La communauté, signe de notre appartenance au corps du Christ

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Dimanche dernier, je vous ai parlé avec l’apôtre Paul de ce culte logique et intelligible que nous rendons à Dieu avec la totalité de notre personne de manière vivante, sainte et agréable. J’ai insisté sur la dimension individuelle et communautaire de ce culte qui concerne aussi bien ceux qui sont rassemblés dans une église ou un temple que ceux qui se tiennent devant Dieu en esprit et en vérité. Ce matin, c’est encore Paul qui nous propose d’avancer pour découvrir de quelle manière peut s’accomplir notre part de service au sein de la communauté croyante.
Mais déjà, une première interrogation : pourquoi Paul éprouve-t-il la nécessité de rappeler aux chrétiens de Rome quels sont les fruits concrets que la transformation de leur présence au monde devrait produire dans leur vivre ensemble ecclésial ? On se doute de la réponse : à Rome comme à Corinthe, la vie pratique des chrétiens n’était pas ce qu’elle aurait dû être. Elle était loin de manifester le partage complémentaire des dons et l’amour fraternel pour former un seul corps en Christ. Ce constat a même été réitéré tout au long de l’histoire du christianisme et il rejoint à bien des égards les craintes, sans doute aussi les désarrois, de beaucoup face à la situation de nos Églises aujourd’hui.
En effet, pour ne parler ici que des confessions chrétiennes historiques, on peut dire qu’elles traversent une période difficile. Dans plusieurs cantons suisses et dans d’autres pays occidentaux, catholicisme et protestantisme de tradition connaissent une désaffection des fidèles et, souvent, un affaiblissement spirituel, sans toujours savoir si la première est responsable du second ou l’inverse. Les solutions sont difficiles à trouver et passent, en général, par des décisions drastiques sur le plan financier et celui de la gestion des ressources humaines. Cela fait parfois quelque bruit dans les médias ou au sein des paroisses même si la majorité des fidèles se tiennent plutôt dans la tristesse et se retiennent d’exprimer leur indignation ou leur colère.

Il se produit pourtant depuis quelques années un autre phénomène : après nous avoir annoncé avec grand fracas un désenchantement du monde marqué par un déclin inéluctable des religions, les sociologues et autres spécialistes sont obligés de revoir leur copie. Ils doivent désormais s’efforcer d’analyser un retour imprévu du religieux dans nos sociétés dites « sécularisées ». La quête religieuse et spirituelle préoccupe à nouveau un bon nombre de nos contemporains aux prises avec la question du sens et de la finalité de leur vie. Sans parler, pour les individus comme pour les nations, d’un problème identitaire qui remet sur le tapis les fondements religieux des différentes cultures.
Nous voici donc au croisement de deux constats apparemment contradictoires : d’une part, le recul des Églises traditionnelles ainsi que la baisse de leur taux de fréquentation et, d’autre part, la résurgence du religieux, une sorte de réenchantement du monde via une forte demande de spiritualité, de ritualité, de sacralité. Bref, les Églises ne font plus recette alors que le religieux s’affiche de manière ostentatoire un peu partout. Il a même fallu qu’une République laïque légifère pour condamner le port de signes religieux « ostensibles » dans le cadre de l’école publique !
Comment s’y retrouver dans tous ces phénomènes dont nous sommes les témoins quelque peu déconcertés ? Et d’abord, parlons-nous de la même chose lorsque nous disons « foi chrétienne », « spiritualité », « religion » ou « croyance » ? À l’évidence, non. Tout montre que « croire en Dieu », « aller à la messe ou au culte », « être en recherche spirituelle » ou bien « vivre en Christ » sont des réalités fort différentes que nous aurions tort d’amalgamer.
Le problème, je veux dire notre problème, vient de ce que nos paroisses et pasteurs doivent tenir compte d’une mode qui se voudrait modèle : je veux parler du religieux à la carte. Non qu’il faille s’en étonner, car depuis fort longtemps il y a nombre de gens qui affirment sans sourciller : « moi je suis croyant, mais pas pratiquant ». Mais s’il y a ceux qui se disent croyants sans appartenance à une communauté de foi, il existe aussi des pratiquants de toutes sortes qui ne savent plus trop ce qu’ils croient. Nous vivons ainsi au milieu de gens au demeurant sincères qui semblent tout à fait capables de se façonner une religiosité plus ou moins exotique en puisant dans l’immense réservoir des croyances et des spiritualités.

