Dieu, un regard porté sur nous

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J’ai connu un enfant qui ne supportait pas de voir dormir sa mère. Dès qu’elle fermait les yeux, il l’appelait avec insistance jusqu’à ce qu’elle le regarde. Le même enfant, à d’autres moments, savait fort bien échapper au regard de sa mère et ce n’était même pas toujours pour faire des bêtises. L’enfant a grandi sous le regard des personnes qui l’aimaient et il a grandi hors de leur regard.
Comme nous tous. Sans le regard des personnes pour qui nous étions importants, nous aurions dépéri. Et sans pouvoir jamais échapper à ce regard, nous aurions étouffé.
Et peut-être que parmi vous qui avez écouté tout à l’heure ce Psaume du regard de Dieu, certains se sont dit : quelle torture d’être sans cesse exposé au regard de Dieu ! Et d’autres, ou les mêmes, ont pensé : quelle bienheureuse sécurité est offerte à qui se sait ainsi connu de Dieu, toujours et partout !
Car c’est vrai : sous le regard d’autrui on peut se sentir plus vivant, plus précieux. Mais sous le regard d’autrui on peut aussi se sentir épié, écrasé, freiné. Un regard porté sur moi peut me faire exister, mais il peut aussi m’en empêcher.
C’est pourquoi cette idée d’un Dieu qui voit tout même la nuit, qui sait tout même ce que je ne pense que confusément, cette idée peut avoir quelque chose d’effroyable lorsqu’elle est utilisée pour étayer l’image d’un Dieu dont le but serait de contrôler, de punir, de redresser les torts.

Et vous, chers paroissiens, chers auditeurs, vous faites peut-être partie de celles et ceux qui ont grandi à l’ombre d’une telle représentation de Dieu. Et vous en avez gardé cette impression qui vous poursuit de n’en faire jamais assez. Il faut bien reconnaître que le langage du Psaume ne permet pas d’emblée de gommer cette vision inquiétante. Par exemple, l’expression utilisée pour évoquer la main de Dieu posée sur l’auteur du Psaume peut signifier une main qui écrase ou une main qui bénit. Quel sens choisirons-nous ?
De même, le verbe traduit par «Tu me serres de près.» ne permet pas de savoir si le psalmiste se sent oppressé ou protégé. Pourtant la différence est de taille ! Car un Dieu qui écrase et surveille va façonner notre identité d’une manière bien différente d’un Dieu qui bénit et rassure.
Bien sûr, nous savons que ces images ou ces manières d’exprimer Dieu sont toujours incomplètes, toujours partiales et partielles, nécessairement, puisque Dieu, par essence, ne peut que dépasser toujours ce que nous en pensons, ce que nous en disons.
Pourtant, ces images, même toujours inexactes et insuffisantes, non seulement nous les portons en nous, mais elles forgent notre identité. Qui suis-je ? Et qui est Dieu pour moi ? Ces deux questions sont toujours étroitement imbriquées, et ma manière d’aborder l’une va nécessairement influencer la réponse à l’autre question.
Qui suis-je ? Notre identité, ce n’est pas nous qui la choisissons ou qui la construisons, nous la recevons. Elle nous est donnée par l’héritage familial, culturel et affectif que nous avons reçu, par les regards portés sur nous dès notre enfance, et elle nous est donnée aussi par Celui que nous confessons comme la Source de la Vie. De toute vie en général et de ma vie en particulier. Qui est Dieu ?

