La possible quête du bonheur serait-elle ailleurs?

Temple de Nyon (©Alexandra Urfer Jungen)

Écouter le culte :

Mais quel drôle de texte pour parler du bonheur! La pasteure aurait-elle perdu la raison ? Et puis cette thématique : la possible quête du bonheur… Le bonheur c’est presque devenu un gros mot, trop bateau pour avoir du sens. Que va-t-on faire avec tout ça ?

La quête du bonheur, depuis tout petit on nous y pousse, on nous y prépare, on nous y espère, tout autour de soi nous presse avec cet impératif : sois heureux, fais ton propre bonheur, donne-toi les moyens pour y arriver. Pars en quête, lance-toi dans le programme et les offres infinies que notre société propose, et qui devraient te fournir de quoi être heureux pour un instant ou pour toujours.

En recherche de petits et grands bonheurs, d’aspirations profondes ou simples plaisirs passagers, nous ressemblons souvent à ces moucherons qui tourbillonnent autour d’une source lumineuse. Vous savez, ces petits insectes que l’on voit s’agiter dans tous les sens près des réverbères les soirs d’été. Nuées d’insectes en quête de la lumière d’un bonheur terrestre, désordonnés, brouillons, fouillis, sans direction précise, nous nous agitons de manière chaotique, à contre sens et bien souvent hors de tout bon sens.

C’est l’image qui m’est venue, à l’écoute de l’Évangile et de cet homme possédé par un esprit impur dont on n’arrive pas à faire façon. Il surgit, jaillit, s’échappe toujours, casse ses chaînes, il a l’air apparemment très libre, indomptable, mais possédé par tant de choses à l’intérieur de lui-même qu’il en perd toute humanité. Il est nommé « l’homme tourmenté par un esprit impur » et « le démoniaque ». Il a tout sauf l’air d’être heureux ou ayant trouvé le bonheur et pourtant il y a un joli jeu étymologique à faire, entre le démoniaque et le bonheur.

Bonheur se dit en grec « eudaimonia », mot qui à la lettre désigne le fait d'avoir un bon destin, mais aussi une heureuse nature, un bon divin, un bon génie. Ce même génie ou divin qui fait de l’homme un démoniaque.

« Eudaimonia » : bonheur.
« Daimon » : démon, mauvais divin.
« Daimonizomenon » : celui possédé par le démon.

Cet homme serait-il alors simplement en quête de bonheurs qui l’ont rendu fou d’un trop plein, d’une multitude ou légion de quêtes ? Et c’est cet homme volatile, agité ou aveuglé de trop de lumières qui va surgir devant Jésus.

De leur discussion, la guérison s’opère. Au moustique agité qu’il est, surgissant des tombeaux, nous dit le texte, rompant ses chaînes, poussant des cris, il est celui qui court vers Jésus et que l’on peut imaginer tout agité, hurler d’une voix forte : « Que me veux-tu Jésus, Fils du Dieu très Haut ? ». Comme un diablotin jaillissant hors de sa boîte, il saute à la figure du Christ et dans un discours tout stratégique, se prosternant, confesse Jésus comme Messie.

Jésus en s’adressant au démon, fait tout un travail de distinction entre l’homme et les démons en lui. En demandant son nom, il tente de renverser la bataille.

Le démon, en répondant « mon nom est Légion, Multitude », se joue de dévoiler sa véritable identité en la noyant dans une globalité. Pourtant, réalisant bien que face au Christ, la partie s’annonce perdue d’avance, les esprits impurs organisent leur retraite, négociant avec Jésus de rester sur place.

Entrent en scène alors les porcs qui vont devenir le réceptacle des esprits. Jésus permet le transfert, marquant ici sa toute-puissance face aux démons qui ont besoin de sa permission pour agir.

La fin de ces 2000 cochons est bien cruelle et provoque une grande agitation chez les gardiens et les habitants du lieu qui pressent Jésus de quitter leur territoire, et cela pourrait faire l’objet de bien d’autres prédications.

Je m’arrête sur tous ces gens qui voient le démoniaque, qui pour la première fois, on peut l’imaginer depuis longtemps, est assis, vêtu et dans son bon sens : « sofronounta », être dans son bon sens, se comporter sagement, être sensé, sain et sauf.

Voilà peut-être le seul moment d’arrêt sur image et de calme, dans ce texte chaotique, agité, brouillon et difficile : l’homme guéri est assis, vêtu et dans son bon sens.

Assis, en tout premier, fini le tourbillon d’une vie qui ne se pose jamais, fini les tombeaux à hanter, les courses en tous sens. L’homme est maintenant centré, présent à lui-même, dans son corps, dans l’accueil de ce qui est. Ici et maintenant, il est assis dans le calme et la paix, mais aussi vêtu.

Vêtu. On ne sait pas d’où viennent ces habits, mais ils sont là, signes d’une dignité retrouvée, d’avoir en suffisance pour être vêtu, d’une humanité revenue à lui.