Pourtant, quoi de commun avec ce que nous dit Paul de la foi chrétienne et de sa mise en pratique dans un seul corps où tous sont membres les uns des autres ? Quelle signification pourrait avoir une foi en Christ qui ne se vivrait pas en communion avec les autres fidèles et qui ne se traduirait pas par l’exercice d’une pluralité de fonctions et de charismes au service de tous ? Et comment l’amour fraternel ne se manifesterait-il pas dans une « mutuelle affection », dans « une estime réciproque » et dans une vraie « solidarité » entre les membres d’un même corps ?
Car, voyez-vous, chers amis et auditeurs, le risque du religieusement correct aujourd’hui serait d’acquiescer avec complaisance aux vertus du grand marché religieux permettant à chacun de se composer son menu spirituel avec les ingrédients de son choix. Entendons-nous bien : ce ne sont pas les trajectoires spirituelles variées des uns ou des autres qui sont en cause ni le fait de revendiquer sa différence. Paul ne préconise jamais l’identique et il précise au contraire que les spécificités de chacun s’inscrivent dans une dynamique de la grâce. Ce qui importe, c’est la correcte articulation des dons singuliers et des fonctions au sein de la communauté croyante.
Il existe cependant de nos jours une tendance lourde qui consiste à s’affranchir des contraintes institutionnelles supposées entraver un bon épanouissement personnel sur le plan spirituel. La dimension ecclésiale de la foi chrétienne n’a pas bonne presse, car mieux vaut cultiver son jardin intérieur en regardant de loin celui des autres. Disons-le : un certain protestantisme a sa part de responsabilité dans l’évolution actuelle et on le félicite parfois d’avoir favorisé l’individualisme religieux. Au point qu’un pasteur parisien a pu écrire avec un sens affûté de l’humour : « Une Église protestante est une communauté très soudée d’individualistes allergiques à toute vie communautaire » !

S’il s’agit de dire que les protestants ont acquis la capacité de vivre leur foi dans une liberté responsable refusant une soumission servile à des autorités humaines imparfaites, qui s’en plaindrait ? Mais s’il est question d’un égocentrisme qui cherche à se délester de toute relation trop engageante, alors il est plus que temps de s’en inquiéter ! Et je ne pense pas que la solution au malaise et au mal être de nos Églises traditionnelles soit à trouver dans le simple accompagnement fataliste d’un consumérisme spirituel individualisé en phase avec les critères du libéralisme économique.
Il y a un leurre qui consiste à croire que l’on peut se passer des sœurs et des frères qui nous sont donnés dans nos paroisses et je me demande si le temps n’est pas venu de réaffirmer avec force le caractère indépassable et indispensable de notre communion fraternelle en Christ. Car c’est de communion dont nous avons un besoin vital aussi bien dans nos Églises que dans notre société. Dans son dernier ouvrage, le penseur Régis Debray qui n’est pas soupçonnable de bigoterie offre une magistrale réhabilitation de la notion de « communion ». Bien sûr, ce mot peut s’appliquer à de multiples regroupements, mais il semble le plus approprié, nous dit Debray, pour dire une réalité où la verticalité de l’adhésion croyante est conjointe à l’horizontalité des relations entre les membres d’une communauté. C’est aussi un terme adéquat pour désigner le passage du solitaire au solidaire, du singulier au pluriel, du « je » au « nous ». Sans doute ce passage est-il le grand défi à relever dans notre monde occidental qui ne sait plus comment faire « société ».

En son temps déjà, Paul avait compris que le chacun pour soi engendrait de la méfiance, des jalousies, des tensions, des querelles et de la désunion. Rien qui puisse édifier une communauté solidaire ni faire de nous les pierres vivantes d’une maison spirituelle et d’un temple saint. Les grandes figures du christianisme qui se sont efforcées de remettre l’Église sur le bon chemin ont toujours rappelé sa dimension communielle, à tous les sens du terme. La foi en Christ appelle une appartenance et une participation : loin de se réduire à la satisfaction des besoins de notre vie intérieure, elle implique une dynamique relationnelle fondée sur la réciprocité de l’amour.
Parmi nos contemporains, celui qui a incarné avec une rare passion l’approfondissement de sa foi et le désir d’une communauté solidaire n’est autre que Frère Roger Schutz qui vient de décéder. Il a su redonner à quantité de jeunes et de moins jeunes de tous horizons le goût de la communion et de l’unité. Frère Roger savait que seul l’amour fraternel engendre une complémentarité solidaire entre les saints, c’est-à-dire entre les baptisés qui se tiennent en Christ. Notre foi appelle donc une communion des saints, au sens biblique du terme, à savoir la communion des justes, des justifiés en Christ, et elle est appel à la sainteté. Je ne parle pas ici de je ne sais quelle vertu exceptionnelle sur le plan moral ou éthique, car si le saint et le bien ne sont pas dissociables, ils ne sont pas à confondre. Je veux parler de notre appartenance à Dieu en Christ, de cette vocation qui nous fait vivre sur le mode libérateur d’une régénération de soi et d’un service renouvelé du prochain.
Avec le Symbole des Apôtres, «… Je crois en l’Esprit Saint, je crois la Sainte Église universelle et la communion des saints… », qu’une telle confession nous inscrive dans la perspective universelle d’une réelle communion fraternelle : celle de tous les chrétiens qui forment ensemble, dans la joie et l’espérance, un seul corps en Christ.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Karin Grob
Musique
Adventus Domini, dir. Gisela Willi