Deux sœurs. Marthe et Marie. Deux visages de femmes. Deux images de la femme. Deux sœurs, dont l’une a toujours été à l’ombre de l’autre, mais ce n’était pas toujours la même. Il fut un temps où Marthe était clairement sur le devant de la scène. Marthe la forte femme, la femme mûre avec les pieds sur terre, bonne organisatrice, intendante habile, qui n’avait à vrai dire pas grand-chose en commun avec celle qu’on a imaginée plus tard enfermée derrière ses casseroles. Elle ressemblerait plutôt à ces mères de famille nombreuses capables de gérer avec brio tout leur petit monde, sans s’effrayer ni se laisser déstabiliser par les imprévus et les impondérables.
Dans nos imaginaires, c’est plutôt Marie qui a la meilleure réputation. Marie à l’écoute, qui sait se concentrer sur l’essentiel et ne s’embarrasse pas des détails pratiques. Marie la disciple qui a compris non seulement l’importance de la Parole, mais aussi le caractère décisif de la présence du Maître.
Deux sœurs. À tour de rôle elles ont été à l’ombre l’une de l’autre, à tour de rôle on les a mises sur un piédestal ou prises comme modèles.
À chacune pourtant il manque quelque chose. À Marthe qui en fait trop il manque de savoir s’arrêter pour reconnaître l’instant unique qu’elle est en train de vivre avec le Seigneur. À Marie il manque l’attention au monde (à commencer par l’attention à sa sœur) et, il faut bien le dire, un certain profil !
L’une est trop active, l’autre pas assez. Que l’on ôte de l’image l’une ou l’autre des deux sœurs, un déséquilibre se produit. Comme si elles avaient besoin l’une de l’autre. La scène de la visite de Jésus à Béthanie a besoin de ces deux visages pour être complète. L’une sans l’autre et le rythme se casse, la scène s’agite et se met à tourner en tous sens, ou alors elle se fige.
Une rupture de rythme, comme dans notre monde où tout va si vite que l’on ne sait plus s’arrêter pour souffler.
Oui, s'arrêter est une chose difficile, et le pire, c'est que nous avons fait une vertu de cette difficulté à s'arrêter. Souvent, nous sommes comme Marthe, fiers de nous affairer à un service compliqué, d'être capables de faire plusieurs choses à la fois (dans le texte de Luc, le mot plusieurs est utilisé à deux reprises pour décrire le travail de Marthe); nous sommes fiers de penser tout en faisant une chose à la suivante, et nous sommes sûrs de notre bon droit lorsque nous prétendons être incapables de rester assis sans rien faire.
Il fait presque partie de nos gènes tellement il nous a été inculqué, ce zèle un peu forcé de Marthe qui se précipite dans un engagement qui menace de l’aigrir (car elle se sent lésée, Marthe, et dans sa protestation on sent pointer la jalousie, on ne la sent pas libre vis-à-vis de son engagement. Si elle ne le faisait pas par obligation, elle ne guignerait pas sur ce que fait ou ne fait pas sa sœur.
Pourtant ce serait faire fausse route de penser que Jésus condamne Marthe : il ne la juge pas, mais il l’exhorte à ouvrir les yeux sur l’autre part de sa vie, la bonne part qui lui revient à elle aussi. Marthe et Marie représentent deux faces d’une même réalité, deux parts indissociables de notre identité d’êtres humains participant à la fois à la réalité de Dieu déjà présent et à celle du monde encore inaccompli. Comme le travail et le repos. Comme la parole et le silence. Comme l’engagement et le retrait.
Quand nous tombons dans le zèle forcé de Marthe, alors nous avons besoin de retrouver Marie, Marie qui sait s’arrêter. Souffler, s'arrêter, c'est quitter le multiple, la multiplicité de nos activités trépidantes et fascinantes pour nous recueillir, c’est-à-dire nous réunifier. Mettre un temps à part pour récupérer, réunir les différentes facettes de notre existence et nous souvenir que Dieu lui donne sa cohérence. Prendre du temps pour être au lieu de faire. Du temps pour accepter que notre œuvre sur cette terre restera toujours inachevée. Pour renoncer momentanément à exercer un pouvoir sur notre environnement, pour renoncer à nous sentir indispensables à la bonne marche du monde.