Enfin le texte nous dit qu’il est dans son bon sens. Il a retrouvé une sagesse, une présence à lui, une maîtrise de soi, une harmonie mentale, un accord avec lui-même. Le voilà sain et sauf.

Ce bref moment d’accalmie est vite rattrapé en l’homme par une soif d’une nouvelle quête à vivre, vite se mettre à la suite du Christ, s’agiter à nouveau sur les routes pour cette fois crier la bonne nouvelle, hors des tombeaux.

Si le Christ ne le lui permet pas, c’est peut-être pour éviter que cet homme tout fraichement allégé et unifié, ne devienne dépendant de celui qui l’a libéré. A peine délié de ses chaînes, voilà que l’ancien démoniaque veut se ligoter au Christ, dans une relation qui pourrait être déséquilibrée. Non, l’homme a à travailler chez lui, dans sa maison, là où il est et où il va retrouver les siens. Sa mission est ailleurs, dans son pays, ce pays étranger : il va apporter la bonne nouvelle. Jésus peut partir. Ce premier apôtre, à sa mesure tout humaine, va prendre la suite.

Quid de la quête de notre bonheur alors ?

Ce passage de l’Évangile de Marc nous invite ce matin à briser les chaînes de nos obsessions continuelles à chercher le bonheur, d’être toujours mieux, d’être plus, d’être enfin ceci ou cela, de lâcher nos quêtes sans fin et sans fondement, de rompre avec la société qui pousse à l’action effrénée et perpétuelle.

Soyons des hommes et des femmes assis pour une fois. Assis dans le calme et le kairos, le moment opportun. Arrêtons la course des morts vivants que nous sommes souvent. Le bonheur est probablement ailleurs que dans une agitation chaotique et vide de sens.

Le vêtement qui a couvert l’ancien démoniaque pourrait être pour nous le signe d’une reconnaissance pour tout ce que nous avons déjà : pour le vêtement, le nécessaire et le superflu, pour la chance et les bonheurs acquis et savourés, pour toutes les bonnes augures (étymologie latine du bonheur, « bonum augurum ») qui ont tissé notre vie jusqu’ici.

Il y a là quelque chose du jeu du contentement, « the glad game » dont parle l’auteure Eleanor Porter dans le livre Pollyanna : le jeu du contentement. C’est un vieux best-seller que vous avez peut-être lu dans votre jeunesse car il est paru aux Etats-Unis en 1913. Ce fameux jeu que Pollyanna, jeune fille orpheline qui vit chez sa sévère Tante Polly, pratique à chaque vicissitude de la vie. Voir le bon côté des choses, et trouver de quoi se réjouir dans toutes les situations, aussi mauvaises soient-elles.

Depuis notre naissance, nous avons tricoté le vêtement de notre vie qui est unique, précieux, et dont le Seigneur revêt chacun de ses enfants.

Enfin soyons un peu dans le bon sens. Rien n’est jamais parfait dans la vie, le bonheur comme dictat, comme principe au-dessus de tout principe (eudémonisme, eudaimonia) n’est pas très enviable. Ne soyons pas captifs d’un bonheur inaccessible.

Le Seigneur, je crois, nous espère assis dans notre dignité et dans notre bon sens à ses pieds, heureux ou malheureux, dans la félicité ou dans les abîmes. Le Seigneur nous espère aussi à agir là où nous sommes, tels que nous sommes. Illuminés par sa grâce, nous n’avons plus besoin d’être un moucheron déchainé en quête de source lumineuse. Le « bon dieu » (bon divin, bonheur) nous trouve, nous fait miséricorde, nous relève, nous revêt et nous remet dans le bon sens d’une vie à faire rayonner ici… ou ailleurs.

Aux indomptables tourmentés que nous sommes parfois, Jésus nous dit : « Assieds-toi, calme-toi, regarde ce que tu as déjà. Travaille pour moi avec tout ce que tu es et qui fait ton bon sens. »

Amen.

Quand la guérison du démoniaque vient titiller nos bons et mauvais démons, entre un eudémonisme fou et l’offre du Christ de faire de nous des hommes et des femmes au simple bon sens. Entre bon augure et mauvais esprit, bonheur et malheur, chaînes et libertés, agitation et accalmie. La possible quête du bonheur serait-elle ailleurs?

 

Détails

Avec la participation de
Michel Renaud pour les lectures
Orgue
Daniel Meylan
Musique
L'Ensemble vocal du Prieuré et l'Ensemble Fratres, sous la direction de Daniel Meylan. / Solistes : Laura Martinez et Mélanie Gavand, soprani, Hugo Bolivar, contre-ténor, Patrick Porchet, ténor, et Stephan Imboden, basse. / Ensemble de cordes : aux violons, Maxime Alliot et Lucie Mallet ; aux altos, Laurent Galliano et Cyprien Busolini ; au violoncelle, Mathieu Rouquié. / Daniel Bouldjoua au continuo.