre en route à travers les déserts de pierre et de sable et transformer dans le face à face avec l’enfant de Bethléem. Ce qui s’est passé exactement pour chacun d’eux, l’histoire ne nous le révèle pas. D’ailleurs est-il vraiment possible de comprendre les naissances d’autrui ? Ce qui est sûr cependant, c’est que quelque chose a changé pour eux. Le texte biblique précise, en tout cas, qu’ils empruntent un autre chemin pour rentrer dans leur pays. Avec les théologiens et les commentateurs de tous les temps, j’aime voir, dans cette allusion, le signe qu’ils ne contournent pas seulement Hérode et sa jalousie maladive, mais qu’ils s’en retournent autrement qu’ils sont venus ; transformés, nés à autre chose.
Et nous qui fêtons Noël aujourd’hui, avons-nous le goût de naître ou de renaître ? D’entrer dans une humanité plus authentique ? Eh bien, je nous invite à prendre au sérieux ces petits riens, modestes, humbles, quotidiens, au travers desquels je veux croire que Dieu vient nous rendre visite pour nous faire grandir. Oui, commençons par nous laisser intriguer, étonner par toutes ces occasions toutes simples – parfois joyeuses, parfois plus difficiles – qui pourraient être pour nous des opportunités de croissance. À considérer l’expérience des mages, c’est en suivant les petites étoiles que l’on parvient à Bethléem.
C’est vrai : en suivant leur étoile, les mages n’ont pas su vers quoi ils marchaient. C’est un peu déstabilisant de s’exposer à la surprise. Comme sont d’ailleurs déstabilisantes pour un bébé les chatouilles trompeuses de sa mère. Mais grandir, développer l’humain en nous, est à ce prix ! Dieu – si c’est bien de lui qu’il s’agit – ne vient au-devant de nous que dans l’inattendu, la surprise.
Mais qui sait ? Si le bébé éprouve du plaisir au jeu de la surprise, peut-être que nous aussi, en fin de compte, nous pourrions découvrir, au-delà de nos craintes de nous laisser déstabiliser, un plaisir retrouvé de vivre.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Anne-Lise Vuilleumier Luy
Musique
Antoine Schneider, violon