Marthe, c'est nous, lorsque nous sommes tiraillés entre les nombreuses et multiples exigences de la vie, et lorsque la question émerge soudain, avec son goût d'insatisfaction et d'angoisse: est-ce vraiment cela, la vie ? Ne suis-je pas en train de passer à côté de la vie à force de faire toujours plusieurs choses à la fois ? Marthe, c'est nous lorsque l'insatisfaction nous incite à porter un jugement sur les autres et à nous sentir lésés par ce que nous avons choisi sans trop y penser.
Marie a choisi la bonne part et elle ne lui sera pas enlevée, car elle a su reconnaître que dans cet instant il n'y a qu’une seule chose à faire : s'asseoir et écouter Jésus, vivre la rencontre qui se donne maintenant, la vivre sans penser à tout ce qu'il y a d'autre à faire, car tel quel cet instant ne se représentera pas. Marie, c'est nous lorsque nous parvenons à ne pas être tiraillés. Lorsque nous arrivons à penser consciemment : maintenant, je fais cela et je ne fais pas autre chose. Maintenant, c'est le temps de l'écoute, ou de la créativité, ou du jeu, ou de la joie, c'est dimanche, et c'est bien ainsi.
Notre tâche de chrétiens, c’est de laisser ces deux sœurs, Marthe et Marie, cohabiter en nous et dialoguer à l’intérieur de nous jusqu’à ce que nous trouvions l’équilibre entre ces deux forces. Alors nous serons capables de nous investir pleinement dans toutes les activités qui font notre vie, sans oublier que le salut est ailleurs. Alors nous serons présents pleinement au regard de grâce que Dieu pose sur nous, regard qui seul donne à notre vie son poids et sa valeur. Sans oublier de retrousser nos manches pour mettre la main à la pâte.
Cet équilibre entre la part active de notre vie et sa part contemplative, ce serait une attitude prophétique dans notre société où les uns sont malades de trop travailler et les autres malades de ne pas travailler.
Comme entre Marthe et Marie, il serait certainement bénéfique d’entamer un dialogue entre d’autres frères et sœurs : l’un serait un chef d’entreprise guetté par le burn-out, qui croule sous le travail et ne sait plus ce que veut dire vacances ou repos. Ou bien un ouvrier de chantier qui voit augmenter ses horaires de travail, mais pas son salaire, avec la menace, que des collègues provenant de pays moins bien lotis acceptent de faire davantage en étant payés moins.
Leur frère, ce serait ce chômeur miné par l’image misérable que la société lui renvoie de lui-même. Leur sœur, cette femme licenciée au retour de son congé de maternité légal, sous prétexte qu’elle a perdu de sa flexibilité. Ou encore ce retraité qui ne sait plus très bien quelle est sa place dans ce monde où la productivité est indispensable. Ou bien cet invalide soupçonné de tricher pour se dérober à la tâche de travailler, comme tout le monde.
Des frères et sœurs en humanité, même s’ils ne se connaissent pas. D’eux aussi on peut dire : à chacun il manque quelque chose. Aux uns il manque le temps, ou le courage, ou le désir de prendre du recul pour se demander ce qui détermine leur existence : est-ce la reconnaissance sociale, l’argent gagné, ou bien le sentiment du devoir accompli ? Aux autres il manque la possibilité de se réaliser dans une activité reconnue par la société.
Des frères. Des sœurs. Deux images de l’humain qui s’entrechoquent et se complètent. Puisque l’une est impossible sans l’autre, pourquoi ne pas les inviter au dialogue, à l’échange. Alors peut-être retrouverions-nous la trace qui nous conduit à une juste place accordée au travail. Le travail à côté de l’engagement dans le réseau social, à côté des activités et des non-activités de ressourcement, à côté de toute la dimension affective et spirituelle de la vie.
Et par conséquent nous retrouverions un meilleur équilibre dans notre société. Un équilibre où chacune et chacun resterait libre de faire la différence entre ce qui est passager et ce qui dure éternellement, entre ce qui est apparent et la vérité, entre les soucis le plus souvent inutiles et la seule chose qui compte en dernière instance : la confiance en Dieu qui nous accepte et nous justifie. Indépendamment de nos heures supplémentaires et de nos heures de rêverie soi-disant improductive. Indépendamment de notre réputation bonne ou mauvaise aux yeux des humains. Indépendamment de notre préférence marquée pour le monde selon Marthe ou le monde selon Marie. Car à ses yeux c’est sans mérite et sans condition que nous recevons la légitimité d’être. Comme nous sommes. Libres devant toutes les contraintes de nos quotidiens. Libres, d’une liberté sans cesse à recevoir.
Amen !