L’auteur du Psaume, mis au jour par la lumière dont Dieu le traverse, en arrive non pas à se sentir en faute, comme on l’est sous le regard d’un surveillant à l’affût d’une infraction, mais il en arrive à s’exclamer : « Je confesse que je suis une vraie merveille ! » C’est ainsi qu’il décline son identité – pour lui le regard de Dieu est un regard qui fait vivre – et c’est ainsi qu’il répond à la fois aux 2 questions : qui suis-je ? et qui est mon Dieu ?
Ce qui fait que les mots de ce Psaume nous touchent tellement, c’est qu’ils proclament que l’être humain a besoin, un besoin vital que le regard de Dieu soit un regard bienveillant. Par moments, l’être humain en doute, c’est inévitable et quand je dis l’être humain, c’est vous et moi, mais c’est aussi l’auteur du Psaume. Dans ces moments-là il se sent dans un univers hostile et imprévisible. Un univers qui lui rappelle la nécessité de haïr le mal.
Comment pourrait-il en être autrement quand on se sait limité, dépendant, imparfait ?
Mais ce qui ressort de ce chant-là, c’est l’expérience de la bienveillance de Dieu qui connaît et reconnaît sa créature, qui l’aime et pour qui elle est importante.
« Je n’étais qu’une ébauche et tes yeux m’ont vu. » Celui qui parle ici se sait accepté sans limite et sans condition. C’est l’émerveillement de la 100e brebis, peut-être bien la plus petite et la moins digne, à qui Dieu dit : Oui, pour toi, j’abandonnerais les 99 autres, pour que toi tu vives dans la confiance et la sécurité, dans la certitude d’être unique, précieux, inestimable.

Ainsi, où que tu ailles, tout en haut ou tout en bas, très loin ou dans l’obscurité, même dans la mort, tu ne seras pas coupé de ton identité de personne unique et précieuse, tu ne seras ni perdu, ni méprisable, ni inconnu ! Le mal existe, c’est vrai, mais aucune hostilité, aucune crise, aucune peur ne te laissera hors de portée de cette bienveillance qui t’est promise. Tous les domaines de ta vie, même les plus cachés et les plus incompréhensibles sont perméables à ce Oui que Dieu pose sur ta vie.
Vivre de cette promesse, c’est recevoir une identité qui ne se limite pas à celle qui nous est donnée par nos prochains, par les regards que les autres posent sur nous, qu’ils soient pleins d’admiration ou menaçants.
Vivre de cette promesse, c’est aussi rester conscient que ce que me renvoient les regards des autres n’est décidément jamais qu’une partie de moi, les autres parties restant cachées, souvent même à moi-même. C’est ce qu’exprime avec tellement de force le poème écrit par Dietrich Bonhoeffer en été 1944 dans sa prison, dont je citerai ici quelques passages :
Qui suis-je ? Souvent, ils me disent
Que de ma cellule je sors détendu, ferme et serein,
Tel un gentilhomme de son château. (…)
Qui suis-je ? De même ils me disent
Que je supporte les jours de l'épreuve,
Impassible, souriant et fier,
Ainsi qu'un homme accoutumé à vaincre.
Suis-je vraiment celui qu'ils disent ?
Ou seulement cet homme que moi seul connais,
Inquiet, malade de nostalgie, (…)
Assoiffé d'une bonne parole et d'une espérance humaine,
Tremblant de colère au spectacle de l’arbitraire
Et de l’offense la plus mesquine (…).
Si las, si vide que je ne puis prier, penser, créer,
N’en pouvant plus et prêt à l’abandon.
Qui suis-je ? Celui-là ou celui-ci ?
Aujourd’hui cet homme et demain cet autre ?
Suis-je les deux à la fois ?
Un hypocrite devant les hommes
Et devant moi un faible, méprisable et piteux ?
Qui suis-je ? Dérision que ce monologue !
Qui que je sois, Tu me connais :
Tu sais que je suis tien, ô Dieu ! »
Cette connaissance que Dieu a de nous, c’est une manière de dire qu’il nous sauve, qu’il nous dit Oui. Et ce Oui gratuit qui se décline en regard bienveillant nous porte à la reconnaissance pour une grâce que nous n’avons pas méritée, mais ce Oui nous apprend aussi ce que signifie aimer.
Car accueillir la bienveillance de Dieu, c’est réaliser que tout être humain est un mystère dont je ne saurai jamais tout et que je ne puis connaître qu’en l’aimant. Aimer l’autre, c’est voir en lui, en elle, la brebis unique pour laquelle il vaut à coup sûr la peine de laisser les 99 autres. Aimer mon prochain comme moi-même, c’est devenir pour l’autre le relais et le reflet du Oui que Dieu pose sur sa vie et sur sa personne, comme sur la mienne.
C’est à la fois un cadeau et un appel !

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Benjamin Righetti
Musique
Choeur paroissial, sous la direction de Brigitte Scholl